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lundi 2 janvier 2012

Chapitre 25 : Guilhem enfin libre

Il leur fallut deux jours pour obtenir de nouvelles montures. Deux longues journées durant lesquelles ils durent négocier âprement, les rares propriétaires de chevaux en demandant toujours des sommes exorbitantes, sous prétexte qu'il s'agissait de bêtes uniques, avec des qualités si exceptionnelles qui en justifiaient soi-disant le prix demandé. En fait, il était évident que l'on cherchait à les escroquer. Ascelin avait du mal à contenir l'Ours et Mordrain, qui étaient plutôt d'avis de faire parler leurs épées pour obtenir ce qu'ils voulaient, excédés par le comportement de ces gens du peuple qui en exigeaient un peu trop à leur goût. Mais, disait-il, ils étaient des hommes d'honneur, et non pas des voleurs. Enfin, ils finirent par trouver ce qu'ils cherchaient, non sans mal.

Maintenant qu'ils étaient de nouveau sur la route, c'était pour redoubler de vitesse. Ascelin avait encore rallongé la distance parcourue entre chaque étape. Leur voyage était devenu une course et les conditions dans lesquelles ils se déplaçaient s'étaient encore durcies. Rien à voir avec ce que les deux chevaliers avaient connu en ralliant Fiercastel à la suite de Claire. De jour en jour leur aspect devenait plus semblable à celui des vagabonds qu'ils croisaient parfois au hasard des chemins : plus le temps de se laver, encore moins de se raser. La nuit les accueillait dans un semblant de fraîcheur, fourbus, épuisés, affamés, et c'est à peine s'ils échangeaient un mot entre eux dans leurs bivouacs improvisés avant de s'écrouler pour quelques heures sous la voute étoilée. Célinan ne se plaignait plus, il se contentait de suivre, sa cheville semblait s'être remise. Les deux adolescents, quant à eux, étaient les seuls auxquels Ascelin prêtait vraiment attention. Au début, ils éprouvèrent quelques difficultés à s'adapter au rythme imposé, et puis, peu à peu, ils semblèrent s'y accoutumer et s'endurcir. Aux escales, Ascelin leur réservait les meilleurs morceaux du gibier qu'il avait lui-même chassé et ne s'endormait que lorsqu'ils étaient rassasiés et installés pour la nuit le plus confortablement possible. Mais il était évident que l'insouciance était bien l'apanage de la jeunesse. Parfois, en cours de journée, tout en maintenant un trot ou un galop régulier, Flavien et la Belette échangeaient quelques paroles qui presque immanquablement se terminaient en éclats de rire, enveloppant temporairement de leur joie de vivre leurs compagnons de route. Ascelin s'étonnait de les voir si proches : l'un fils de paysan, l'autre d'aristocrate, tout aurait du les séparer, car outre leur rang, leur façon de parler, leur maintien, leur histoire à tous deux étaient totalement dissemblables. Mais ils avaient en commun le goût de l'aventure et l'engouement pour la chevalerie, ainsi que les rêves et les projets que partagent la plupart des adolescents, se découvrant de nouvelles forces jointes en même temps qu'une sexualité toujours grandissante.

A cette cadence, ils mirent moins de temps que prévu pour rejoindre Rochebonne. Au beau milieu d'un après-midi, la silhouette du prieuré leur apparut, sa masse de pierres grises dominée par son clocher roman, carré et trapu sur le bleu du ciel. Ils se dissimulèrent en dehors de la route d'accès à l'édifice. Mordrain, qui avait déjà pénétré dans les lieux, leur exposa son plan. A l'arrière du bâtiment, il avait repéré une porte qui était gardée par un seul homme. A la nuit tombée, il comptait s'y rendre pour, après avoir maîtrisé ce dernier, s'introduire dans la place. Il lui suffirait de suivre un couloir pour parvenir jusqu'à la cellule dans laquelle Guilhem était maintenu enfermé. Ayant auparavant passé presque une journée complète à l'intérieur même du prieuré, il savait où se trouvait la clef. Elle était enfermée dans une pièce obscure, mais il ignorait comment en ouvrir la porte. Cependant, il avait repéré qu'il existait un soupirail qui donnait sur l'extérieur, à peu de distance du sol. Seul une personne fluette pouvait espérer y passer. C'est pourquoi il choisit la Belette pour exécuter la tâche. « Toi, tu me sembles suffisamment dégourdi pour accomplir ce que je vais te demander », dit-il à l'adolescent, lequel tirait une certaine fierté du fait d'attirer l'attention de ce chevalier devenu légendaire. Comme ils disposaient de plusieurs heures devant eux, ils en profitèrent pour prendre enfin du repos, dissimulés dans les fourrés, et Mordrain donna ses consignes au page, s'assurant qu'il comprenait mot pour mot ce qu'il aurait à faire à la nuit tombée. L'Ours et Célinan se coulèrent vers eux après quelques minutes. « Pas question que tu y ailles seul, déclara l'Ours à son compère. Nous venons d'en discuter avec Ascelin, et il est d'accord. Célinan et moi-même t'accompagnerons ce soir à l'intérieur du prieuré.
_ Bien, répondit Mordrain. Mais il vous faudra faire preuve de discrétion.
_ Tu peux compter sur nous, mon frère. » Le chevalier aux yeux verts se contenta d'acquiescer, tandis que la grosse main de l'Ours se posait sur l'une de ses épaules et la serrait presque à la broyer. Il savait que ce que lui disait son compagnon en ce moment n'était pas de vains mots, et il aurait eu tort de refuser son aide.

Quand la nuit devint complète, ils se dirigèrent tous ensemble vers le prieuré sous une lumière lunaire qui les obligeait à se réfugier dans les coins d'ombre. Mis à part trois sentinelles devant l'entrée principale, qu'ils évitèrent soigneusement, personne ne se fit voir au pied des murs de pierre, et l'endroit où se trouvait le soupirail était suffisamment isolé et caché à la vue des moines pour qu'ils puissent agir en toute tranquillité. Tandis qu'Ascelin, l'Ours, Célinan et Flavien montaient la garde, Mordrain dégagea avec précaution la grille qui fermait l'accès et la Belette, se contorsionnant, ne tarda pas à disparaître par l'ouverture béante, noire comme les entrailles d'une bête cauchemardesque. Ils attendirent durant de longues minutes, jusqu'à ce qu'une main pâle sous la clarté de la lune réapparaisse enfin. La Belette s'extirpa peu à peu de l'ouverture et, un sourire triomphant sur ses lèvres minces, remit à Mordrain un trousseau de clefs. Son exploration à tâtons, aidée de la lueur de l'astre nocturne, s'était révélée fructueuse. Sans attendre, ils se regroupèrent et firent le tour du prieuré en longeant ses murs jusqu'à apercevoir la fameuse petite porte dont Mordrain leur avait parlé. Ce dernier, les devançant, fondit en silence sur la forme humaine qui se tenait campée devant l'accès. Une lame de poignard se mit à briller soudainement, un cri vite étouffé suivit, et l'homme s'effondra. Mordrain fouilla sa victime en silence et, ayant trouvé de quoi ouvrir la porte, fit signe à ses compagnons de le rejoindre immédiatement. Le groupe se sépara en deux, et Ascelin resta seul avec les adolescents à guetter les bruits de la nuit.

Dans l'enceinte du prieuré, ils suivirent un couloir sombre et vouté, se dirigeant en rasant les murs dans un silence et une fraîcheur de tombe. Puis ils aboutirent dans une salle dont le plafond s'élevait soudain, soutenu par des piliers massifs qui s'épanouissaient en arêtes de pierre pour supporter la voute. Une unique torche suffisait à éclairer les lieux. En face, une rangée de lourdes portes. Mordrain, cherchant parmi le trousseau de clefs, les ouvrit l'une après l'autre. Lorsqu'il eut refermé la dernière porte, il se tourna vers les deux autres chevaliers pour leur annoncer dans un chuchotement que Guilhem n'était plus là. Ils allaient s'en retourner quand des pas se firent entendre, venant d'un couloir attenant. Se dissimulant chacun derrière une colonne, ils virent venir le moine qui tenait un bougeoir devant lui et dont la lumière faisait danser l'ombre sur les murs de la pièce. L'Ours profita de ce qu'il passait à ses côtés presque à le frôler pour l'enserrer brutalement dans ses bras puissants tout en le bâillonnant d'une main sure. « Le prisonnier, Guilhem de Belombreuse, où est-il ? » Il relâcha la pression de sa main. Le moine vit alors les deux autres hommes et, sans hésiter, donna sa réponse : « Il a été libéré aujourd'hui même, par ordre du Pape. » L'Ours, apparemment satisfait de la réponse, lui asséna un tel coup sur la tête qu'il s'écroula lourdement sur le sol. « Venez, fit Mordrain, nous n'avons plus rien à faire ici. » Et, laissant le moine inanimé, ils reprirent aussitôt le couloir en sens inverse.

Lorsqu'ils eurent instruit Ascelin de ce qu'ils venaient d'apprendre, ce dernier leur fit répéter chaque détail tout en les éloignant du prieuré. « Guilhem ? Libre ?  S'étonna-t-il. Si ce que le moine vous a dit est vrai, alors nous n'avons plus de raison de nous attarder ici.  Il n'empêche, j'aurais préféré le voir de mes propres yeux.
_ Nous ne pouvons rien faire de plus, commenta Mordrain. S'il a été effectivement libéré, il doit être actuellement en route pour Fiercastel. Cela signifie peut-être que les négociations entamées par ton frère ont fini par aboutir.
_ Puisse-tu avoir raison », soupira Ascelin.

Maintenant, il ne leur restait plus qu'à poursuivre en direction de l'Italie, retrouver Hernaut, et convaincre ce dernier de s'en retourner avec eux. Ils reprirent leurs chevaux, dissimulés à l'écart du monastère et, à peine en selle, une volée de cloches provenant de celui-ci parvint jusqu'à eux, troublant une bonne fois pour toute la quiétude de la nuit environnante. L'alarme venait d'être donnée, il ne faisait nul doute qu'on avait à l'instant même découvert la trace de leur intrusion dans le prieuré. Eperonnant leurs montures, ils se mirent à galoper sur le sentier, bénissant la présence de la lune qui leur permettait au moins de voir vers où ils se dirigeaient. Ascelin se tourna pour vérifier que ses hommes suivaient. Et ce fut pour constater que Célinan manquait à l'appel. « Mordrain ! L'Ours ! Hurla-t-il, tandis qu'ils poursuivaient leur course. Où est Célinan ?
_ Il était avec nous à l'instant même », gueula l'Ours en guise de réponse. Ascelin tira sur les rênes. Il ne pouvait pas laisser un de ses chevaliers en arrière. Mordrain, voyant sa réaction, fit faire demi-tour à son cheval, et revint à sa hauteur, stoppant net à ses côtés, tandis que le reste de leur troupe disparaissait dans les ténèbres. « Ascelin, tu ne peux rester ici plus longtemps. » Le jeune seigneur regarda Mordrain d'un air désolé, cherchant un soutien quelconque de sa part. Au lieu de quoi, ce dernier insista : « Viens ! Je les entends venir. Célinan a du se faire prendre. Nous ne pouvons rien pour lui. » Ascelin se rendit à l'évidence : le chevalier avait raison. Alors que le bruit d'une cavalcade se rapprochait d'eux, il hésita quelques secondes, puis remit son cheval au galop, et tous deux se ruèrent de nouveau sur le ruban de terre qu'ils devinaient se perdant au loin dans la forêt.

La chasse prit fin au carrefour de plusieurs routes, lorsque l'Ours fit remarquer que leurs poursuivants semblaient avoir abandonné. Afin de confirmer ses dires, il descendit de cheval pour se coucher sur le sol poussiéreux, guettant la moindre vibration qui aurait pu trahir l'avancée d'une troupe de cavaliers. Ne discernant rien, il se remit sur ses pieds avec la certitude qu'ils étaient désormais tirés d'affaire. Et Ascelin fit le choix du chemin à prendre, les entraînant à sa suite au pas ralenti de sa monture.

Le lendemain, après avoir pris le temps de se reposer à même la litière d'humus et de feuilles qui composait le sous-bois, ils repartirent en direction du sud. Il leur fallait, évitant Lyon, puis Valence, bien trois ou quatre jours pour arriver à l'un des ponts qui enjambaient le Rhône, celui-là même qu'Ascelin avait emprunté à l'aller, et qu'il comptait retraverser pour ensuite se diriger vers l'Italie. Ils se passeraient de Célinan pour retrouver Hernaut. Il suffisait qu'ils sachent qu'il était un fidèle de la cour des Aldobrandi. Ascelin avait fini par en prendre son parti. C'était ça, la vie. Tant de périls guettaient les voyageurs, et la mission qu'ils s'étaient fixée comportait tant de risques, qu'il était dans l'ordre des choses de perdre parfois un homme, voire plus.

Ce fut le premier jour après leur visite au prieuré qu'ils firent une rencontre inattendue aussi bien qu'inespérée. Devant eux, marchant sur la route dans une direction identique à la leur, ils rattrapèrent un homme, pieds nus et vêtu de bure brune comme un membre du clergé, mais il fut vite évident qu'il n'avait rien d'un moine. Ses longs cheveux bruns teintés de reflets roux recouvraient ses épaules, et une barbe fournie encore plus rousse lui mangeait le visage. Ils le dépassèrent les uns après les autres et commencèrent à le saluer à tour de rôle. Ascelin, arrivant à sa hauteur, fut surpris par le regard bleu clair empli de tristesse que l'homme lui jeta. Il connaissait ces yeux, mais il lui fallut, ralentissant son cheval pour s'adapter au pas du voyageur, le dévisager durant quelques instants pour le reconnaître vraiment. « Guilhem ! » s'écria-t-il. Et, déchaussant ses étriers, d'un bond il se retrouva sur le sol pour, abandonnant son cheval, se précipiter auprès de son frère. Il l'enlaça aussitôt, tout à la joie de le revoir enfin, pendant que les deux adolescents et les deux chevaliers, du haut de leurs montures, se regardaient avec un mélange de surprise et d'incrédulité. Ascelin, lâchant son frère, finit par se tourner vers eux : « C'est bien Guilhem, leur dit-il. Je l'aurais reconnu entre mille. » Puis, regardant de nouveau son aîné : « Guilhem, que t'ont-ils fait ? » Il réalisa alors, à mieux le contempler, que quelque chose n'allait pas. C'était bien son frère qu'il avait en face de lui, cela ne faisait aucun doute. Mais ce dernier était comme absent et ne semblait pas le reconnaître. « C'est moi, Ascelin », insista-t-il, essayant de comprendre pourquoi l'homme qu'il avait devant lui, et dont il devinait sous la barbe et la crasse le physique qui lui était si familier, ne réagissait pas, se contentant de le fixer en silence d'un œil morne. Ses quatre compagnons derrière lui mirent pied à terre, et se rapprochèrent d'eux. Mordrain, encore plein d'espoir, fit une tentative pour communiquer avec ce voyageur improbable : « Hé, Guilhem ! C'est moi, Mordrain. Et je suis avec l'Ours. Oui, Baldric, dit l'Ours. » L'homme les regarda une fois encore sans comprendre. « Ces moines soldats, ne put s'empêcher de s'écrier Mordrain, quels fils de pute ! Allez savoir ce qu'ils ont bien pu lui faire subir. »
_ Tu as raison, confirma l'Ours, on dirait qu'il a perdu son âme. » Pour Ascelin, c'en était trop. Avec l'aide de ses chevaliers, il mit Guilhem en selle, et monta lui-même derrière lui. « Nous l'emmenons avec nous, fit-il. Peut-être que son état n'est que temporaire. Il finira par nous reconnaître, j'en suis persuadé. Guilhem est bien trop fort pour se laisser aller à ce point. » Et, tout en disant cela, il s'efforça de surmonter le chagrin qui l'envahissait peu à peu.

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