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lundi 26 décembre 2011

Chapitre 24 : Intrigues et autres complots

L'homme qu'il avait en face de lui l'avait d'abord impressionné par sa prestance : d'une taille au-dessus de la moyenne, avec ce regard noir de loup affamé qui animait son visage émacié. Et surtout cette longue cicatrice qui zébrait tout le côté gauche de sa face burinée par le soleil, et qui lui conférait une apparence d'aventurier comme tant de ceux qui couraient les routes en ce temps-là. Hernaut l'avait tout de suite remarqué, dans cette taverne où il avait pris l'habitude de consommer régulièrement quelques pichets de vin aromatisé. Il y a peu de temps, il y serait venu en compagnie de Célinan, mais celui-ci l'ayant abandonné, il s'était habitué à s'y rendre seul, d'autant plus que Colin, son nouvel écuyer, n'était pas du genre à fréquenter ces lieux. Et on y faisait des rencontres qui parfois pouvaient se révéler intéressantes. Tout comme c'était le cas aujourd'hui, par cette chaude soirée de début d'été, à Milan. L'homme lui resservit une lampée de ce vin miellé, au goût de cannelle et de gingembre. Hernaut en raffolait. Ils s'étaient trouvés en présence l'un de l'autre dans le hasard des allées et venues qui animaient les débits de boissons de la bourgade milanaise, et ils avaient sympathisé d'emblée. Dans un premier temps parce qu'ils avaient en commun l'expérience de la Croisade des Barons, et des êtres qui avaient vécu une telle aventure se reconnaissaient immanquablement, même au milieu de la plus dense des foules. Et puis Raymond, tel était son nom, avait une facilité à se lier que ne laissait pas présager son physique plutôt austère. Ils avaient d'abord échangé leurs souvenirs encore frais des batailles et des sièges vécus durant ces dernières années. Puis, le vin aidant, Hernaut avait sensiblement glissé sur la pente des confidences d'homme à homme, et lui avait avoué ses peines de cœur. Raymond avait écouté en silence, se gardant bien de porter un jugement sur les actions que lui dépeignait au fur et à mesure son compagnon d'un soir, gardant pour lui le fond de ses pensées dans le mystère de ses yeux noirs. Mais parfois une question fusait, non pas au hasard, mais desservant une logique implacable qu'Hernaut, le cerveau déjà embrumé par l'alcool, n'était pas alors en mesure de soupçonner. « Pourquoi avoir quitté tes frères si soudainement ? » S'était étonné le voyageur. «  A l'heure qu'il est, tu devrais être de retour chez toi, en leur compagnie. Bizarre, le destin, tout de même. Si tu étais resté auprès d'eux, tu n'aurais sans doute pas rencontré cette jeune fille, et tu ne serais pas en but à tous les affres et à toutes les incertitudes qui te rongent aujourd'hui. » Hernaut avait bien sur trouvé une explication à peu près plausible. Il avait encore gardé un brin de raison, et savait faire preuve de prudence dans ses réponses. Mais, plus la soirée avançait, et plus le besoin de s'épancher se faisait sentir. L'amour contrarié pour Colombe, il venait de s'en décharger quelque peu. Mais le secret du parchemin, lui, devenait au fil des heures de plus en plus lourd à porter.
Il allait plonger de nouveau ses lèvres dans le capiteux liquide quand l'arrivée aussi inattendue qu'inopportune de Colin le tira du plaisir de sa beuverie partagée. L'adolescent, pimpant et habillé de neuf comme à son habitude, feignant d'ignorer la présence de l'homme qui accompagnait son maître, se pencha à l'oreille d'Hernaut, et lui susurra quelques mots. L'expression du jeune Belombreuse vira en une seconde du bien-être à la surprise, puis se teinta nettement d'une nuance d'inquiétude. Aidé de Colin, il se dégagea du banc sur lequel il était assis, et se remit d'aplomb sur ses deux jambes, tout en s'adressant à son acolyte. « Je te prie de m'excuser, Messire Raymond. J'ai été ravi de faire ta connaissance. Peut-être aurons nous le loisir de reprendre cette conversation une autre fois. » Et il balança d'un geste vif une poignée de deniers d'argent qui roulèrent sur la table en chêne patinée par l'usage.

Lorsque Hernaut, soutenu par son page, eut disparu à sa vue, Raymond, ramassant la monnaie, se leva à son tour et, après avoir réglé le tenancier, sortit dans la rue. Il n'obtiendrait rien de plus aujourd'hui, et il lui fallait rejoindre Rome de toute urgence. La nuit avait pris possession de la ville, mais c'était une nuit chaude, lourde des relents que dégageait l'activité humaine. Il ôta le chapeau qui ne l'avait pas quitté depuis son arrivée le matin même, et sentit un souffle d'air tiède s'attarder sur son crane tonsuré. Ses contacts avaient été formels. Hernaut de Belombreuse aurait bientôt une bonne raison de quitter prochainement Milan. Un ou deux infiltrés à l'intérieur même du palais des Aldobrandi, et la perspective s'était faite jour. Et s'il partait de Milan avec le parchemin comme il le supposait, alors il pourrait jouer une autre carte, bien plus sulfureuse cette fois, mais qui pouvait se révéler tellement plus efficace. Non, décidément, frère Raymond d'Asp n'était pas homme à se décourager.

Hernaut, soutenu par son écuyer, arriva, en bas de l'auberge où il résidait, sur une placette au milieu de laquelle une fontaine, à peine éclairée par l'éclat de la lune, dispensait une eau pure et froide. Lâchant Colin, il alla s'en asperger le visage, et les brumes dans lesquelles il était plongé commencèrent à se disperser. « Tu sais ce qu'elle me veut ? » Interrogea-t-il tout en s'ébrouant comme un chien. « Je l'ignore, Messire. Mais ce que je sais, c'est qu'on ne fait pas attendre une dame de son rang. Et, si vous voulez mon avis, vous devriez arrêter dès maintenant de fréquenter ce genre d'établissement.
_ Ton avis, jeune impertinent, je te conseille fermement de le garder pour toi. » Hernaut jeta à l'écuyer un regard meurtrier avant de se détourner et d'emprunter en solitaire l' escalier qui menait à sa chambre. Colin eut un haussement d'épaules. Il était évident que son maître ne tiendrait aucunement compte de sa remarque. Mais, il n'empêche, il lui fallait manifester sa désapprobation.

Lorsque Hernaut, passablement dégrisé, pénétra dans la pièce, la mère de Colombe et sa suivante l'y attendaient, toutes deux debout près de l'une des ouvertures, éclairées par les flammes éparses de quelques bougies. L'ombre dissimulait la misère des lieux, mais il eut soudain honte de la recevoir ainsi et s'en excusa aussitôt auprès d'elle. «  Laisse-nous », fit la Comtesse à l'adresse de sa domestique. Quand ils furent tous les deux seuls, elle dirigea vers lui son regard qu'il devinait si semblable à celui de sa fille. « Epargnez-moi vos politesses, lui dit-elle. Le palais de mon époux est plein de courtisans qui me débitent à longueur de journée ce genre de platitudes, et j'en suis plus que rassasiée. » Hernaut ne répondit pas à cette pique, se contentant de se rapprocher d'elle à pas lents, jusqu'à ce qu'il distingue nettement les traits de son visage qu'encadrait sa coiffe élaborée. « Ma présence en ces lieux doit rester secrète, jeune homme, et je compte sur votre discrétion...
_ Soyez assurée que je saurai me taire.
_ Je n'en doute pas. » Hernaut, se sentant balayé par l'éclat de ses yeux mauves, réprima un frisson. En cet instant, elle lui évoquait l'image de Colombe. « Si je désire vous entretenir, reprit-elle, c'est que je suis sérieusement inquiète pour ma fille... » Il faillit ouvrir la bouche, mais elle l'en empêcha aussitôt. « Non, ne parlez pas encore, écoutez-moi plutôt. Vous avez été d'une sagesse exemplaire ces derniers temps, je dois le reconnaître, et vous avez suivi mes conseils au pied de la lettre. Colombe ne vous a pas vu depuis un moment. Mais il se trouve que durant tout ce temps, elle n'a fait que se désespérer. Je pensais qu'elle vous oublierait, mais je viens de réaliser que vous êtes tout pour elle. Elle ne renoncera pas à vous aussi facilement. Vous savez quelle est la dernière de ses lubies ?
_ Le couvent, je suppose », répondit Hernaut en soupirant.
_ Oui, le couvent. Elle est désormais persuadée que si elle ne peut être avec vous, sa place est auprès de Dieu. Vous trouvez ça normal, vous ?
_ Je trouve ça contre nature, au contraire. Mais qu'y puis-je désormais ? Votre époux refuse de m'entendre, vous ne le savez que trop bien, Madame.
_ Vous pouvez beaucoup, Hernaut. En tous cas, beaucoup plus que vous ne le pensez.
_ Voulez-vous me signifier par là que vous êtes maintenant prête à défendre ma cause auprès du Comte ? » Soudainement, il se senti envahi par l'espoir. Depuis bien longtemps celui-ci lui avait fait défaut, et voilà que, du jour au lendemain, il se trouvait une alliée qui lui redonnait un semblant de courage. « Non, reprit la Comtesse, il n'est pas question de cela. Mon époux refusera de m'écouter, j'en suis certaine.
_ Mais alors, que voulez-vous que je fasse ? » Questionna Hernaut, de nouveau pris dans la sensation d'être au fond d'une impasse. « Je vous l'ai déjà dit, continua-t-elle. Je ne veux qu'une chose, c'est le bonheur de ma fille. Or, je sais que ce bonheur passe forcément par vous. Par conséquent, elle ne peut vivre heureuse qu'à vos côtés. Et pour cela, une seule solution : il vous faut l'enlever...
_ Un rapt ! S'exclama Hernaut. Et c'est tout ce que vous avez à me proposer ? » Là, elle le mettait franchement mal à l'aise : ce genre de méthode avait cours quelquefois, mais c'était le plus souvent source de problèmes entre les familles. Et est-ce que Colombe serait prête à tout quitter pour lui, ses parents, ses amis, ses richesses... il n'en était pas tout à fait sur. La Comtesse le dévisagea sans vergogne avant de reprendre de son accent trainant : « Si ce que vous avez entre les jambes ne vous sert à rien d'autre qu'à parader, alors faites-le moi savoir, et je sors d'ici séance tenante. » Hernaut blêmit à ces paroles. Là, elle y allait un peu fort, la Comtesse. Si elle n'avait été la mère de Colombe, il y aurait longtemps qu'il l'aurait culbutée sur sa couche comme une vulgaire paysanne pour lui prouver sa virilité. Mais, au lieu de cela, il entrouvrit sa chemise, découvrant une cicatrice sous son sein droit, qui apparaissait blanchâtre à la lueur vacillante des chandelles, et lui déclara : « Vous voyez ça, Comtesse? C'est la lame d'un turc devant Antioche qui m'a valu ça, et que j'ai prise à la place de mon frère cadet. Au lieu de quoi, il serait surement mort à l'heure actuelle. » Puis, découvrant l'une de ses épaules, il lui montra une boursouflure qui parcourait son omoplate sur la largeur d'une main : « Et ça, c'est l'assaut de Jérusalem qui me l'a valu. Une flèche. J'étais en première ligne. » Et, passant un doigt sur la base de son cou, il lui fit remarquer une estafilade, plus récente celle-là : « Mon dernier affrontement avec le chevalier Cavaletti. Mais là, contrairement à ce qui s'est passé durant le tournoi, j'ai eu le dessus. » La Comtesse se contentait de le regarder calmement. « Et il y en a d'autres, Madame, si vous désirez que je vous les montre...
_ Non, cela me suffit ! Dois-je en conclure que vous êtes mon homme ?
_ Vous savez à quel point je suis amoureux de votre fille. Comment pourrais-je refuser de l'emmener avec moi ? Certes, la méthode que vous me suggérez n'est pas celle que j'aurais adoptée, mais si Colombe est d'accord pour me suivre, pourquoi pas ?
_ Dans ce cas, tenez-vous prêt, jeune homme. Assurez-vous le service d'un ou deux hommes surs pour détourner l'attention des serviteurs du Comte le jour venu. Quant à moi, je me chargerai de la duègne. Je vous ferai savoir lorsque le moment sera propice à notre entreprise. »

La Comtesse lui offrit alors sa main à baiser et prit congé de lui dans un tourbillon de tissus précieux. Son parfum resta en suspens dans la pièce un long moment encore après son départ. Hernaut exultait. Depuis l'une des fenêtres qui donnaient sur la place, il héla Colin qui, accoudé à la fontaine, attendait patiemment le bon vouloir de son maître. « Hé, Colin ! Monte ! Il y a du nouveau, et je vais avoir besoin de tes services. »

Le même jour, Raymond d'Asp prit incognito la route de Rome, non sans s'être assuré que tout était bien en place pour garder le seigneur Hernaut sous étroite surveillance. Après plusieurs jours de voyage en chariot, lorsqu'il parvint enfin dans l'enceinte de la ville papale, ce fut pour se présenter devant le Saint Père sous son aspect habituel, celui d'un dirigeant de l'ordre secret des soldats du Pape. Sa Sainteté l'attendait cette fois dans un petit salon, mais qui par son luxe n'avait rien à envier aux pièces d'apparat où il recevait d'ordinaire. Outre les tentures sur lesquelles des scènes religieuses étaient représentées, Raymond remarqua l'immense mosaïque qu'il foula en entrant, et il ne put s'empêcher de la parcourir du regard. Elle dégageait une ambiance de fin du monde : une multitude d'âmes au supplice, sous formes de corps dénudés, y était représentée en proie aux sévices d'un nombre tout aussi important de diablotins et de monstres, de ces horreurs que seule l'imagination humaine était capable d'engendrer. Le mouvement que fit le pape en se levant à son approche le tira brusquement de sa contemplation. Il respecta l'étiquette, s'agenouillant et baisant la main chargée de bagues qui était tendue vers lui. Pascal II lui présentait un visage sévère, et il lui sembla qu'il avait maigri depuis la dernière fois qu'il l'avait rencontré. Sa moustache était soigneusement peignée. Nu tête, sa tonsure était bien visible, rappelant qu'il y avait peu encore, il était membre de l'ordre des Bénédictins. Sur sa chasuble en soie était brodé d'or et d'argent la figure d'un Christ en croix. Raymond d'Asp avait l'habitude de côtoyer les grands de ce monde et toute cette opulence affichée, loin de l'émouvoir, avait plutôt tendance au contraire à le rebuter. Il était homme de terrain avant tout, et l'austérité lui tenait lieu de compagne, comme l'affichait clairement sa simple tenue monacale.

« Comment s'est passé votre voyage ? » s'enquit le Pape en guise d'accueil. « Sans encombre, votre Sainteté. Depuis la fin de la Croisade, on dirait qu'un semblant d'ordre règne de nouveau sur les routes.
_Oui, répondit le pontife, songeur. Cette expédition a calmé les esprits, et les seigneurs de retour de guerre sainte ont tendance à reprendre les choses en main. » Puis, entrant dans le vif du sujet :  « Alors, quelles sont les nouvelles de Milan ?
_ J'ai rencontré moi-même Hernaut de Belombreuse, et je suis maintenant persuadé qu'il détient une copie du parchemin. J'ignore où il la cache mais, lorsqu'il aura réglé ses affaires de cœur, ce qui ne saurait tarder, il ne va pas manquer de quitter la ville et d'emporter le manuscrit avec lui. Une fois sorti des murs, j'ai un homme qui sera capable de le lui dérober sans qu'il ne se rende compte de rien.
_ Ah ! Et de qui s'agit-il ?
_ Il s'agit bien sur d'Anthèlme le Noir, votre Sainteté. » A l'annonce de ce nom, Pascal II eut comme un mouvement de recul, et se signa rapidement avant de poursuivre : «  Le Noir ? Et vous n'avez rien trouvé de mieux ? Vous savez pourtant que je répugne à recourir aux services d'un personnage tel que lui.
_ Il est membre de notre ordre, votre Sainteté, objecta le moine, et il nous a déjà rendu plus d'un service par le passé.
_ Oui, je ne l'ignore pas. Mais cet homme aurait passé un pacte avec le diable en personne que cela ne m'étonnerait pas. J'ai déjà accepté la dernière fois que nous nous sommes vus l'intervention de Guillaume Messonnier, dont je désapprouvais les méthodes, et tout ça pour rien, je dois dire. Le seigneur Guilhem de Belombreuse n'a pas lâché un seul mot qui aurait pu nous aider, et cela malgré toute la science de Messonnier que votre confrère Hugues d'Anjorran s'était efforcé de me vanter.
_ Mais, votre Sainteté, vous ne pouvez comparer Guillaume Messonnier à Anthèlme le Noir. Le premier emploie des méthodes empiriques qui, selon l'individu sur lequel elles sont utilisées, peuvent très bien échouer. Mais le second, lui, a toujours réussi. Excusez-moi de vous donner ces détails car je sais qu'ils font froid dans le dos, mais il se sert de sortilèges qui jusqu'à présent n'ont jamais pu être contrés. D'ailleurs, vous n'ignorez pas que nous exploitons actuellement ses compétences dans la traque du jeune Ascelin et de ses trois chevaliers qui sont partis de Fiercastel il y a quelques jours de cela. Et je suis désormais en mesure de vous dire heure après heure où ils se trouvent exactement. Et puis, c'est tout de même lui qui a provoqué la perte des trois autres parchemins.
_ C'est ce qu'il prétend, tout du moins. Et si ce qu'il dit est vrai, c'est purement démoniaque. Comme je vous l'ai déjà dit la dernière fois, personne d'autre que vous et moi ne doit connaître la vérité concernant ses interventions. En d'autres termes, je ne veux rien savoir. Faites votre devoir, mais cette conversation entre nous n'a jamais eu lieu. Jurez-le sur la Sainte Croix.
_ Je le jure, votre Sainteté.
_ Ah ! Et tant que j'y pense, puisque nous venons d'en parler, le seigneur Guilhem ne nous sert plus à rien. Je pense que Messonnier n'en tirera rien de plus. Alors,faites-le libérer. Faites en sorte qu'il retrouve son frère Ascelin. Au moins, cela occupera ce dernier pendant que vous vous chargez du seigneur Hernaut.
_ Bien, votre Sainteté. »

Raymond d'Asp quitta ce jour-là le palais avec une certaine sérénité. Il savait que le Noir réussirait. Pour une fois, un sourire éclaira faiblement sa face marquée de la longue cicatrice tandis qu'il descendait les marches de marbre blanc qui l'éloignaient pas à pas des appartements du Pape.

lundi 19 décembre 2011

Chapitre 23 : Pourchassés

Une fois passées les terres appartenant aux Belombreuse, les quatre hommes accélérèrent le train. Ascelin les menaient, se fiant à son sens de l'orientation, qui s'était aiguisé avec le temps, devenant en lui quelque chose d'instinctif et non plus de raisonné, comme une qualité animale qui se serait subitement épanouie. Ils chevauchaient de l'aube jusqu'au crépuscule à une allure régulière, se ménageant néanmoins quelques pauses dans la journée en veillant à ne pas épuiser leurs montures. A ce rythme là, Ascelin estimait qu'il mettraient à peine deux semaines pour rejoindre le prieuré. Guilhem y était enfermé depuis un bon mois déjà, si toutefois il n'avait pas été transféré ailleurs, ce qu'il redoutait le plus. Après deux jours de voyage, et ce malgré toutes les précautions dont ils s'étaient entourés, Mordrain remarqua qu'ils étaient suivis. Il aurait juré qu'il s'agissait des moines, mais aucun de ses compagnons ne voulait se ranger à son idée. « Impossible ! Lui objectait l'Ours, essayant à tout moment d'apercevoir quelque mouvement à leur suite. Personne, à part nous, le Comte Eudes et la Comtesse Mathie ne connait notre destination et la vraie raison de notre départ. Les moines soldats sont certes bien organisés, mais comment auraient-ils pu savoir ?
_ Je l'ignore, rétorquait Mordrain, sur de son fait. Mais je sais que je n'ai pas rêvé. Il y a au moins deux ou trois cavaliers à nos trousses, et je les ai repérés depuis une bonne heure déjà. » Ils n'eurent pas l'occasion de pousser leur discussion plus avant. La géographie des lieux finit par donner raison à Mordrain. Le sentier qu'ils suivaient se faufilait dans un bois de pins, et entre les troncs dénudés qui ponctuaient l'endroit, ils aperçurent deux cavaliers qui, non loin derrière, tentaient de maintenir une allure identique à la leur. Sur un signe de l'Ours, ses trois compagnons firent demi-tour en s'enfonçant dans le sous-bois tapissé d'aiguilles. Leur manœuvre eut pour effet de prendre en tenaille leurs poursuivants, et ils ne tardèrent pas à les encercler, l'Ours ayant pris le chemin en sens inverse pour leur barrer la route. Lorsque les deux cavaliers furent de nouveau en vue, ils mesurèrent alors l'étendue de leur méprise. Devant eux, pas de moines encapuchonnés et armés jusqu'aux dents, pas d'hommes d'ailleurs, juste deux adolescents inoffensifs et étonnés d'avoir été si vite découverts par ces quatre guerriers menaçants et prêts à dégainer. La Belette et Flavien, fils du Baron de Sigy, les apercevant, avaient stoppé leurs chevaux et les regardaient venir, figés de stupeur. Ascelin fut le premier à parler : « Arrêtez ! Il s'agit seulement de mon page et de l'un de ses compagnons. » Les chevaliers entourèrent les deux garçons, et les dévisagèrent avec curiosité. « Et que diable font-ils ici ? » Questionna Mordrain. «  Tu entends ? » Reprit Ascelin en s'adressant à la Belette. « Répond à la question que l'on vient de te poser. 
_ Nous avons décidé de nous joindre à vous, Messire », débita l'adolescent en affrontant le regard peu engageant de son maître.
_ Et tu as entraîné ce jeune homme avec toi ? » Demanda Ascelin en désignant le fils du Baron. « C'est lui qui a insisté pour m'accompagner. » Flavien confirma d'un hochement de tête la version de la Belette. L'Ours grommela : « Renvoie-les au château, Ascelin. Nous n'avons que faire de deux gamins à peine sortis des jupons de leur mère. » La Belette regarda son maître d'un air suppliant : « M'sire, ne nous renvoyez pas maintenant. Nous vous avons suivis jusqu'ici, et il nous sera difficile de revenir sur nos pas. Et puis, vous savez que je peux vous être utile. » Le jeune seigneur, devant cette requête, hésita quelque peu. La Belette l'avait bien accompagné durant son voyage aller et, même s'il lui avait causé parfois du souci, il fallait reconnaître que ces derniers temps, il s'était montré plus autonome que jamais. « Je crois qu'il est un peu tard pour les renvoyer, fit-il à l'adresse de l'Ours. Je me porte garant d'eux.
_ Très bien, répliqua celui-ci. Mais ne compte pas sur moi pour leur servir de nourrice. » Et ils reprirent tous ensemble la route, leur seigneur en tête, au rythme d'un galop soutenu.

Ils firent une halte dans l'après-midi à la rencontre d'un cours d'eau dans lequel ils se plongèrent tous avec délice. Ascelin en profita pour sermonner son page. Même si devant les autres il n'en laissait rien paraître, la désobéissance de ce dernier lui restait en travers de la gorge. La Belette, pataugeant jusqu'au cou dans la rivière parcourue de reflets mordorés, accepta les réprimandes sans ciller puis, une fois la vague de remontrances passée, trouva bon de changer de sujet, histoire de détendre un peu l'atmosphère. Désignant le pendentif qu'Ascelin arborait sur son torse nu, il demanda d'un ton volontairement innocent : « D'où vous vient ce bijou, Messire ? Je ne l'avais jamais vu. » Son interlocuteur, pour lequel l'alliance bienfaisante de l'eau et des paroles prononcées avaient finalement contribué à gommer en partie son ressentiment, consentit alors à lui répondre avec calme : « C'est un présent de mon frère Hernaut, celui là même que nous allons rechercher à Milan.
_ Et où qu'c'est, Milan ?
_ En Italie.
_Et c'est loin d'ici, la Nitalie ? » Ascelin ne put s'empêcher de pousser un soupir : « L'Italie, petit ignorant. C'est un pays du sud. C'est là que réside le Pape. » A peine avait-il fini de parler qu'il aspergea la Belette d'une giclée d'eau douceâtre, et leur conversation se noya dans un pugilat aquatique auquel le jeune Flavien ne tarda pas à prendre part.

Le lendemain, ce fut le tour de l'Ours de faire remarquer à la compagnie : « Nous sommes de nouveau suivis. Cette fois-ci j'en suis certain. » Quelques minutes seulement après son affirmation, Mordrain confirma qu'il avait constaté lui aussi qu'on était en train de les pister. Même allure soutenue, même direction, mais il était prêt à parier que les cavaliers en question étaient au moins une dizaine. Ils ralentirent le galop de leurs chevaux, et ne tardèrent pas en effet à percevoir le martèlement des sabots sur la terre battue derrière eux. Un groupe de cette importance, ça ne passait pas inaperçu. Un rapide coup d'oeil en arrière leur confirma que ce qu'ils craignaient était en train de se produire. Ceux qui les pourchassaient avaient bien l'apparence de moines. Ils ne cherchèrent pas à en savoir plus et, talonnant leurs montures, galopèrent ventre à terre pour tenter de mettre le plus de de distance possible entre ces hommes et eux. La sente qu'ils parcouraient était sinueuse, et on n'y voyait guère de tous côtés à plus de quelques pas, tellement les fourrés étaient épais en cet endroit. Ascelin, persuadé qu'ils n'arriveraient pas à semer leurs poursuivants, prit le parti de se dissimuler à leurs yeux. Il donna l'ordre de démonter et, sautant de leurs chevaux à peine arrêtés, ils s'enfoncèrent dans les buissons touffus le plus rapidement qu'ils le purent. Lorsque la troupe de moines passa en trombe à leur hauteur, ce fut à peine s'ils eurent le temps de cacher la queue de leurs bêtes dans l'épaisseur de la végétation. Mais leur manœuvre sembla couronnée de succès. Les cavaliers du Pape continuèrent leur chemin sans même jeter un regard de leur côté. Ascelin fit patienter son groupe quelques minutes et, lorsqu'il jugea que l'écart était suffisant, lui fit reprendre le chemin à petite allure. « Bien joué! S'exclama Mordrain. Je crois que cette fois-ci, ils ont bel et bien perdu notre trace. » Quelques secondes s'écoulèrent avant que l'Ours ne réplique : «  Je pense, Mordrain, que tu t'es réjoui un peu trop vite. » Il n'eut pas besoin de leur fournir plus d'explications. La cavalcade qui revenait vers eux dans un fracas rythmé suffit à leur faire comprendre à tous dans quelle situation périlleuse ils se trouvaient dès lors. Faisant volter leurs chevaux dans la direction opposée, ils repartirent de plus belle dans un galop endiablé. Ascelin fit alors une tentative désespérée. Profitant de ce qu'ils avaient pris un peu d'avance et certain qu'ils ne pouvaient être vus de leurs suiveurs, il les fit abandonner le chemin pour couper à travers la broussaille, les incitant à se disperser pour mieux brouiller les pistes.

Leur progression fut aussi lente que difficile. Ils furent vite obligés de mettre pied à terre pour pouvoir poursuivre et tirèrent leurs épées, abattant branches et lianes qui entravaient leur marche. Ils essayaient à tout instant de garder au moins un contact visuel les uns avec les autres. Il sembla à Ascelin que des heures s'écoulèrent dans ce fatras végétal, avant qu'ils ne s'autorisent enfin à se parler de nouveau entre eux. Le sous-bois venait de s'éclaircir, et ils parvinrent à se regrouper. La Belette et Flavien, jeunes et sveltes, furent les premiers à le rejoindre dans l'espace que la croissance des chênes avait généré, ne permettant qu'à une herbe peu élevée de pousser à leurs pieds. Puis l'Ours arriva. Après avoir tendu l'oreille pour être certain qu'ils n'étaient plus suivis, il se risqua à appeler Mordrain et Célinan. Il entendit en réponse la voix de Mordrain qui semblait provenir de loin. « Je viens, fit ce dernier. Je suis avec Célinan. » Et quelques secondes plus tard, les deux hommes apparurent, tirant leurs montures derrière eux. Célinan, visiblement, boitait. « Que t'est-il arrivé ? » S'inquiéta Ascelin en le voyant. «  Je me suis tordu la cheville en descendant de cheval.
_ Il ne manquait plus que cela », maugréa l'Ours. « Il est possible que nous les ayons semés pour de bon, cette fois, fit remarquer Ascelin. Arrêtons-nous ici cinq minutes. J'ai besoin de réfléchir un peu. »

Une fois les chevaux attachés, ils s'écroulèrent sur le sol de la clairière et, tout en se désaltérant à leurs gourdes, prirent enfin le temps de souffler. Ils n'étaient à peu près qu'à un tiers de leur périple, et déjà ils leur fallait affronter leurs ennemis. Ascelin ôta avec précaution la botte de Célinan qui, grimaçant de douleur, le laissa palper sa cheville. « Il faut que tu évites de marcher. Rien de grave à priori, tu te remettras vite. » Tout en essuyant d'un revers de la main la sueur qui lui dégoulinait sur le front, l'Ours intervint :  « J'ai eu une sensation des plus étranges vis-à vis de ces moines. J'avais l'impression qu'ils sentaient notre présence à tout instant. » Ascelin se tourna vers lui, surpris : « Je crois comprendre ce que tu veux dire, l'Ours. A moi aussi, ça m'a fait le même effet.
_ De quoi voulez-vous parler ? » S'enquit Mordrain, pour qui la conversation prenait soudain un tour des plus obscurs. « Et bien, expliqua l'Ours, c'est un peu comme s'ils étaient tels des limiers au cours d'une chasse. Ils nous flairent. Sinon, ils ne nous auraient pas poursuivis de cette manière-là. 
_ Si tel est le cas, continua Mordrain à voix basse, ils ne vont pas tarder à débouler de nouveau. » Ascelin, ayant aidé Célinan à se rechausser, se releva d'un bond : « Peu importe la façon dont ils s'y prennent pour nous trouver. Il nous faut conserver une longueur d'avance sur eux. » Indiquant une direction qu'il évalua par rapport à la course du soleil, il ajouta : « En selle, vous tous. Nous repartons immédiatement. »

Et leur course reprit. Chacun d'entre eux avait le désagréable sentiment d'avancer à l'aveuglette. Ascelin continuait à se fier à son instinct, mais si on lui avait demandé s'il savait vers où il se dirigeait, immanquablement il aurait avoué qu'il se sentait perdu. Perdu dans l'immensité de l'océan vert qui les entouraient. Et Célinan qui les retardait, se plaignant de souffrir. C'était à un tel point que l'Ours avait émis la suggestion de le laisser au prochain village rencontré lorsqu'ils seraient sortis de cette mer végétale. Mais Ascelin et Mordrain s'étaient insurgés contre cette idée. Célinan avait son rôle à jouer dans toute cette histoire, il devait les ramener auprès d'Hernaut après leur étape au prieuré de Rochebonne. Il n'était pas question de l'abandonner.

Alors que les ombres avaient commencé à s'allonger, annonçant la fin proche du jour, ils aboutirent enfin à une lisière. Devant eux, des prés qui attendaient pour être fauchés, et quelques cultures éparses bordées de haies fournies. Ascelin se sentit soulagé. Pour la première fois depuis des heures il pouvait relâcher la tension qui s'était installée en lui. Ils avaient maintenant suffisamment de visibilité pour s'assurer qu'ils n'étaient pas suivis, et demain il serait bien temps de s'enquérir auprès d'un paysan du coin de la direction à prendre. Ils firent halte dans l'une des pâtures dont une brise légère faisait courber les hautes herbes mais, par simple précaution, se relayèrent pour monter la garde. Vers les quatre heures du matin, Célinan, ne pouvant dormir car sa cheville, disait-il, l'élançait, proposa à Mordrain de le remplacer. Celui-ci accepta et le laissa seul jusqu'à l'aube.

Ce fut Ascelin qui se leva le premier, et tout de suite il remarqua que quelque chose clochait. Nulle part il ne voyait leurs chevaux, qui normalement avaient été entravés non loin d'eux. Il réveilla l'Ours et Mordrain, et tous trois rejoignirent Célinan. Celui-ci dormait à poings fermés. L'Ours, sans ménagement aucun, lui fila un coup de pied dans les côtes : « Hé ! Chevalier de pacotille ! Peux-tu nous dire où sont passées nos montures ? » Célinan ouvrit les yeux, et force leur fut de constater qu'il s'était tout simplement endormi durant sa garde et que les chevaux avaient bel et bien été dérobés. Ascelin leva les yeux vers le ciel : aucun oiseau de proie ne volait au-dessus de sa tête, c'était le plus mauvais des présages. Mais il n'allait pas se décourager pour autant. Il réveilla à leur tour les deux pages et incita ses hommes à marcher jusqu'au prochain village. Là, il négocierait pour obtenir des chevaux, et ils reprendraient leur voyage si subitement interrompu. Il regretterait Ombrage, une si bonne jument, c'était sur. Mais il ne fallait pas qu'il s'attarde sur cette mésaventure. Ses deux frères avaient besoin de lui, il le savait. Et il était prêt à tout pour les rejoindre. Ils allaient surement perdre une journée entière, peut-être plus, et il ne fallait pas qu'ils tardent d'avantage.

lundi 12 décembre 2011

Chapitre 22 : Nouvelle expédition

Dans la grande salle du donjon, dont les murs étaient ornés de tentures dans les tons de rouge et de bruns représentant d'anciennes batailles qui rappelaient les hauts faits de la chevalerie, Eudes s'était levé et faisait les cent pas sur les dalles de pierre. Face à lui, Ascelin, l'Ours, Mordrain et Célinan avaient pris place sur des sièges recouverts de cuir, et le regardaient aller et venir en silence. Eudes s'arrêta net et se tourna vers eux, les considérant à tour de rôle. « Et vous êtes certains que c'est ce que vous voulez réellement ? » demanda-t-il. Mais c'était pure formalité. Il connaissait déjà la réponse. Son frère cadet et les trois chevaliers présents étaient tombés d'accord depuis un moment déjà sur la façon de gérer leurs problèmes présents. Ce fut Ascelin qui prit la parole : « Il ne servirait à rien de partir avec une troupe, dit-il. Nous devons être rapides et discrets. A nous quatre nous pourrons rejoindre le prieuré de Rochebonne par des chemins que je connais sans attirer l'attention des moines soldats. Une fois là-bas, nous trouverons bien le moyen de délivrer Guilhem. 
_ Ils sont nombreux en la place », fit remarquer Eudes, encore sceptique quant à l'efficacité de la démarche. « La ruse et l'ingéniosité peuvent venir à bout d'une centaine d'hommes, intervint Célinan, tout en balayant leur petite assemblée du regard. Rappelez-vous, Messire, de la prise de la citadelle au nord d'Antioche. Le subterfuge d'un seul homme qui a réussi à y pénétrer, et les portes de la ville nous ont été ouvertes.
_ Je sais, répliqua Eudes, mais nous étions des centaines à attendre dehors. Et je m'en voudrais tellement s'il arrivait malheur à l'un d'entre vous.
_ Pour une fois, Eudes, intervint Ascelin, et sa voix résonna dans la pièce, peux-tu me faire confiance ? » Le frère aîné s'attarda à contempler son cadet, semblant hésiter encore sur la conduite à tenir. « En toi j'ai toute confiance, répondit-il. Mais ceux auxquels tu vas te mesurer sont bien pires que tout ce que tu as pu connaître jusqu'alors. » Le silence envahit de nouveau la salle, écrasante sous son haut plafond lambrissé. « Soit ! Reprit Eudes d'une voix ferme. Mes négociations ne donnant rien, rendez vous tous les quatre à Rochebonne, tentez de libérer Guilhem et, ceci fait, suivez Célinan jusqu'à Milan. Et ramenez-moi de gré ou de force cette outre à vin qui nous tient lieu de frère, ainsi que le parchemin que je lui ai confié. « Nous le ferons », fit l'Ours, rangeant à sa ceinture le coutelas avec lequel il n'avait cessé de jouer durant toute la réunion. Ascelin se leva alors, bientôt suivi des trois autres hommes, et se dirigea vers la sortie. Eudes l'interpella : « Ne t'en va pas tout de suite, mon frère. Je n'en ai pas encore fini avec toi. »

Lorsqu'ils furent seuls tous les deux, l'aîné se dirigea vers un angle de la pièce, ramassa le baudrier et le fourreau qui contenait son épée. Il la tira et la lame apparut, étincelante dans le contrejour qui inondait la pièce. La pointant vers le sol, il en tendit la garde à son frère cadet. « Prend-là, Ascelin, dit-il. Divine te servira à accomplir ce qui doit l'être. » Les yeux du jeune homme s'agrandirent sous l'effet de la surprise. «  Mais, Eudes. Cette épée est tienne. C'est un estramaçon, et toi seul sait la manier...
_ Tu apprendras à t'en servir, le coupa Eudes sur un ton péremptoire. Tout comme j'ai appris à ton âge. Et, crois-moi, après ça, tu ne pourras plus t'en passer. Maintenant, va, et prend garde à toi. »

Dehors, dans la cour rectangulaire bordée des hauts murs d'enceinte et dominée par le donjon, Mordrain avait retrouvé Claire et faisait quelques pas en sa compagnie. Le chevalier aux yeux verts, tiré à quatre épingles selon son habitude, formait au premier abord avec cette jeune femme à la mise sobre un couple des plus insolites. Mais de Claire, vêtue d'une simple robe unie en drap de laine, se dégageait tellement de féminité que personne ne se serait étonné de la voir escortée de Mordrain. « C'est demain que tu pars ? » lui demanda-t-elle en le dévisageant d'un air triste. Depuis peu, au grand plaisir du chevalier, elle avait adopté le tutoiement à son égard, se mettant par là-même sur un pied d'égalité avec lui. « Demain, oui », répondit-il simplement. Et, lui prenant la main, il se campa devant elle, la dominant d'une tête. Claire pressentit qu'il attendait quelque chose. Pas encore au fait des usages du grand monde, elle se mit à réfléchir à toute vitesse à ce qu'il pouvait bien espérer d'elle. Et le déclic se fit. D'un geste sur, elle ôta de sa chevelure une à une les épingles qui retenaient son voile couleur violine, et en fit don au chevalier, qui le reçut un sourire aux lèvres. Elle l'aida alors à nouer le fin tissu autour de son bras gauche, tandis qu'il lui déclarait posément : « Je le porterai nuit et jour en gage d'amour et son contact m'aidera à accomplir ma quête. » Et il resta auprès d'elle jusqu'à la tombée du jour. Demain, lorsqu'il reprendrait la route, elle rejoindrait un groupe de moniales cloitrées un peu plus loin dans la montagne, et ses journées se passeraient à attendre le retour des chevaliers et de leur seigneur Guilhem, rythmées par les hymnes et les prières de ses nouvelles compagnes.

De son côté, lorsque Ascelin dans la soirée revit son page dans les écuries, ce fut pour lui annoncer qu'il partirait sans lui le lendemain de bonne heure, le laissant aux bons soins de son frère Eudes. La Belette lui fit immédiatement comprendre que la perspective d'être mis de côté tandis que son maître allait au devant de nouvelles aventures ne lui agréait pas du tout. Et Ascelin eut beau lui rabâcher à quel point il avait de la chance de se retrouver au service d'un homme tel que le Comte Eudes, le gamin ne démordait pas du fait qu'il avait le sentiment d'être abandonné par lui. Suite à leur conversation, il se réfugia d'ailleurs dans une bouderie volontairement calculée dont il ne sortit que le lendemain matin pour remettre à son maître sa jument fraichement étrillée et équipée pour la route.

Le jour dit, les quatre hommes se retrouvèrent comme prévu dans la cour principale, juchés sur le dos de leurs montures qui, reposées et fringantes, ne demandaient qu'à prendre le départ. Célinan, qui visiblement n'avait pas dessoulé d'une de ses beuveries de la veille, avait du recourir à l'aide de deux palefreniers pour enfin réussir à se mettre en selle, et c'était par miracle qu'il s'y maintenait. Ascelin s'en était inquiété auprès de l'Ours et de Mordrain, lesquels avaient répondu, blasés, qu'une demi-journée de chevauchée ventre à terre suffirait à lui faire reprendre ses esprits, et que de toutes façons, là où ils allaient, il n'était pas question d'estaminets ou d'autres établissements de ce genre, et que par conséquent il n'y avait pas lieu de s'en alarmer. Après que Eudes les eut accompagnés jusqu'à la poterne, ils s'éloignèrent sur le chemin de terre qui les conduisait jusqu'au prochain village. Une fois sortis du Comté, ils emprunteraient des sentes obscures, évitant toute habitation, vivant de chasse et de cueillette, dormant au fond des bois les plus profonds, et cela jusqu'à ce qu'ils atteignent Rochebonne. Peu avant le premier bourg, et comme il fallait s'y attendre, les soeurs du Val, Justine et Mélisende, plus flamboyantes que jamais sous leur chevelure couleur de feu, les guettaient sur le bord de la route. L'Ours les appela et elles l'entourèrent aussitôt, admirant son coursier qui piaffait d'impatience, caressant le fourreau de son épée, touchant le bois de son arc qui dépassait en travers de sa selle. « Reviens-nous vite, dit l'une d'elles. Pas dans quatre ans, comme la dernière fois. » L'Ours, à les voir si impatientes, éclata d'un rire sonore, avant de leur répondre : « J'aurai trop peur de vous retrouver vieilles et décaties d'ici là. Comptez donc sur moi pour revenir le plus vite possible. » Et il se dégagea d'elles en éperonnant son cheval. Parvenu à la hauteur de Mordrain, il apostropha ce dernier qui, il le savait, n'avait rien perdu du spectacle. « Tu as eu tort de ne pas te joindre à nous ces derniers temps. Ces deux filles se sont plaintes de la froideur de ton accueil. » Mordrain, à ces mots, lui désigna le voile mauve qui ornait son bras : « Tu sais ce que cela signifie, l'Ours?
_ Ouais, répondit celui-ci, goguenard. Libre à toi si tu veux t'engager sur ce genre de chemin. Mais, crois-moi, je me suis fait une idée de la fille : il sera long et difficile. Tu n'es pas prêt de conclure avec elle.
_ Décidément, l'Ours, tu ne comprends rien à rien. Et si je te disais que l'idée de faire l'amour avec elle est plus forte que l'acte en lui-même, cela te dépasse, n'est-ce pas?
_ Si cela me dépasse? Le terme n'est pas tout à fait exact : dis plutôt que pour moi c'est inconcevable.
_ C'est bien ce que je pensais. Ta vision de l'Amour est finalement plutôt proche de celle de l'animal dont tu portes le nom. Je sais que tu vas tout faire pour me convaincre que j'ai tort. Mais, crois-moi, ce sera en pure perte, car il existe bien d'autres façons d'aimer une femme, et je saurais te le prouver. » L'Ours répliqua aussitôt : "Je suis prêt à parier avec toi qu'à notre retour de cette expédition, tu l'auras déjà oubliée dans les bras d'une autre. Mon coutelas pour gage, ça te va?
_ Ton coutelas? interrogea Mordrain, surpris par une telle offre. Celui qui te viens de Damas?
_Celui-là même. 
_ Pari tenu."
Et, sur ces derniers mots, Mordrain mit son cheval au galop, et le reste de la troupe adopta aussitôt son allure.

Depuis la tour des Soupirs, la Comtesse Mathie les vit s'éloigner, quatre petites silhouettes qui disparurent peu à peu à l'horizon comme happées par la forêt environnante. « Le chevalier Célinan est en route pour Milan, Madame. » Euric, son homme de main, surgi brusquement par une porte dérobée, venait de prononcer cette phrase. « Je sais, répliqua la Comtesse, et je suis prête à parier qu'il vous a donné du fil à retordre.
_ Comme vous me l'aviez dit, Madame. Il a fallu le repêcher au fin fond d'une taverne pour qu'il puisse se joindre à temps à l'expédition.
_ Cet homme n'a pas de parole, Euric, je vous avais prévenu. De plus, je sais à quel point il a perverti Hernaut. Et je n'ai jamais compris ce que ce dernier pouvait bien lui trouver.
_ Peut-être l'attrait de ce qui est défendu », précisa Euric. « Surement, fit la Comtesse, songeuse. En tous cas, il n'y a guère de danger qu'il contamine Ascelin.

mardi 6 décembre 2011

Chapitre 21 : Autres retours

Le claquement du bois contre le bois résonnait sous les tilleuls dont les immenses branches s'étalaient en ombrelles au-dessus de leurs têtes. Claire, habillée en garçon comme à son habitude, apprenait auprès de Mordrain les rudiments du combat au corps à corps sous le regard amusé de l'Ours qui, assis à quelques pas de là, était décidé à ne pas perdre une miette de ce spectacle qui lui paraissait ô combien insolite. Mordrain, dont la chemise blanche était maintenant auréolée de sueur, mit fin à l'affrontement d'un coup de bâton porté plus violemment que les autres. Claire lâcha le bout de bois qui lui servait d'arme tout en poussant un cri bref et aigu de douleur et de déconvenue. «  Désolé ! Fit son adversaire. Parfois j'oublie que c'est contre une femme que je me bats. En tout cas, cela prouve que tu es en net progrès. » S'essuyant le front d'un revers de manche, il se tourna vers leur unique spectateur : «  Qu'en penses-tu, l'Ours ? » Ce dernier eut un rictus qui en disait long sur son sentiment présent. « Autant apprendre à parler à ton cheval, dit-il. Mais elle a du courage, il faut le reconnaître. Peut-être arriveras-tu à lui donner des bases suffisantes pour qu'elle puisse se défendre seule contre une poignée de brigands sous-équipés.
_ C'est le but recherché », répliqua Mordrain qui, enveloppant son élève d'un regard protecteur, ajouta : « afin que le genre de mésaventure qui lui est advenu ne puisse plus jamais se reproduire. » Claire échangea un bref sourire avec lui, preuve fugace de leur complicité grandissante. L'Ours se leva d'un bond et, estimant qu'ils avaient pris suffisamment de bon temps au cours de cette matinée qui s'annonçait ensoleillée, les bouscula quelque peu : « Il serait peut-être bon de reprendre la route, vous ne pensez-pas, compagnons chevaliers. » Un clin d'oeil à la jeune femme lui fit comprendre que désormais il l'incluait dans cette confrérie habituellement réservée aux hommes. Après tout, elle avait fait ses preuves durant toutes ces journées où elle les avaient menés, prenant la place de leur maître légitime.

Après les deux semaines de voyage ininterrompu qui avaient suivi la mort du Balafré et la perte du parchemin, ils arrivaient enfin en vue des contreforts ardennais. A aucun moment depuis, ils n'avaient éprouvé le besoin de se cacher. Les bourgades traversées jusqu'alors leur avaient réservé un accueil des plus enthousiastes. Ils étaient loin d'être les seuls à effectuer le retour de Terre Sainte. Une fois même, ils s'étaient trouvés mêlés à un groupe de chevaliers qui se rendaient plus au nord, et avait partagé avec eux le gîte et le couvert durant plusieurs jours. Et aujourd'hui, de nouveau seuls avec Claire pour unique compagnie, c'est d'un cœur réjoui que l'Ours et Mordrain devinaient dans le lointain les sombres forêts humides dont chaque route leur était si familière. Une fois parvenus à l'intérieur du massif, Mordrain fit partager à Claire son amour pour sa terre natale, lui décrivant chaque arbre inconnu d'elle, elle qui n'avait eu pour horizon que les régions plus au sud, et qui s'étonnait de la majesté des hêtres et de la silhouette fournie des sapins, ainsi que de la luxuriance des sous-bois. L'Ours suivait derrière en silence, tenu en respect par la beauté des lieux et l'esprit encombré des souvenirs que cette région lui évoquait. A environ une heure de Fiercastel, ils traversèrent un village dans lequel plus d'un habitant, délaissant ses occupations en cours, se précipitait sur le seuil de sa porte ou à l'une des fenêtres pour les saluer et échanger avec eux quelques familiarités. Même s'ils n'étaient pas encore arrivés sur leurs propres terres, situées encore à quelques heures de marche de là, ici, ils étaient néanmoins déjà chez eux. A la sortie du village, deux jeunesses rouquines, surement deux paysannes d'après leur tenue vestimentaire, étonnamment semblables par leur physique, les attendaient sur le bord de la route. L'Ours se fendit d'un sourire radieux à leur vue et s'exclama à l'adresse de son compagnon : « Regarde, Mordrain, qui voilà ! Les sœurs du Val. Qui aurait pu croire que, quatre ans plus tard, elles se languiraient encore de nous ? » Et, éclatant de rire, il s'approcha des deux filles, en souleva une de terre pour la mettre en croupe derrière lui. Tout en riant à son tour, après avoir arrangé ses jupes, la jolie rousse passa ses bras d'une blancheur de lait autour de sa taille et, de ses lèvres pulpeuses, inonda son cou de taureau de baisers, ce qui le fit rire encore plus. La seconde jeune femme, copie conforme de la première, s'arrêta aux pieds de Mordrain dans l'espoir que celui-ci l'enlèverait à son tour. «  Salut à toi, beau chevalier, dit-elle. Tu es enfin revenu. J'espère que les charmes de l'Orient ne t'ont pas fait oublier tes vieilles amies. 
_ Non, répondit Mordrain, gêné, un pâle sourire aux lèvres. Je ne t'ai pas oubliée, Mélisende. Ni ta sœur jumelle, Justine. A moins que ce ne soit le contraire, car vous vous ressemblez tellement. Si tu veux faire un bout de route avec nous jusqu'à Fiercastel, monte en croupe derrière la demoiselle que voici », fit-il en désignant Claire. «  Oh ! Je vois, répondit la supposée Mélisende. Non, je te remercie, mais je préfère vous suivre à pied. Si tu le permets, nous vous accompagnerons jusqu'au château, histoire de causer un peu. Après tout, cela fait longtemps que nous ne nous sommes vus. »
Et les deux chevaliers trainèrent leur escorte en jupons le temps de rejoindre Fiercastel. Lorsque celui-ci apparut, dressé sur le bleu du ciel tel une démonstration de puissance, l'Ours et sa cavalière descendirent de leur monture et les deux sœurs sans pudibonderie aucune l'entourèrent de leurs bras et se laissèrent embrasser sur la bouche à tour de rôle. Mordrain, du haut de son cheval, assistait à la scène avec une froide indifférence. Et tandis qu'ils franchissaient le fossé qui menait à la première des poternes, il se retourna néanmoins pour répondre aux baisers qu'elles lui envoyaient du bout des lèvres par un timide sourire qui les fit glousser de plaisir.

Eudes, prévenu de leur arrivée, les attendaient à l'intérieur même du donjon. Il vint à leur rencontre du fond de la pièce principale, sortant de l'ombre, presque royal dans son surcot de satin d'un bleu intense qui lui arrivait aux chevilles, aussi bleu que ses yeux, et aux longues manches fendues qui trainaient sur le sol de pierres. Il embrassa les deux chevaliers avec une sincérité et une simplicité que ne laissait pas supposer son allure princière. Mais ils étaient tous les deux, après ses frères, ce qu'il avait de plus précieux, et les liens qu'ils avaient tissé au fil des ans, dans le sang et la sueur des batailles, valaient bien ceux de la parenté. Ils lui revenaient indemnes aujourd'hui, par cette belle journée de printemps, mais l'absence de Guilhem s'imposant à lui d'emblée, ainsi que la présence de cette femme étrangère, qu'il trouva au premier coup d'oeil d'une beauté tragique, le poussèrent à les accabler de questions sans leur laisser le temps de récupérer de leur longue chevauchée. Ils les écouta, l'air grave, s'exprimer à tour de rôle, lui décrivant le sauvetage de Claire, le guet-apens des moines soldats, l'enlèvement de Guilhem, la mort accidentelle du Balafré, la perte du parchemin. Cela faisait beaucoup à entendre. Eudes, une fois leur récit terminé, se tourna vers la jeune femme et prit le temps de l'étudier, comme si un examen minutieux de celle-ci pouvait lui apporter des réponses quant à ce qu'il convenait de faire désormais. Claire, la tête haute, subit sans broncher ce regard inquisiteur qui lui rappelait étrangement celui de l'homme auquel elle devait la vie et l'honneur. Puis, comme sortant d'un rêve, il s'adressa aux deux chevaliers en ces termes : « Guilhem est entre les mains de nos ennemis, et Hernaut s'est fabriqué une cage dorée à Milan, d'où, à ce que l'on m'a dit, il n'est pas prêt de sortir. Maintenant, mes espoirs se tournent vers Ascelin, qu'il nous faut désormais attendre. Lorsqu'il nous aura rejoint, ce que j'espère du plus profond de mon cœur, nous déciderons ensemble de ce que nous ferons. Néanmoins, en attendant, comme je ne puis me résoudre à abandonner Guilhem, je vais me servir de mes relations pour négocier sa libération, ou tout du moins dans un premier temps, m'assurer que ses conditions de détention ne sont pas trop dures. Mais je manque à tous mes devoirs. Damoiselle, je vais vous faire conduire auprès de ma mère. Vous résiderez chez elle et y trouverez le repos nécessaire après un tel voyage. Quant à vous, mes chers compagnons, je vous invite à vous délasser et à vous restaurer à mes côtés. Nous rendrons ensuite hommage au Balafré qui était un homme de bien et qui va nous manquer à tous, c'est certain. » Et, sur un signe de leur maître, des serviteurs se précipitèrent pour répondre aux désirs de chacun d'entre eux.

Une semaine plus tard, le souhait formulé par Eudes se réalisa : Ascelin, flanqué de la Belette, pénétrait à son tour sous le couvert de la forêt ardennaise. L'enfant avait déjà changé et sa croissance, après sa maladie, semblait s'être accélérée. Il prenait insensiblement, jour après jour, le chemin de l'adolescence sans que son maître, habitué à le voir, ne s'en rende vraiment compte. Pour le moment, le jeune seigneur était tout à ses retrouvailles avec sa terre natale. Comme s'il l'avait accompagné jusque là dans le but de lui montrer le chemin, un faucon planait dans l'air au-dessus de leurs têtes et il ne disparut à leur vue que lorsque les frondaisons des hêtres mirent un écran d'ombre et de lumière entre eux et le ciel. Pour Ascelin, c'était un bon présage. La présence du rapace était pour lui symbole de protection et de bonheur. Enfin, il revenait au foyer, et il avait hâte de revoir ses frères, de les écouter raconter les anecdotes de leurs odyssées respectives. Lui, il n'avait en fait pas grand chose à dire, à part sa rencontre avec la Belette. Ce qui s'était passé durant son séjour chez les guérisseuses et pendant sa retraite au fin fond de la forêt vivaraise, il ne se sentait pas encore prêt à le partager avec qui que ce soit.

Arrivé face à la forteresse, sa jument pressa d'elle-même le pas. « Regarde, la Belette, fit remarquer Ascelin, on dirait qu'Ombrage reconnaît l'endroit. » Il respira à fond l'air environnant, humant l'odeur de mousse et de terre humide qui lui parlait si bien. Le château se dressait devant lui, identique à l'image qu'il en avait gardée en partant. A deux pas des douves, un jeune arbre couvert de feuilles d'un vert tendre attira son attention. «  La Belette ! S'exclama-t-il . C'est le jeune chêne que j'ai planté il y a maintenant cinq ans de ça. Vois comme il est beau maintenant. » Et, un sourire aux lèvres, il poussa sa monture sur le pont de pierre qui dominait les douves.

Quelques heures plus tard, Ascelin, ayant abandonné la Belette aux soins d'un autre écuyer chargé de le renseigner sur les usages du château et de lui faire visiter les lieux, descendait le long escalier qui menait à la tour des Soupirs en compagnie de son frère Eudes. Il venait de rendre visite à sa mère, lui apportant par sa présence l'étincelle de bonheur qui lui permettrait de s'accrocher de nouveau à la vie au milieu du deuil de l'un de ses fils. Eudes avait été présent lors du récit de son voyage qu'il avait fait à la Comtesse, et maintenant, il commençait à y voir clair sur la situation présente. «  Toi non plus tu n'as pu ramener le parchemin à bon port, disait-il à son frère tout en descendant les marches. Après moi et Guilhem, il ne reste plus qu'Hernaut à en détenir un exemplaire. Toutes nos chances reposent désormais sur ses épaules. Connaissant Hernaut, c'est loin de me rassurer.
_ Mais il y a quelque chose d'étrange dans toute cette histoire, coupa Ascelin, pensif.
_ D'étrange ? De quoi veux-tu parler ? » Les deux frères, tout en devisant, atteignirent le donjon dans lequel ils résidaient désormais. Eudes y pénétra le premier et, arrivé devant l'immense cheminée pour l'instant éteinte, fit face à son frère pour insister de nouveau : « Vas-y. Parle ! Si tu as une idée derrière la tête.
_ Ecoute-moi bien, Eudes. Peut-être vas-tu trouver que j'ai une imagination débordante, mais c'est le feu qui a détruit ton parchemin, n'est-ce pas ?
_ Oui. Et alors ?
_ Et bien, si toi c'est par le feu que tu l'as perdu, il se trouve que celui de Guilhem a été détruit par la terre, et quant au mien, c'est l'eau qui me l'a définitivement endommagé. Tu ne trouves pas cela bizarre, non ?
_ Qu'est-ce que tu cherches à me dire ? Qu'il y a quelque chose de pas naturel derrière tout ça ?
_ En quelque sorte, oui. Je pense qu'il est question de sorcellerie... » Ascelin ne put pas en dire plus. Eudes partit d'un rire qui résonna dans toute la pièce. « Ah, petit frère ! Je confirme que ton imagination n'a pas de limites. Je te retrouve là exactement comme lorsque tu étais adolescent. Le premier à croire aux histoires qu'on nous narrait, enfants, pour nous faire rêver ou pour nous faire peur. » Ascelin regarda son frère de biais, déçu qu'il prenne son hypothèse autant à la légère. «  Par contre, quelque chose en toi a changé depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, reprit Eudes en dardant sur lui son regard azuré. J'ignore encore quoi, mais je suis sur que tu n'es plus tout à fait le même. » Ascelin coupa court aux questions qu'il pressentait venir : «  Je vieillis, comme tout le monde, bien sur. » Eudes laissa tomber ses investigations et changea alors de sujet : « En parlant de vieillir, maintenant que nous sommes seuls, tous les deux, il faut que je t'entretienne d'un sujet qui nous tient à cœur, à notre mère et à moi-même. » Ascelin ne put s'empêcher de pousser un soupir. Il se doutait que son frère aborderait à un moment donné un tel chapitre. « Tu es désormais en âge de te marier, poursuivit Eudes. Or, nous t'avons trouvé un bon parti... » «  Pitié, coupa Ascelin. » « Attend donc de savoir avant de crier grâce, espèce de bourrique, dit le frère aîné. Il s'agit d'une de nos cousines, fille du Comte de Flandre et de Hainaut. Ton alliance avec elle nous seraient des plus profitables, car elle permettrait d'adjoindre des terres aux limites de Belombreuse. Elle se nomme Marie, et je te conseille vivement... » « Tu l'as vue de tes propres yeux ? L'interrompit Ascelin, pas loin de l'exaspération. » « Bien sur que je l'ai vue. J'ai même fait faire un portrait d'elle à ton intention.
_ Montre-le moi, alors », commanda Ascelin d'un air blasé. Eudes lui tendit un petit tableau qu'il avait gardé par devers lui durant toute la durée de leur conversation. Son jeune frère l'examina avec attention. L'image de la fille qu'il avait devant lui, peinte avec un certain talent, était celle d'une jeune blonde plutôt accorte, aux yeux d'un bleu qui n'avait rien à envier à ceux de la famille Belombreuse. «  Pas mal ! » Apprécia Ascelin. Eudes le regarda, surpris. Jamais son jeune frère n'aurait eu une telle réaction, auparavant. Et puis, soudain, il comprit. «  Je sais ce qui s'est passé et pourquoi je te trouve si changé, Ascelin. Regarde-moi bien et ne me ment pas. Tu as enfin connu ta première fille, c'est ça ? » L'intéressé leva vers lui ses yeux angéliques et à la façon dont il regarda son frère, il n'eut pas besoin de formuler de réponse. «  C'est ça ! S'exclama Eudes. Je suis dans le vrai. Viens dans mes bras, digne rejeton du Comte Haimon, je suis fier de toi. » Et, tout en l'enlaçant, il lui murmura à l'oreille : «  Tu ne seras pas déçu, je te le promets. »

Lorsque Ascelin quitta momentanément son frère pour s'enquérir de son page, il le trouva dans la cour principale en compagnie d'un garçon à peu près de son âge, mais plus grand et bien plus charpenté que lui, aussi noir de cheveux et d'yeux qu'un fils de maure. La Belette s'empressa de le lui présenter, ravi d'avoir trouvé un compagnon qui avait plus d'une chose en commun avec lui. « M'sire, fit-il en s'adressant à son maître, voici Flavien, fils de Baron. Lui aussi l'est page tout comme moi. L'est venu avec le comte Eudes. » Ascelin, après avoir gratifié le jeune garçon d'un sourire de bienvenue, ne put s'empêcher de morigéner la Belette : « Fais donc un effort lorsque tu parles. Et, par la Sainte Lance, essaie donc de te débarrasser de cet accent déplorable. Combien de fois te l'ai-je dit ? » L'enfant fit la moue, vexé d'être ainsi réprimandé devant son tout nouvel ami. « J'essaierai, Messire », fit-il dans un effort qui lui semblait presque surhumain. « Voilà, c'est déjà mieux. » Commenta Ascelin, amusé de le voir soudain si appliqué. Et il les laissa tous les deux à leurs conversations d'adolescents.

Après avoir retraversé la cour, il lui pris l'envie d'arpenter les courtines. Enfant, il adorait se réfugier dans les hourds, ces cages de bois percées à intervalles réguliers d'étroites meurtrières, par lesquelles il pouvait voir des morceaux de vallée et de ciel que venaient strier par moment d'imprévisibles vols d'oiseaux. Alors qu'il prenait le chemin des fortifications, il se retrouva nez à nez avec Célinan qui, le reconnaissant, s'inclina devant lui, son éternel rictus aux lèvres entretenant le doute sur ses arrière-pensées. « Célinan ! Dit Ascelin en lui rendant son salut. Je sais pour Hernaut et pour ta requête qui le concerne. Je suis prêt à me joindre à toi pour aller le chercher. 
_ Seigneur Ascelin, votre implication me touche », répondit celui-ci, et une lueur rusée brilla fugacement au fond du puits de ses yeux noirs. « Mais nous devrons d'abord en discuter auprès de votre frère aîné. C'est pour cela qu'il me fait venir ici. » Célinan faillit prendre aussitôt congé de lui, puis se ravisant au dernier moment, il sortit d'une bourse qu'il dissimulait dans les plis de son manteau, un lacet de cuir auquel était suspendue, enchâssée dans de l'or pur, une pierre d'un bleu intense veinée de clair et de sombre. « Puisque je vous vois, dit-il, mon maître m'a chargé de vous remettre ceci. Il a acquis ce bijou sur un des marchés de Milan, et pensait vous en faire cadeau. » Ascelin prit l'objet et le fit tourner entre ses mains à la lumière du soleil. « C'est fort joli, fit-il, et c'est très aimable à mon frère de m'offrir un tel présent. Je le porterai volontiers, et ainsi mes pensées iront à lui.
_ A bientôt, alors », conclut Célinan en s'éloignant de lui, et il traversa la cour qui menait aux appartements du Comte Eudes.

lundi 28 novembre 2011

Chapitre 20 : Premier retour au pays

La forêt d'Ardenne était enfin devant lui, mer de collines d'un vert sombre qui lui évoquait en ressac les années de sa jeunesse. C'était à peine croyable cette faculté à reléguer les impressions du passé au plus profond de soi, et comme elles pouvaient ressurgir, presque intactes, à l'appel d'un paysage, d'un bruit ou d'une odeur. Célinan prit une longue bouffée d'air. C'était bien ça. Il reconnaissait ce parfum propre à la terre de ses aïeux, ce mélange d'essences forestières qu'il n'avait retrouvé nulle part ailleurs, cette humidité et cette fraîcheur qu'exhalait l'humus sombre. Partout autour de lui, les roches ténébreuses ressortaient du sol, comme autant de pierres tombales dressées là pour tous ses compagnons morts. Comment avait-il pu oublier cela? Pourtant, rien ne l'attendait au pays : ses parents n'étaient plus de ce monde, il n'avait pas de femme et, conséquemment, pas d'enfants. Peut-être quelques amours de passage, et les bâtards qui en étaient découlé. Ainsi que de vieux amis perdus de vue depuis longtemps, assurément. Il retrouva les chemins qu'il avait empruntés des années durant, pressant son cheval bai de les suivre. Que n'aurait-il donné pour une chope de bière, de celles qu'il savait écluser avec tant de facilité depuis ses années adolescentes? Pour l'heure, il se sentait las, pas seulement dans ses membres, que le voyage avait éprouvés. Mais surtout dans son âme. Las de guerroyer, las de traîner sur les routes, las de dormir n'importe où. Il y aurait un autre voyage, il le savait déjà. Mais il espérait que ce serait l'ultime, celui qui lui permettrait enfin de se poser quelque part dans ce beau pays d'Ardenne, et surtout qui légitimerait sa prétention à y posséder des terres.
A ses maisons de pierres, il reconnut le lieu-dit de la Haute Rivière, et il se souvint d'un estaminet dans lequel il avait passé pas mal d'heures de liesse. Des paysans sur le chemin, une faux sur l'épaule, le saluèrent, et il leur rendit leurs sourires. Il réalisa soudainement que l'image qu'il véhiculait était celle du chevalier de retour de croisade, et il perçut au fond de leurs yeux une nuance d'admiration. C'était vrai, il représentait pour eux un rêve inaccessible, malgré l'absence de toute tenue guerrière, et la poussière dont il était revêtu. Mais son allure, celle de son palefroi et les armes qu'il portait étaient bien celles d'un chevalier, cela ne faisait aucun doute aux yeux du commun des mortels. Et le fait qu'il semblait revenir d'un long voyage le rendait pour eux digne d'être regardé ainsi. Arrivé devant l'établissement, au coeur d'un hameau, il mit pied à terre. Autant qu'il s'en souvienne, rien n'avait changé ici. Un garçon d'écurie se précipita et lui offrit de s'occuper de sa monture. Aussi pénétra-t-il sans attendre dans la gargote par la porte entrouverte. L'intérieur non plus n'avait pas changé : les murs blanchis à la chaux ornés de trophée de chasse, les poutres du plafond noircies par la fumée, l'immense cheminée du fond, les bancs et les tables de chêne massif, tout y était à peu près comme la dernière fois où il y était entré. Le patron des lieux, petit homme accueillant au poil roux et fourni, au teint aussi laiteux que celui d'une jouvencelle, se précipita vers lui et, interloqué, marqua un temps d'arrêt. « Célinan? C'est bien toi, ou ma vue me joue des tours? » Célinan, le devançant, ouvrit tout grand ses bras pour l'envelopper d'une embrassade amicale. «  Oui, le Sourcier, fit-il tout en l'étreignant. Tes sens ne te trompent pas encore, c'est bien moi. » L'intéressé, se dégageant, recula d'un pas pour mieux le détailler. Et un sourire fendit en deux sa face enjouée. Célinan l'avait appelé par son surnom, celui qu'il avait trouvé un jour avec ses camarades de débauche comme étant le plus approprié pour désigner cet homme qui n'était jamais à cours de liquide pour étancher leur éternelle soif de jeunes libertins. Et cela le ramenait subitement plusieurs années en arrière. « Viens, Célinan, dit le tenancier, en le poussant vers l'un des nombreux bancs vides. Ne reste pas planté là. Tu dois être épuisé de ton voyage, et je suppose que tu as des tas de choses à nous raconter. Je t'offre une bière pour commencer, et des meilleures, tu peux me croire. » Ce à quoi le chevalier répondit aussitôt : « Pas la peine de m'offrir quoi que ce soit. Je suis désormais suffisamment riche pour que tu arrêtes de me faire crédit. » Et, jetant un coup d'oeil circulaire à la salle, il ajouta : «  D'ailleurs, c'est à moi d'offrir ma tournée. Ce n'est pas tous les jours qu'on revient de Terre Sainte. » Il s'aperçut alors que son offre avait un caractère plutôt modeste, vu le petit nombre de clients qui occupaient les lieux à cette heure. Deux hommes seulement s'avancèrent pour venir s'installer à sa table. Ils affichaient tous deux, de part leurs vêtements richement brodés, un luxe qu'il n'avait pas rencontré depuis longtemps. Avec surprise, il reconnut l'un d'eux, bien que les années soient passées par là et aient déjà apposé sur ce physique autrefois familier une marque indélébile. «  Bohémont! »  s'exclama Célinan. Et les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre. « Célinan! Est-ce bien toi? Est-ce vraiment toi? J'ai du mal à le croire. Tant d'hommes ne sont pas encore revenus de cette croisade, et peut-être ne reviendront jamais. Mais, par le sang du Christ! Tu es toujours le même.
_ Par contre, toi, fit Célinan sans ménagement, faisant allusion aux fils blancs qui ornaient les tempes de son vieux compagnon, on ne peut pas dire que le temps t'ai épargné. » Bohémont fit la grimace : « Toujours le mot pour faire plaisir, à ce que j'entends. » Puis, éclatant d'un rire tonitruant, il ajouta : «  Mais tu as raison, après tout. J'ai passé la quarantaine, et il faut bien que je me fasse une raison : ma jeunesse est déjà loin derrière. » A peine eut-il terminé sa phrase que le tenancier, suivi d'un de ses aides, apparaissait, les bras chargés de quoi se désaltérer largement. Célinan et ses deux invités du moment s'installèrent confortablement à la table la plus proche, tandis que le patron versait les bières sans d'ailleurs s'oublier lui-même, car il ne voulait rien perdre de ces retrouvailles inattendues. «  D'abord, commença Bohémont en s'adressant au chevalier, je tiens à te présenter mon bras droit, Bérenger, du village d'Aubrives. « Tu es toujours dans le commerce du bétail? » demanda Célinan. « Toujours dans le commerce, oui. Mais j'ai laissé tomber le bétail. Pas assez lucratif, comprends-tu? Maintenant j'achète et je vends des fourrures et des tissus, et de préférence des plus précieux. Ca, au moins, ça marche. Surtout avec les routes ouvertes sur l'Orient. 
_ Oh! Je vois. Fit Célinan, pensif. Le Comte Eudes a bien du ramener quelques soieries de grande valeur dans ses bagages. A propos, est-il de retour? » Bohémont sembla fort surpris de sa question. « Le Comte Eudes, de retour? S'exclama-t-il. Pas que je sache, non. On prétend qu'il aurait été vu récemment en Champagne. Il ne va pas tarder à arriver. Mais d'ailleurs, comment se fait-il que tu ne sois pas avec ses troupes? Tu es bien le vassal de son frère Hernaut, ou aurais-tu rompu tes liens avec celui-ci?
_ Les frères ont eu quelques divergences entre eux, et ils entreprennent séparément le voyage de retour. Et si je suis seul, sans Hernaut, c'est qu'il m'a chargé de transmettre de toute urgence un message à sa mère », mentit Célinan. Il ne se sentait pas de se lancer dans des explications au sujet de son maître, qui auraient eu pour effet de faire courir certains bruits à son sujet, vite repris par la population locale, et aussi vite déformés. Ainsi, il était le tout premier de l'expédition à avoir rallié le Comté. Dans un sens, cela l'arrangeait. Il n'aurait pas à affronter d'emblée les explosives colères du Comte qu'il risquait, il le savait, immanquablement de provoquer, et ça lui laissait le temps de préparer le terrain. « Avant que je me lance dans le récit de mes quatre années de campagne, dit-il, j'aimerais que vous me donniez un peu des nouvelles de la région. » Bohémont prit le temps de déguster sa gorgée de bière, laquelle était mousseuse et en-dessous aussi sombre et épaisse que les sous-bois de ce pays. « Hé bien, dit-il, la veuve du Comte Haimon a dirigé la région d'une poigne de fer en l'absence de ses fils, comme il fallait s'y attendre.
_ Oui, rétorqua Célinan, je sais à quel point Mathie peut faire preuve de fermeté. » «  Mathie la Muraille », c'est comme ça qu'il l'avait surnommée. D'abord parce que, lorsqu'il s'agissait de défendre ses intérêts et ceux de sa famille, on pouvait toujours s'escrimer pour la faire plier, et elle savait se montrer aussi lisse qu'un mur de forteresse ; et il y avait une seconde raison, plus triviale celle-là, selon laquelle ceux qui auraient eu la prétention de partager sa couche, à un moment ou à un autre, auraient tous lamentablement échoué. Sauf Haimon, bien sur, à qui elle était restée indéfectiblement fidèle. « Elle porte actuellement le deuil de son fils qui est tombé en Terre Sainte, poursuivit Bohémont, et elle sort rarement de sa tour ces derniers temps. Mais je peux te dire qu'il y a peu, elle était sur le terrain pour mater quelques baronnets révoltés aux frontières du nord. Et ceux-ci ont du renoncer à leurs prétentions, enfin pour le moment.
_ Je vois que les distractions ici sont toujours les mêmes », commenta Célinan.
_ Encore plus qu'avant. Depuis que les frères sont partis, ça n'a jamais autant bougé dans les baronnies alentour. Je pense qu'il est plus que temps qu'ils reviennent.
_ Bien, et à part ça?
_ Pas grand chose d'autre pour le moment. Mais je suppose que toi, par contre, tu as beaucoup à nous raconter.
_ Oh! Une semaine entière nuit et jour n'y suffirait pas. Alors, ouvrez bien vos oreilles, et sachez que tout ce que vous pourrez entendre de la part des ménestrels ne sera qu'une image déformée de la réalité. Par conséquent, fiez-vous plutôt à ce que je vais vous dire. » Ce disant, Célinan s'humecta encore une fois le gosier et s'installa confortablement tandis que ses auditeurs s'étaient déjà préparés à passer de longues heures en sa compagnie. Et, dans le calme propret du petit estaminet, il leur fit son récit jusqu'à une heure tardive de la nuit, récit entrecoupé de multiples questions auxquelles il répondait avec bonne grâce.

Deux jours plus tard, ayant réussi à obtenir une audience auprès de la Comtesse Mathie, Célinan empruntait le long escalier qui menait à la tour dans laquelle elle résidait désormais. Il était évident que, vu de n'importe où , le château de Fiercastel se révélait être une forteresse imprenable. Situé sur un promontoire rocheux de basalte noir, il se composait d'un solide donjon qu'entouraient quatre tours quasiment identiques. Il dominait fièrement la Semois, laquelle serpentait à ses pieds dans un écrin de prairies émeraude. Chaque tour avait un nom, en rapport avec un événement ou une particularité. Ainsi, celle dont Célinan gravissait les marches, nommée la tour des Soupirs, faisait allusion à certains jours particulièrement venteux où l'on avait réellement l'impression, une fois à l'intérieur, d'entendre les plaintes démultipliées de quelque géant au supplice. Il y avait également la tour du Pendu, la tour de l'Ours, et pour finir, celle du Ponant. Mais, sauf en ce qui concernait cette dernière, nommée à l'évidence par rapport à sa situation, Célinan ignorait pour les deux autres tours quelles étaient réellement les raisons qui les avaient fait endosser de tels noms. Chaque tour, véritable ouvrage de défense, était coiffée d'un hourd dont le toit se terminait en longue pointe vers le ciel, et elles étaient reliées l'une à l'autre au moyen de courtines ornées de mâchicoulis. La succession des marches semblait ne pas avoir de fin. Tout en suivant le dos courbé du serviteur qui lui servait de guide, il comprenait maintenant pourquoi la Comtesse sortait si peu de chez elle. Ils arrivèrent enfin en vue d'une plateforme, et se retrouvèrent rapidement au pied de la lourde porte en chêne qui était l'unique point d'accès aux lieux. La trappe du judas s'ouvrit sur un regard suspicieux qui, après avoir été amadoué par quelques mots prononcés par le domestique, consentit à leur laisser le passage. Le lourd ventail pivota alors sur ses gonds, et ils pénétrèrent dans le saint ses saints. Partout, cette pierre obscure, qui donnait sa sévérité et sa froideur aux salles qu'ils traversèrent, malgré les immenses tentures aux couleurs chaudes qui s'efforçaient de rendre l'endroit plus accueillant. Ils aboutirent enfin dans une vaste pièce, particulièrement élevée de plafond, meublée de coffres en bois sombre, avec en son milieu un siège haut semblable à une cathèdre, du genre de celles qui d'habitude supportaient des générations de postérieurs d'évêques. La Comtesse y était assise, et Célinan, abandonné par le serviteur zélé, se retrouva soudain seul en face d'elle. C'était une femme au physique inoubliable, au long cou qui lui conférait un port de tête altier, aux yeux d'un bleu glacial qui vous dévisageaient sans vous laisser la possibilité de vous y soustraire, aux cheveux d'un noir absolu, qui faisaient contraste avec la pâleur de son teint. Effectivement, vêtue d'une longue robe brune en tissu grossier, semblable à celles que les moines portaient, elle avait pris le deuil de son enfant. Elle attaqua d'emblée : « Chevalier Célinan, comment osez-vous revenir sans mon fils, mort ou vif? » Célinan s'était attendu à une telle réaction de sa part, il l'avait pratiquée maintes fois par le passé. Et il savait qu'elle ne le portait pas dans son cœur. « Je suis revenu sans lui car je n'avais d'autres solutions, répondit-il. Votre fils à Milan est tombé éperdument amoureux d'une jeunesse de quatorze ans, de noble naissance, et il refuse d'entendre raison et de revenir sur vos terres à moins qu'il ne réussisse à l'épouser.
_ Et quels obstacles à bénir cette union ?
_ Hernaut est démuni de tout bien, Madame, et celle qu'il convoite est bien trop au- dessus de sa condition actuelle.
_ Fadaises que tout ceci ! S'indigna la Comtesse. Mon fils est aussi digne d'être épousé que n'importe quel pair du royaume.
_ Il faut croire que le Comte d'Ildebrando Lambardi, père de la fille dont je vous parle, a oublié ce que signifiait le nom de votre famille, vu la façon dont il rejette Messire Hernaut. » La Comtesse le morigéna de ses yeux de glace. « Pourquoi êtes-vous ici exactement ? » Il savait que maintenant tout dépendrait de sa seule réponse. Il n'aurait pas de seconde chance. « Je suis là pour obtenir de l'aide, Madame. De l'aide de la part de vos autres fils. Seul, je n'ai aucune chance de vous ramener Hernaut. Mais Eudes, ou Guilhem, ou Ascelin, peu importe lequel d'entre eux, chacun d'eux saura ce qu'il faut faire pour le sortir de la souricière dans laquelle il s'est lui-même piégé. » Célinan resta suspendu aux lèvres de Mathie durant quelques secondes puis, n'obtenant pas de réponse immédiate, se crut obligé d'insister : « C'est un appel au secours, Madame la Comtesse. » Celle-ci se leva et descendit de son siège avec une majesté calculée. Elle le déshabilla du regard et il supporta l'examen sans broncher. « Aucun de mes fils encore en vie n'est encore rentré. Il vous faudra attendre, Chevalier Célinan. » Il se sentit alors envahi par une vague de soulagement bienfaisante. Elle venait de lui donner son assentiment pour de futures négociations avec ses fils. « J'attendrai le temps qu'il faudra, Madame », répondit-il en guise de conclusion.

Lorsque Célinan eut quitté les lieux, la Comtesse se dirigea vers la plus grande des tentures qui ornaient la pièce. En soulevant un pan, elle laissa sortir l'homme qui y était resté dissimulé durant toute la durée de son entretien. Crâne chauve, sourcils broussailleux surmontant un regard inquisiteur, Euric était son homme de confiance, celui auquel elle laissait accomplir toutes les besognes un tant soit peu délicates, voire même suspectes. « Hernaut m'a écrit une longue lettre, avoua-t-elle à ce dernier. Rien de ce que m'a dit le chevalier n'est en contradiction avec les termes de celle-ci. Mais je me méfie de Célinan. Aujourd'hui, il quémande de l'aide et est prêt à reprendre la route pour le ramener. Mais demain, peut-être oubliera-t-il ses engagements et se perdra-t-il dans quelque lieu de mauvaise vie comme il en a eu si souvent l'habitude. Euric, je veux que vous le fassiez surveiller. Et empêchez-le de quitter Belombreuse, au cas où il lui en prendrait l'envie. Je le veux à portée de main quand nous aurons besoin de lui. » Euric fit une courbette qui laissa voir son crâne luisant dans le demi-jour d'une meurtrière. « Il en sera fait selon votre bon vouloir, Comtesse. »

mardi 22 novembre 2011

Chapitre 19 : La Comtesse

Le cheval noir se rebiffa sous la main ferme d'Hernaut, se mit à reculer et à tourner sur lui-même. Son cavalier luttait pour le maîtriser, mais l'animal, sentant la proximité du sanglier, s'était mis à paniquer, hennissant et regardant le monde de ses yeux agrandis par la terreur. Il enfonça ses éperons dans les flancs de la bête, et celle-ci, ne trouvant plus d'échappatoire, fila en avant. Hernaut, en tenue de chasse, chemise blanche et sanglé de cuir roux au moyen de savants laçages, les cheveux retombant librement sur les épaules, avait aperçu le vieux solitaire quelques secondes auparavant, et il le savait embusqué dans le fourré de jeunes chênes vers lequel sa monture refusait obstinément de se rendre. Si seulement Célinan était resté auprès de lui. Il lui aurait trouvé le coursier idéal pour ce genre d'exercice. Il fallait reconnaître que, lorsqu'il s'agissait de chevaux, il n'y avait pas plus compétent que lui. Certes, il était souvent dénué de scrupules et plus têtu qu'une paire d'ânes, mais quand on lui confiait quelque chose, on pouvait le faire les yeux fermés. Il lui avait bien dégoté Colin, perle de page, intuitif et compréhensif comme personne, et doué d'une imagination à faire pâlir d'envie tous les faiseurs d'histoires de l'orient et de l'occident confondus. Mais Colin était encore si jeune. Il lui restait tellement à apprendre.

L'arrivée d'un groupe de veneurs montés, devancés de leurs chiens, le tira de ses réflexions. Les molosses noir et feu se mirent à redoubler d'aboiements, encerclant le fourré. Colin apparut sur son cheval, surgissant d'un bond. Il était suivi de près par le Comte et son épouse. Ce dernier avait organisé la chasse et y avait convié une bonne trentaine de personnes. Les chiens finirent par débusquer l'animal, et il leur apparut à tous en plein jour, splendide de puissance et de sauvagerie. Un des molosses, lui sautant à la gorge, fut repoussé d'un violent coup de boutoir et termina son assaut en piaillant comme un chiot et en faisant marche arrière. La meute de ses semblables partit alors à l'assaut du cochon, malgré la menace évidente de ses défenses. Le Comte d'Aldobrandi, se réservant la primeur, avança sa monture jusqu'au gibier, dégaina son épée et, d'un geste précis et rapide, ôta la vie à l'animal sauvage. Pour un tel adversaire, ni épieu, ni lance. L'épée était la seule arme digne d'en venir à bout. Des valets sortirent des buissons environnants pour récupérer les chiens, tandis qu'Hernaut, blasé par ce genre de spectacle, voyait la vie s'échapper à gros bouillons sanglants de la bête qu'il venait de traquer. Les cors sonnèrent la fin de la chasse, et tout ce beau monde sortit alors des bois, se regroupant en bordure de champ. Au milieu d'un vacarme d'aboiements, le dépeçage commença. Les sangliers abondaient cette année. On en était à la troisième prise de la journée. Hernaut se tourna vers Colin, désireux de recueillir ses impressions. Ce dernier venait de participer à sa première chasse à courre. « Alors? Demanda le seigneur. Cela te plait-il? » Colin, encore essoufflé et le visage rougi par sa cavalcade, avoua : « C'est très excitant. Mais je n'ai qu'une hâte maintenant, c'est de tenir moi-même l'épée. 
_ Tout viendra en son temps », rétorqua le jeune seigneur. Le père de Colin, occupé à la Croisade, n'avait guère eu le temps durant ces dernières années d'enseigner à son fils l'art de la vénerie, et Hernaut comptait bien rattraper le temps perdu en l'emmenant avec lui à chaque fois qu'il en aurait l'occasion.

Lorsque l'opération fut finie, la totalité des participants prit le chemin de retour vers le château, là où l'on allait apprêter un banquet mémorable. Hernaut but une gorgée de vin à la gourde que Colin lui tendit. Leurs montures écumantes avaient besoin de répit. Aussi rentrèrent-ils d'un pas tranquille. Il croisa la Comtesse qui, en présence d'une dame de compagnie, prenait le frais à l'ombre d'un vieux chêne. Le voyant arriver, elle l'interpella : « Seigneur de Belombreuse, c'est ça? » Elle ne lui avait jamais parlé et semblait douter de son identité. Hernaut afficha un sourire des plus aimables. « Pour vous servir, gente Dame. » Laissant sa suivante, elle poussa son cheval jusqu'à lui. « Me feriez-vous le plaisir de me tenir compagnie jusqu'aux portes du palais? » Le regard d'un bleu mauve qu'elle lui lança ne rappela que trop à Hernaut celui qu'il chérissait tant. Cette femme, maintenant âgée, avait du être particulièrement belle. Il retrouva en elle certaines expressions de Colombe qu'il affectionnait, et cela eut pour effet de le troubler. Elle aussi, remarqua-t-il, elle aimait porter du vert, lequel lui allait à ravir, comme le prouvait son impressionnante coiffe à cornes, orné d'un voile vaporeux de la même couleur, et son long bliaud de lin brodé d'or aux manches et à l'encolure. C'était une superbe amazone, bien digne d'engendrer une si jolie fille. Ils s'engagèrent sur le chemin, suivis à quelque distance d'un groupe de domestiques auquel Colin finit par se mêler. La Comtesse parlait d'une voix traînante, mâtinée d'accent italien. « Vous savez, attaqua-t-elle d'emblée, je n'ignore rien de ce qui se passe entre ma fille et vous.
_ Ce n'est un secret pour personne, tint à préciser Hernaut. J'aime votre fille et me targue de faire partie de la longue liste de ses prétendants.
_Certes, certes. » Elle le dévisagea comme si elle tenait à soupeser son béguin pour Colombe. « Je suis au courant, figurez-vous. Il s'agit de MA fille. Mais avec vous, c'est un peu différent.
_ Qu'entendez-vous par là? » S'étonna Hernaut. « Contrairement à tous les autres, elle vous aime en retour. Vous le saviez, ça? » Le jeune homme releva discrètement le défi de ces yeux incomparables avant de répondre : « Je l'espère, tout du moins. » La Comtesse, à ces mots, éclata d'un rire argentin : « Allons, Messire Hernaut, arrêtez de jouer avec moi. Vous la voyez en secret, n'est-ce pas? » Il prit dès lors le parti de ne rien lui cacher. Le contraire aurait de toutes façons été indélicat de sa part.
« Colombe et moi nous aimons réellement, Madame. Mais je puis vous jurer sur les tombes de mes ancêtres, même sur la Sainte Croix si vous préférez, que jusqu'à aujourd'hui, j'ai respecté sa fleur...
_ Encore heureux, s'exclama-t-elle. Fou que vous êtes! Je voulais vous prévenir que le Comte a des soupçons. Il va redoubler de vigilance à l'égard de sa fille. Alors, évitez de l'approcher désormais, avant qu'il ne vous arrive malheur. Mon mari n'a nullement l'intention de vous céder sa main et ses raisons sont bien sur celles que vous connaissez...
_ Oui, coupa Hernaut, maussade. Pas de terres, pas de fortune. Trop jeune encore peut-être.
_ Je ne vous le fais pas dire, reprit la Comtesse. Et vous avez perdu au tournoi. Il ne reviendra pas sur sa décision.
_ Comment? S'insurgea Hernaut. Je croyais que le mariage avec le chevalier Cavaletti avait été annulé?
_ Il l'a été. Et heureusement, d'ailleurs. Je me désespérais de la voir unie à cette brute infâme. Mais, comme vous l'avez si bien dit, vous êtes loin d'être le seul à briguer Colombe. » Quelque chose échappait en cet instant au jeune homme. Aussi questionna-t-il : «  mais, Comtesse, au final, de quel côté êtes-vous? » La réponse se fit aussitôt entendre, inébranlable : «  Je suis du côté de ma fille. » Hernaut regarda son profil délicatement courbé. Elle poursuivit : « Mais les filles de chez nous doivent obéissance à leurs pères qui les enjoignent de se marier pour procréer. » Elle se tourna de nouveau vers lui, le gratifiant d'un sourire consolateur : «  Je n'y puis rien, Hernaut, c'est ainsi. » Et, arrivant en vue de la ville, elle le laissa seul, perdu dans ses pensées, pour rejoindre sa dame de compagnie.

Après avoir laissé sa monture aux bons soins de Colin, Hernaut fila en ville. Il ne souhaitait pas participer au banquet. Il ne savait que trop comment cela allait se dérouler. Ripailles, beuveries, courbettes et, au milieu de tout ça, encore moins d'espoir qu'avant de pouvoir approcher Colombe, vu ce que sa mère venait elle-même de lui avouer. Il n'aspirait plus qu'à une chose : retourner à l'auberge, se changer, et se mettre en quête d'un estaminet dans le vin duquel il pourrait noyer sa contrariété. Et peut-être une rencontre galante lui redonnerait-elle un semblant de moral, quoique de ce côté-là, il en doutait. Il passa devant la petite église enserrée entre les immeubles et ne put que se féliciter d'avoir fait la démarche d'y mettre le parchemin à l'abri. Au moins, il n'avait plus à s'en préoccuper pour le moment.

Lorsqu'il pénétra dans sa chambre, quelque chose d'inhabituel l'interpella. Mais il lui fallut néanmoins se concentrer durant quelques secondes pour réaliser de quoi il s'agissait. Les objets qui lui appartenaient, vêtements, babioles acquises ces dernières semaines, tels que gobelets d'étain et une paire de poignards damasquinés, n'étaient pas à leur place coutumière. Ce qui le surprit d'autant plus que Colin avait de l'ordre, et mettait un point d'honneur à ce que tout soit disposé de façon pratique. La chambre venait d'être visitée, il en était maintenant certain. Il se saisit de l'une des dagues sertie d'or et d'argent qui avait été abandonnée sur le lit et fit le tour de la pièce en silence, examinant chaque meuble et chaque objet avec circonspection. Ce ne pouvait être que l'oeuvre des créatures du Pape. Visiblement, ils avaient cherché ici ce qui les intéressaient. Tout semblait avoir été retourné et fouillé méticuleusement, et aucune des choses qui pouvait avoir un tant soit peu de valeur n'avait été dérobée. Il s'était loué d'avoir confié le parchemin au prêtre, et il se rendait compte à quel point son idée avait été judicieuse. Cela avait été fait il y avait combien de temps? Un jour? S'il avait tardé ne serait-ce qu'un peu plus, c'en était fini de la mission que son frère Eudes lui avait confiée. De ce côté-là, il avait l'esprit en paix. Mais quant à Colombe... Faudrait-il qu'il y renonce? Il ne se sentait pas encore prêt à prendre une pareille décision. Comme l'existence pouvait être d'un compliqué, parfois! Il enviait Célinan. Lui au moins n'était en proie à aucun dilemme. Il se contentait de vivre sa vie au jour le jour, profitant de ce qu'elle lui apportait de mieux. Il avait l'impression de l'entendre : « Hernaut, ton comportement est stupide. Lâche cette fille une bonne fois pour toutes. Regarde! Les rues de Milan sont pleines de beautés faciles. Pourquoi te pourris-tu la vie pour quelque chose que tu n'obtiendras jamais? » Ah! Célinan. Où étais-tu à cette heure? Probablement à Fiercastel, accueilli comme un héros par la population locale. A moins que mon frère Eudes ne t'ai déjà jeté dans quelque cul de basse fosse pour m'avoir abandonné.