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lundi 28 novembre 2011

Chapitre 20 : Premier retour au pays

La forêt d'Ardenne était enfin devant lui, mer de collines d'un vert sombre qui lui évoquait en ressac les années de sa jeunesse. C'était à peine croyable cette faculté à reléguer les impressions du passé au plus profond de soi, et comme elles pouvaient ressurgir, presque intactes, à l'appel d'un paysage, d'un bruit ou d'une odeur. Célinan prit une longue bouffée d'air. C'était bien ça. Il reconnaissait ce parfum propre à la terre de ses aïeux, ce mélange d'essences forestières qu'il n'avait retrouvé nulle part ailleurs, cette humidité et cette fraîcheur qu'exhalait l'humus sombre. Partout autour de lui, les roches ténébreuses ressortaient du sol, comme autant de pierres tombales dressées là pour tous ses compagnons morts. Comment avait-il pu oublier cela? Pourtant, rien ne l'attendait au pays : ses parents n'étaient plus de ce monde, il n'avait pas de femme et, conséquemment, pas d'enfants. Peut-être quelques amours de passage, et les bâtards qui en étaient découlé. Ainsi que de vieux amis perdus de vue depuis longtemps, assurément. Il retrouva les chemins qu'il avait empruntés des années durant, pressant son cheval bai de les suivre. Que n'aurait-il donné pour une chope de bière, de celles qu'il savait écluser avec tant de facilité depuis ses années adolescentes? Pour l'heure, il se sentait las, pas seulement dans ses membres, que le voyage avait éprouvés. Mais surtout dans son âme. Las de guerroyer, las de traîner sur les routes, las de dormir n'importe où. Il y aurait un autre voyage, il le savait déjà. Mais il espérait que ce serait l'ultime, celui qui lui permettrait enfin de se poser quelque part dans ce beau pays d'Ardenne, et surtout qui légitimerait sa prétention à y posséder des terres.
A ses maisons de pierres, il reconnut le lieu-dit de la Haute Rivière, et il se souvint d'un estaminet dans lequel il avait passé pas mal d'heures de liesse. Des paysans sur le chemin, une faux sur l'épaule, le saluèrent, et il leur rendit leurs sourires. Il réalisa soudainement que l'image qu'il véhiculait était celle du chevalier de retour de croisade, et il perçut au fond de leurs yeux une nuance d'admiration. C'était vrai, il représentait pour eux un rêve inaccessible, malgré l'absence de toute tenue guerrière, et la poussière dont il était revêtu. Mais son allure, celle de son palefroi et les armes qu'il portait étaient bien celles d'un chevalier, cela ne faisait aucun doute aux yeux du commun des mortels. Et le fait qu'il semblait revenir d'un long voyage le rendait pour eux digne d'être regardé ainsi. Arrivé devant l'établissement, au coeur d'un hameau, il mit pied à terre. Autant qu'il s'en souvienne, rien n'avait changé ici. Un garçon d'écurie se précipita et lui offrit de s'occuper de sa monture. Aussi pénétra-t-il sans attendre dans la gargote par la porte entrouverte. L'intérieur non plus n'avait pas changé : les murs blanchis à la chaux ornés de trophée de chasse, les poutres du plafond noircies par la fumée, l'immense cheminée du fond, les bancs et les tables de chêne massif, tout y était à peu près comme la dernière fois où il y était entré. Le patron des lieux, petit homme accueillant au poil roux et fourni, au teint aussi laiteux que celui d'une jouvencelle, se précipita vers lui et, interloqué, marqua un temps d'arrêt. « Célinan? C'est bien toi, ou ma vue me joue des tours? » Célinan, le devançant, ouvrit tout grand ses bras pour l'envelopper d'une embrassade amicale. «  Oui, le Sourcier, fit-il tout en l'étreignant. Tes sens ne te trompent pas encore, c'est bien moi. » L'intéressé, se dégageant, recula d'un pas pour mieux le détailler. Et un sourire fendit en deux sa face enjouée. Célinan l'avait appelé par son surnom, celui qu'il avait trouvé un jour avec ses camarades de débauche comme étant le plus approprié pour désigner cet homme qui n'était jamais à cours de liquide pour étancher leur éternelle soif de jeunes libertins. Et cela le ramenait subitement plusieurs années en arrière. « Viens, Célinan, dit le tenancier, en le poussant vers l'un des nombreux bancs vides. Ne reste pas planté là. Tu dois être épuisé de ton voyage, et je suppose que tu as des tas de choses à nous raconter. Je t'offre une bière pour commencer, et des meilleures, tu peux me croire. » Ce à quoi le chevalier répondit aussitôt : « Pas la peine de m'offrir quoi que ce soit. Je suis désormais suffisamment riche pour que tu arrêtes de me faire crédit. » Et, jetant un coup d'oeil circulaire à la salle, il ajouta : «  D'ailleurs, c'est à moi d'offrir ma tournée. Ce n'est pas tous les jours qu'on revient de Terre Sainte. » Il s'aperçut alors que son offre avait un caractère plutôt modeste, vu le petit nombre de clients qui occupaient les lieux à cette heure. Deux hommes seulement s'avancèrent pour venir s'installer à sa table. Ils affichaient tous deux, de part leurs vêtements richement brodés, un luxe qu'il n'avait pas rencontré depuis longtemps. Avec surprise, il reconnut l'un d'eux, bien que les années soient passées par là et aient déjà apposé sur ce physique autrefois familier une marque indélébile. «  Bohémont! »  s'exclama Célinan. Et les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre. « Célinan! Est-ce bien toi? Est-ce vraiment toi? J'ai du mal à le croire. Tant d'hommes ne sont pas encore revenus de cette croisade, et peut-être ne reviendront jamais. Mais, par le sang du Christ! Tu es toujours le même.
_ Par contre, toi, fit Célinan sans ménagement, faisant allusion aux fils blancs qui ornaient les tempes de son vieux compagnon, on ne peut pas dire que le temps t'ai épargné. » Bohémont fit la grimace : « Toujours le mot pour faire plaisir, à ce que j'entends. » Puis, éclatant d'un rire tonitruant, il ajouta : «  Mais tu as raison, après tout. J'ai passé la quarantaine, et il faut bien que je me fasse une raison : ma jeunesse est déjà loin derrière. » A peine eut-il terminé sa phrase que le tenancier, suivi d'un de ses aides, apparaissait, les bras chargés de quoi se désaltérer largement. Célinan et ses deux invités du moment s'installèrent confortablement à la table la plus proche, tandis que le patron versait les bières sans d'ailleurs s'oublier lui-même, car il ne voulait rien perdre de ces retrouvailles inattendues. «  D'abord, commença Bohémont en s'adressant au chevalier, je tiens à te présenter mon bras droit, Bérenger, du village d'Aubrives. « Tu es toujours dans le commerce du bétail? » demanda Célinan. « Toujours dans le commerce, oui. Mais j'ai laissé tomber le bétail. Pas assez lucratif, comprends-tu? Maintenant j'achète et je vends des fourrures et des tissus, et de préférence des plus précieux. Ca, au moins, ça marche. Surtout avec les routes ouvertes sur l'Orient. 
_ Oh! Je vois. Fit Célinan, pensif. Le Comte Eudes a bien du ramener quelques soieries de grande valeur dans ses bagages. A propos, est-il de retour? » Bohémont sembla fort surpris de sa question. « Le Comte Eudes, de retour? S'exclama-t-il. Pas que je sache, non. On prétend qu'il aurait été vu récemment en Champagne. Il ne va pas tarder à arriver. Mais d'ailleurs, comment se fait-il que tu ne sois pas avec ses troupes? Tu es bien le vassal de son frère Hernaut, ou aurais-tu rompu tes liens avec celui-ci?
_ Les frères ont eu quelques divergences entre eux, et ils entreprennent séparément le voyage de retour. Et si je suis seul, sans Hernaut, c'est qu'il m'a chargé de transmettre de toute urgence un message à sa mère », mentit Célinan. Il ne se sentait pas de se lancer dans des explications au sujet de son maître, qui auraient eu pour effet de faire courir certains bruits à son sujet, vite repris par la population locale, et aussi vite déformés. Ainsi, il était le tout premier de l'expédition à avoir rallié le Comté. Dans un sens, cela l'arrangeait. Il n'aurait pas à affronter d'emblée les explosives colères du Comte qu'il risquait, il le savait, immanquablement de provoquer, et ça lui laissait le temps de préparer le terrain. « Avant que je me lance dans le récit de mes quatre années de campagne, dit-il, j'aimerais que vous me donniez un peu des nouvelles de la région. » Bohémont prit le temps de déguster sa gorgée de bière, laquelle était mousseuse et en-dessous aussi sombre et épaisse que les sous-bois de ce pays. « Hé bien, dit-il, la veuve du Comte Haimon a dirigé la région d'une poigne de fer en l'absence de ses fils, comme il fallait s'y attendre.
_ Oui, rétorqua Célinan, je sais à quel point Mathie peut faire preuve de fermeté. » «  Mathie la Muraille », c'est comme ça qu'il l'avait surnommée. D'abord parce que, lorsqu'il s'agissait de défendre ses intérêts et ceux de sa famille, on pouvait toujours s'escrimer pour la faire plier, et elle savait se montrer aussi lisse qu'un mur de forteresse ; et il y avait une seconde raison, plus triviale celle-là, selon laquelle ceux qui auraient eu la prétention de partager sa couche, à un moment ou à un autre, auraient tous lamentablement échoué. Sauf Haimon, bien sur, à qui elle était restée indéfectiblement fidèle. « Elle porte actuellement le deuil de son fils qui est tombé en Terre Sainte, poursuivit Bohémont, et elle sort rarement de sa tour ces derniers temps. Mais je peux te dire qu'il y a peu, elle était sur le terrain pour mater quelques baronnets révoltés aux frontières du nord. Et ceux-ci ont du renoncer à leurs prétentions, enfin pour le moment.
_ Je vois que les distractions ici sont toujours les mêmes », commenta Célinan.
_ Encore plus qu'avant. Depuis que les frères sont partis, ça n'a jamais autant bougé dans les baronnies alentour. Je pense qu'il est plus que temps qu'ils reviennent.
_ Bien, et à part ça?
_ Pas grand chose d'autre pour le moment. Mais je suppose que toi, par contre, tu as beaucoup à nous raconter.
_ Oh! Une semaine entière nuit et jour n'y suffirait pas. Alors, ouvrez bien vos oreilles, et sachez que tout ce que vous pourrez entendre de la part des ménestrels ne sera qu'une image déformée de la réalité. Par conséquent, fiez-vous plutôt à ce que je vais vous dire. » Ce disant, Célinan s'humecta encore une fois le gosier et s'installa confortablement tandis que ses auditeurs s'étaient déjà préparés à passer de longues heures en sa compagnie. Et, dans le calme propret du petit estaminet, il leur fit son récit jusqu'à une heure tardive de la nuit, récit entrecoupé de multiples questions auxquelles il répondait avec bonne grâce.

Deux jours plus tard, ayant réussi à obtenir une audience auprès de la Comtesse Mathie, Célinan empruntait le long escalier qui menait à la tour dans laquelle elle résidait désormais. Il était évident que, vu de n'importe où , le château de Fiercastel se révélait être une forteresse imprenable. Situé sur un promontoire rocheux de basalte noir, il se composait d'un solide donjon qu'entouraient quatre tours quasiment identiques. Il dominait fièrement la Semois, laquelle serpentait à ses pieds dans un écrin de prairies émeraude. Chaque tour avait un nom, en rapport avec un événement ou une particularité. Ainsi, celle dont Célinan gravissait les marches, nommée la tour des Soupirs, faisait allusion à certains jours particulièrement venteux où l'on avait réellement l'impression, une fois à l'intérieur, d'entendre les plaintes démultipliées de quelque géant au supplice. Il y avait également la tour du Pendu, la tour de l'Ours, et pour finir, celle du Ponant. Mais, sauf en ce qui concernait cette dernière, nommée à l'évidence par rapport à sa situation, Célinan ignorait pour les deux autres tours quelles étaient réellement les raisons qui les avaient fait endosser de tels noms. Chaque tour, véritable ouvrage de défense, était coiffée d'un hourd dont le toit se terminait en longue pointe vers le ciel, et elles étaient reliées l'une à l'autre au moyen de courtines ornées de mâchicoulis. La succession des marches semblait ne pas avoir de fin. Tout en suivant le dos courbé du serviteur qui lui servait de guide, il comprenait maintenant pourquoi la Comtesse sortait si peu de chez elle. Ils arrivèrent enfin en vue d'une plateforme, et se retrouvèrent rapidement au pied de la lourde porte en chêne qui était l'unique point d'accès aux lieux. La trappe du judas s'ouvrit sur un regard suspicieux qui, après avoir été amadoué par quelques mots prononcés par le domestique, consentit à leur laisser le passage. Le lourd ventail pivota alors sur ses gonds, et ils pénétrèrent dans le saint ses saints. Partout, cette pierre obscure, qui donnait sa sévérité et sa froideur aux salles qu'ils traversèrent, malgré les immenses tentures aux couleurs chaudes qui s'efforçaient de rendre l'endroit plus accueillant. Ils aboutirent enfin dans une vaste pièce, particulièrement élevée de plafond, meublée de coffres en bois sombre, avec en son milieu un siège haut semblable à une cathèdre, du genre de celles qui d'habitude supportaient des générations de postérieurs d'évêques. La Comtesse y était assise, et Célinan, abandonné par le serviteur zélé, se retrouva soudain seul en face d'elle. C'était une femme au physique inoubliable, au long cou qui lui conférait un port de tête altier, aux yeux d'un bleu glacial qui vous dévisageaient sans vous laisser la possibilité de vous y soustraire, aux cheveux d'un noir absolu, qui faisaient contraste avec la pâleur de son teint. Effectivement, vêtue d'une longue robe brune en tissu grossier, semblable à celles que les moines portaient, elle avait pris le deuil de son enfant. Elle attaqua d'emblée : « Chevalier Célinan, comment osez-vous revenir sans mon fils, mort ou vif? » Célinan s'était attendu à une telle réaction de sa part, il l'avait pratiquée maintes fois par le passé. Et il savait qu'elle ne le portait pas dans son cœur. « Je suis revenu sans lui car je n'avais d'autres solutions, répondit-il. Votre fils à Milan est tombé éperdument amoureux d'une jeunesse de quatorze ans, de noble naissance, et il refuse d'entendre raison et de revenir sur vos terres à moins qu'il ne réussisse à l'épouser.
_ Et quels obstacles à bénir cette union ?
_ Hernaut est démuni de tout bien, Madame, et celle qu'il convoite est bien trop au- dessus de sa condition actuelle.
_ Fadaises que tout ceci ! S'indigna la Comtesse. Mon fils est aussi digne d'être épousé que n'importe quel pair du royaume.
_ Il faut croire que le Comte d'Ildebrando Lambardi, père de la fille dont je vous parle, a oublié ce que signifiait le nom de votre famille, vu la façon dont il rejette Messire Hernaut. » La Comtesse le morigéna de ses yeux de glace. « Pourquoi êtes-vous ici exactement ? » Il savait que maintenant tout dépendrait de sa seule réponse. Il n'aurait pas de seconde chance. « Je suis là pour obtenir de l'aide, Madame. De l'aide de la part de vos autres fils. Seul, je n'ai aucune chance de vous ramener Hernaut. Mais Eudes, ou Guilhem, ou Ascelin, peu importe lequel d'entre eux, chacun d'eux saura ce qu'il faut faire pour le sortir de la souricière dans laquelle il s'est lui-même piégé. » Célinan resta suspendu aux lèvres de Mathie durant quelques secondes puis, n'obtenant pas de réponse immédiate, se crut obligé d'insister : « C'est un appel au secours, Madame la Comtesse. » Celle-ci se leva et descendit de son siège avec une majesté calculée. Elle le déshabilla du regard et il supporta l'examen sans broncher. « Aucun de mes fils encore en vie n'est encore rentré. Il vous faudra attendre, Chevalier Célinan. » Il se sentit alors envahi par une vague de soulagement bienfaisante. Elle venait de lui donner son assentiment pour de futures négociations avec ses fils. « J'attendrai le temps qu'il faudra, Madame », répondit-il en guise de conclusion.

Lorsque Célinan eut quitté les lieux, la Comtesse se dirigea vers la plus grande des tentures qui ornaient la pièce. En soulevant un pan, elle laissa sortir l'homme qui y était resté dissimulé durant toute la durée de son entretien. Crâne chauve, sourcils broussailleux surmontant un regard inquisiteur, Euric était son homme de confiance, celui auquel elle laissait accomplir toutes les besognes un tant soit peu délicates, voire même suspectes. « Hernaut m'a écrit une longue lettre, avoua-t-elle à ce dernier. Rien de ce que m'a dit le chevalier n'est en contradiction avec les termes de celle-ci. Mais je me méfie de Célinan. Aujourd'hui, il quémande de l'aide et est prêt à reprendre la route pour le ramener. Mais demain, peut-être oubliera-t-il ses engagements et se perdra-t-il dans quelque lieu de mauvaise vie comme il en a eu si souvent l'habitude. Euric, je veux que vous le fassiez surveiller. Et empêchez-le de quitter Belombreuse, au cas où il lui en prendrait l'envie. Je le veux à portée de main quand nous aurons besoin de lui. » Euric fit une courbette qui laissa voir son crâne luisant dans le demi-jour d'une meurtrière. « Il en sera fait selon votre bon vouloir, Comtesse. »

mardi 22 novembre 2011

Chapitre 19 : La Comtesse

Le cheval noir se rebiffa sous la main ferme d'Hernaut, se mit à reculer et à tourner sur lui-même. Son cavalier luttait pour le maîtriser, mais l'animal, sentant la proximité du sanglier, s'était mis à paniquer, hennissant et regardant le monde de ses yeux agrandis par la terreur. Il enfonça ses éperons dans les flancs de la bête, et celle-ci, ne trouvant plus d'échappatoire, fila en avant. Hernaut, en tenue de chasse, chemise blanche et sanglé de cuir roux au moyen de savants laçages, les cheveux retombant librement sur les épaules, avait aperçu le vieux solitaire quelques secondes auparavant, et il le savait embusqué dans le fourré de jeunes chênes vers lequel sa monture refusait obstinément de se rendre. Si seulement Célinan était resté auprès de lui. Il lui aurait trouvé le coursier idéal pour ce genre d'exercice. Il fallait reconnaître que, lorsqu'il s'agissait de chevaux, il n'y avait pas plus compétent que lui. Certes, il était souvent dénué de scrupules et plus têtu qu'une paire d'ânes, mais quand on lui confiait quelque chose, on pouvait le faire les yeux fermés. Il lui avait bien dégoté Colin, perle de page, intuitif et compréhensif comme personne, et doué d'une imagination à faire pâlir d'envie tous les faiseurs d'histoires de l'orient et de l'occident confondus. Mais Colin était encore si jeune. Il lui restait tellement à apprendre.

L'arrivée d'un groupe de veneurs montés, devancés de leurs chiens, le tira de ses réflexions. Les molosses noir et feu se mirent à redoubler d'aboiements, encerclant le fourré. Colin apparut sur son cheval, surgissant d'un bond. Il était suivi de près par le Comte et son épouse. Ce dernier avait organisé la chasse et y avait convié une bonne trentaine de personnes. Les chiens finirent par débusquer l'animal, et il leur apparut à tous en plein jour, splendide de puissance et de sauvagerie. Un des molosses, lui sautant à la gorge, fut repoussé d'un violent coup de boutoir et termina son assaut en piaillant comme un chiot et en faisant marche arrière. La meute de ses semblables partit alors à l'assaut du cochon, malgré la menace évidente de ses défenses. Le Comte d'Aldobrandi, se réservant la primeur, avança sa monture jusqu'au gibier, dégaina son épée et, d'un geste précis et rapide, ôta la vie à l'animal sauvage. Pour un tel adversaire, ni épieu, ni lance. L'épée était la seule arme digne d'en venir à bout. Des valets sortirent des buissons environnants pour récupérer les chiens, tandis qu'Hernaut, blasé par ce genre de spectacle, voyait la vie s'échapper à gros bouillons sanglants de la bête qu'il venait de traquer. Les cors sonnèrent la fin de la chasse, et tout ce beau monde sortit alors des bois, se regroupant en bordure de champ. Au milieu d'un vacarme d'aboiements, le dépeçage commença. Les sangliers abondaient cette année. On en était à la troisième prise de la journée. Hernaut se tourna vers Colin, désireux de recueillir ses impressions. Ce dernier venait de participer à sa première chasse à courre. « Alors? Demanda le seigneur. Cela te plait-il? » Colin, encore essoufflé et le visage rougi par sa cavalcade, avoua : « C'est très excitant. Mais je n'ai qu'une hâte maintenant, c'est de tenir moi-même l'épée. 
_ Tout viendra en son temps », rétorqua le jeune seigneur. Le père de Colin, occupé à la Croisade, n'avait guère eu le temps durant ces dernières années d'enseigner à son fils l'art de la vénerie, et Hernaut comptait bien rattraper le temps perdu en l'emmenant avec lui à chaque fois qu'il en aurait l'occasion.

Lorsque l'opération fut finie, la totalité des participants prit le chemin de retour vers le château, là où l'on allait apprêter un banquet mémorable. Hernaut but une gorgée de vin à la gourde que Colin lui tendit. Leurs montures écumantes avaient besoin de répit. Aussi rentrèrent-ils d'un pas tranquille. Il croisa la Comtesse qui, en présence d'une dame de compagnie, prenait le frais à l'ombre d'un vieux chêne. Le voyant arriver, elle l'interpella : « Seigneur de Belombreuse, c'est ça? » Elle ne lui avait jamais parlé et semblait douter de son identité. Hernaut afficha un sourire des plus aimables. « Pour vous servir, gente Dame. » Laissant sa suivante, elle poussa son cheval jusqu'à lui. « Me feriez-vous le plaisir de me tenir compagnie jusqu'aux portes du palais? » Le regard d'un bleu mauve qu'elle lui lança ne rappela que trop à Hernaut celui qu'il chérissait tant. Cette femme, maintenant âgée, avait du être particulièrement belle. Il retrouva en elle certaines expressions de Colombe qu'il affectionnait, et cela eut pour effet de le troubler. Elle aussi, remarqua-t-il, elle aimait porter du vert, lequel lui allait à ravir, comme le prouvait son impressionnante coiffe à cornes, orné d'un voile vaporeux de la même couleur, et son long bliaud de lin brodé d'or aux manches et à l'encolure. C'était une superbe amazone, bien digne d'engendrer une si jolie fille. Ils s'engagèrent sur le chemin, suivis à quelque distance d'un groupe de domestiques auquel Colin finit par se mêler. La Comtesse parlait d'une voix traînante, mâtinée d'accent italien. « Vous savez, attaqua-t-elle d'emblée, je n'ignore rien de ce qui se passe entre ma fille et vous.
_ Ce n'est un secret pour personne, tint à préciser Hernaut. J'aime votre fille et me targue de faire partie de la longue liste de ses prétendants.
_Certes, certes. » Elle le dévisagea comme si elle tenait à soupeser son béguin pour Colombe. « Je suis au courant, figurez-vous. Il s'agit de MA fille. Mais avec vous, c'est un peu différent.
_ Qu'entendez-vous par là? » S'étonna Hernaut. « Contrairement à tous les autres, elle vous aime en retour. Vous le saviez, ça? » Le jeune homme releva discrètement le défi de ces yeux incomparables avant de répondre : « Je l'espère, tout du moins. » La Comtesse, à ces mots, éclata d'un rire argentin : « Allons, Messire Hernaut, arrêtez de jouer avec moi. Vous la voyez en secret, n'est-ce pas? » Il prit dès lors le parti de ne rien lui cacher. Le contraire aurait de toutes façons été indélicat de sa part.
« Colombe et moi nous aimons réellement, Madame. Mais je puis vous jurer sur les tombes de mes ancêtres, même sur la Sainte Croix si vous préférez, que jusqu'à aujourd'hui, j'ai respecté sa fleur...
_ Encore heureux, s'exclama-t-elle. Fou que vous êtes! Je voulais vous prévenir que le Comte a des soupçons. Il va redoubler de vigilance à l'égard de sa fille. Alors, évitez de l'approcher désormais, avant qu'il ne vous arrive malheur. Mon mari n'a nullement l'intention de vous céder sa main et ses raisons sont bien sur celles que vous connaissez...
_ Oui, coupa Hernaut, maussade. Pas de terres, pas de fortune. Trop jeune encore peut-être.
_ Je ne vous le fais pas dire, reprit la Comtesse. Et vous avez perdu au tournoi. Il ne reviendra pas sur sa décision.
_ Comment? S'insurgea Hernaut. Je croyais que le mariage avec le chevalier Cavaletti avait été annulé?
_ Il l'a été. Et heureusement, d'ailleurs. Je me désespérais de la voir unie à cette brute infâme. Mais, comme vous l'avez si bien dit, vous êtes loin d'être le seul à briguer Colombe. » Quelque chose échappait en cet instant au jeune homme. Aussi questionna-t-il : «  mais, Comtesse, au final, de quel côté êtes-vous? » La réponse se fit aussitôt entendre, inébranlable : «  Je suis du côté de ma fille. » Hernaut regarda son profil délicatement courbé. Elle poursuivit : « Mais les filles de chez nous doivent obéissance à leurs pères qui les enjoignent de se marier pour procréer. » Elle se tourna de nouveau vers lui, le gratifiant d'un sourire consolateur : «  Je n'y puis rien, Hernaut, c'est ainsi. » Et, arrivant en vue de la ville, elle le laissa seul, perdu dans ses pensées, pour rejoindre sa dame de compagnie.

Après avoir laissé sa monture aux bons soins de Colin, Hernaut fila en ville. Il ne souhaitait pas participer au banquet. Il ne savait que trop comment cela allait se dérouler. Ripailles, beuveries, courbettes et, au milieu de tout ça, encore moins d'espoir qu'avant de pouvoir approcher Colombe, vu ce que sa mère venait elle-même de lui avouer. Il n'aspirait plus qu'à une chose : retourner à l'auberge, se changer, et se mettre en quête d'un estaminet dans le vin duquel il pourrait noyer sa contrariété. Et peut-être une rencontre galante lui redonnerait-elle un semblant de moral, quoique de ce côté-là, il en doutait. Il passa devant la petite église enserrée entre les immeubles et ne put que se féliciter d'avoir fait la démarche d'y mettre le parchemin à l'abri. Au moins, il n'avait plus à s'en préoccuper pour le moment.

Lorsqu'il pénétra dans sa chambre, quelque chose d'inhabituel l'interpella. Mais il lui fallut néanmoins se concentrer durant quelques secondes pour réaliser de quoi il s'agissait. Les objets qui lui appartenaient, vêtements, babioles acquises ces dernières semaines, tels que gobelets d'étain et une paire de poignards damasquinés, n'étaient pas à leur place coutumière. Ce qui le surprit d'autant plus que Colin avait de l'ordre, et mettait un point d'honneur à ce que tout soit disposé de façon pratique. La chambre venait d'être visitée, il en était maintenant certain. Il se saisit de l'une des dagues sertie d'or et d'argent qui avait été abandonnée sur le lit et fit le tour de la pièce en silence, examinant chaque meuble et chaque objet avec circonspection. Ce ne pouvait être que l'oeuvre des créatures du Pape. Visiblement, ils avaient cherché ici ce qui les intéressaient. Tout semblait avoir été retourné et fouillé méticuleusement, et aucune des choses qui pouvait avoir un tant soit peu de valeur n'avait été dérobée. Il s'était loué d'avoir confié le parchemin au prêtre, et il se rendait compte à quel point son idée avait été judicieuse. Cela avait été fait il y avait combien de temps? Un jour? S'il avait tardé ne serait-ce qu'un peu plus, c'en était fini de la mission que son frère Eudes lui avait confiée. De ce côté-là, il avait l'esprit en paix. Mais quant à Colombe... Faudrait-il qu'il y renonce? Il ne se sentait pas encore prêt à prendre une pareille décision. Comme l'existence pouvait être d'un compliqué, parfois! Il enviait Célinan. Lui au moins n'était en proie à aucun dilemme. Il se contentait de vivre sa vie au jour le jour, profitant de ce qu'elle lui apportait de mieux. Il avait l'impression de l'entendre : « Hernaut, ton comportement est stupide. Lâche cette fille une bonne fois pour toutes. Regarde! Les rues de Milan sont pleines de beautés faciles. Pourquoi te pourris-tu la vie pour quelque chose que tu n'obtiendras jamais? » Ah! Célinan. Où étais-tu à cette heure? Probablement à Fiercastel, accueilli comme un héros par la population locale. A moins que mon frère Eudes ne t'ai déjà jeté dans quelque cul de basse fosse pour m'avoir abandonné.

dimanche 13 novembre 2011

Chapitre 18 : Lourdes pertes

Depuis quelques jours déjà, Guilhem faisait toujours ce même cauchemar : il était à Jérusalem et marchait dans les rues de la ville, flanqué de la présence fidèle du Balafré. La cité, écrasée de soleil, semblait déserte. Ils s'arrêtaient devant un lieu de culte musulman et y pénétraient. Dès l'entrée, un spectacle abominable se dévoilait devant leurs yeux incrédules. Le sanctuaire était encombré de cadavres, ou tout du moins de ce qui pouvait en rester, car la plupart d'entre eux étaient atrocement mutilés. Des flots de sang les assaillaient de toutes parts, comme une marée immonde. Ils y pataugeaient tous les deux jusqu'aux genoux. Là, invariablement, Guilhem se réveillait, haletant et le corps couvert de sueur. Cette scène, elle lui avait été décrite par des chevaliers qui l'avaient réellement vécue à l'époque de la mise à sac de Jérusalem. Il n'avait certes pas lui même connu ce genre d'expérience, enfin, pas à ce point. Mais tout ce qu'on lui avait relaté à ce sujet l'avait définitivement marqué. Il pensait avoir relégué cette sombre histoire au plus profond de son subconscient, et cela, au début, avait été surement vrai. Mais, depuis, quelqu'un avait ramené à la surface de son être des choses qui étaient restées ensevelies depuis des lustres, déclenchant en lui tout un cortège d'images plus horrifiques les unes que les autres, le traumatisant irrémédiablement. L'homme auquel il avait été confronté, ou livré, tel était plutôt le mot exact, sous des dehors innocents, avait en lui tant de puissance maléfique qu'il finissait par vous retourner, faisant voler en éclat toute l'intégralité de votre personnalité. Ses yeux gris à l'expression si douce cachaient avec tellement d'habileté tant d'intrigues perverses qu'il s'y était laissé prendre comme tous les autres, baissant la garde au bout de quelques jours pour se retrouver finalement pris au piège dans les rets qui lui avaient été tendus. Et maintenant il en souffrait autant que s'il avait été atteint dans sa chair même. Mais cette souffrance, il la portait en lui tel un insidieux poison. Il y avait néanmoins, d'après ce que lui affirmait le même homme, quelque part une porte qui pouvait s'ouvrir à lui, le libérant définitivement de ses tourments. Il suffisait pour cela qu'il parle, qu'il verse dans l'oreille attentive qu'il avait quotidiennement devant lui les mots adéquats, ceux qui relataient l'histoire d'un certain parchemin. Mais ça, il ne pouvait s'y résoudre. Il savait que même s'il avouait, les plaies de son âme ne se refermeraient pas. Personne ne serait là pour les panser. Alors il préférait garder son mal pour lui, et les cauchemars reprenaient de plus belle, venant le torturer chaque nuit comme une paire de tenailles qui lui aurait broyé les chairs. Et, en surimpression à ses terreurs nocturnes, un nom apparaissait en lettres de feu, plus brûlant qu'un brasier, celui de Guillaume Messonnier.

Tandis que Guilhem luttait pour ne pas sombrer dans la folie au prieuré de Rochebonne, son escorte atteignait la Bourgogne sous des trombes d'eau. « Morbleu ! » Fit l'Ours. Et cette exclamation traduisait bien son sentiment présent.  « Si ça continue ainsi, ajouta-t-il, on va finir par pourrir sur pied. » Les trois chevaliers et leur dame avaient un aspect plutôt pitoyable sous l'averse incessante qui les accablait depuis leur départ de Mâcon. Les vêtements collés par la pluie, les cheveux plaqués sur leurs tempes, certains d'entre eux commençaient à ce régime à voir se réveiller de vieilles blessures ou d'anciens rhumatismes qu'ils avaient eu trop vite fait d'oublier. L'Ours souffrait de l'un de ses genoux, d'où son humeur de plantigrade harcelé qui était d'ailleurs bien dans le ton de son pseudonyme. Au Balafré un coup de lance, reçu au cours d'une embuscade non loin de Damas, se rappelait douloureusement à lui. Et Claire ruminait sa peine d'avoir abandonné Guilhem. Seul Mordrain, miraculeusement épargné par ce genre de soucis, caracolait en tête avec un moral pour quatre. Ce fut lui qui repéra le premier la masse d'une chaumière en bordure de route, et qui put déchiffrer l'enseigne que celle-ci arborait : « Une auberge ! » leur cria-t-il. Et il jeta un bref coup d'oeil à Claire, qui lui répondit d'un rapide hochement de tête. Visiblement, elle était exténuée, et la perspective de passer une nuit au sec était pour elle des plus attrayantes. C'est pourquoi il descendit de cheval et y pénétra seul afin de s'enquérir de la possibilité d'un gîte et d'un couvert. Lorsqu'il en ressortit, ce fut pour annoncer à ses compagnons de voyage qu'ils pouvaient enfin s'offrir la halte qu'ils espéraient tant.

La salle commune était peu fréquentée. Seuls quelques chalands et une poignée de pèlerins s'étaient arrêtés là, bien heureux de pouvoir profiter de la chaleur des lieux. Certains, surpris par les pluies qui n'en finissaient plus, s'étaient installés déjà depuis la veille et trompaient leur ennui en ripaillant et en jouant à des jeux de hasard à la lumière des chandelles qui parsemaient de leurs lueurs jaunâtres les lourdes tables en chêne qui ornaient la pièce. Et, bien que l'endroit fusse loin d'être rempli, des braillements et des clameurs se faisaient entendre au point d'envahir les lieux d'un bourdonnement permanent. Au fond, dans une grande cheminée, mijotait depuis des heures dans un chaudron un mélange de viandes et de légumes qui ne cessait, par l'intermédiaire de deux jeunes gens zélés, d'alimenter les écuelles tendues, tandis que l'aubergiste, un grand homme sec et efficace, faisait les cent pas sur le sol de terre battue, veillant à ce que ses clients aient toujours un pichet de vin bien rempli à portée de main. Les trois chevaliers venaient de dîner copieusement entre eux, Claire ayant préféré dès le début se cloitrer dans sa chambre, plus épuisée qu'affamée à l'heure présente. Et ils s'éternisaient à deviser autour de leurs gobelets d'étain. L'Ours, à peine arrivé dans les lieux, avait prit le temps de détailler dans cette ambiance claire-obscure chaque figure présente, dévisageant un à un tous les hôtes de cette salle. Et sa conclusion avait été catégorique : aucun moine dans les parages, aucun individu suspect, rien apparemment qui aurait du les inquiéter. « On dirait qu'il nous ont lâchés pour de bon », fit-il à l'adresse de ses compagnons, en revenant sur ses impressions premières. « Normal, répondit le Balafré. Ils détiennent Guilhem. Pour eux nous ne sommes que du menu fretin. Et il avait vu juste en confiant le... l'objet à Claire. » Tout de même, la prudence restait de mise en ces lieux publics, et ils continuaient de prendre certaines précautions pour parler de ce qui les préoccupaient. Mordrain vida d'un trait le fond de son gobelet, et fit mine de se lever du banc qu'il occupait. L'Ours le retint promptement par la manche. « Hé ! Dit-il. Où comptes-tu filer à cette heure ? La soirée n'est pas finie, à ce que je sache. On pourrait se divertir un peu, pour une fois. » D'un mouvement brusque, Mordrain se dégagea. « Lâche-moi, veux-tu, l'Ours ? Je remonte à l'étage. Nous avons laissée Claire seule là-haut, et même si tu n'as rien repéré de louche, moi, je reste sur mes gardes, et je ne tiens pas à ce qu'on nous l'enlève, elle aussi. » Son compère en face de lui repéra aussitôt la faille : « Il me semble que tu t'inquiètes un peu trop pour elle ces derniers temps », lui déclara-t-il tout de go, une lueur d'amusement dans ses yeux sombres. Mordrain, visiblement, ne trouva pas la réplique à son goût. Il le terrassa du regard. « Qu'est-ce que tu entends exactement par-là ?
_ Oh, rien de spécial. C'était juste une remarque comme ça...
_ Alors, tes remarques, tu peux les garder pour toi. » L'Ours, au vu de la réaction, trouva l'occasion trop belle. Il poursuivit : « Au départ, ce n'était qu'une simple remarque, effectivement. Mais le fait que tu réagisses de manière aussi sanguine laisserait à penser que c'est bien plus sérieux que ça n'en a l'air. » Mordrain, se dressant de toute sa taille, le défia alors, et sa voix, bien que maîtrisée, trahissait son énervement : « Ecoute-moi bien, l'Ours. Ici, il n'y a pas de rivière où tu pourrais espérer me noyer. Aussi ne rêve pas trop cette fois-ci de l'emporter sur moi au cas où je décide de relever le défi. » Ayant porté le coup qu'il voulait, le chevalier aux yeux verts fit un pas en arrière, décidé à les quitter pour de bon. Et puis, brusquement, il se ravisa. S'approchant de nouveau de l'Ours, il le regarda bien en face : « Et puis, si le fait que je me préoccupe de cette fille te pose un problème, après tout, dis-le moi une bonne fois pour toutes. » C'est alors que le Balafré, jusque-là impassible, se leva brusquement et, prenant Mordrain par les épaules, l'éloigna sensiblement de son acolyte. « Es-tu fou, Mordrain ? », dit-il suffisamment bas pour ne pas être entendu de toute la salle, dont il sentait les regards intrigués se braquer peu à peu sur eux. «  Tu veux vraiment nous faire repérer, ou quoi ? Tu ne vois donc pas qu'il plaisante ?
_ Plaisanter, lui ? Répondit l'intéressé dans un murmure. Tu es encore loin de le connaître, alors. » Et, sans plus insister, il leur tourna les talons, les plantant tous les deux là, au milieu de la salle, parmi les voyageurs qui, non sans quelques chuchotements à leur égard, s'étaient remis à leurs occupations du moment.

Le lendemain, les nuages chargés de pluie avaient laissé place à une éclaircie qui, même si l'éclat du soleil était encore loin de réchauffer efficacement la terre, avait au moins l'avantage de redonner aux voyageurs l'envie de reprendre la route. Mordrain était déjà dehors à les attendre, à la tête des chevaux, quand Claire et les deux autres chevaliers se décidèrent à quitter l'auberge. Il avait disparu depuis son altercation de la veille avec l'Ours, et ce dernier le soupçonna d'avoir été dormir dans les écuries, évitant ainsi de partager pour une fois le lit de ses deux comparses. Des brins de paille dans ses cheveux confirmèrent l'Ours dans ses suppositions. Ils n'échangèrent pas un mot entre eux, cette fois-ci, se contentant de se dévisager posément. Baldric savait que s'il ne remettait pas de l'huile sur le feu, cette brouille finirait par s'effacer avec le temps. Claire ne fut pas dupe. En chemin, elle remarqua bien que quelque chose n'allait pas. Ce chevalier, d'habitude si plein d'allant et d'éloquence, traînait un peu à l'écart, cette fois-ci sombre et semblant perdu dans ses pensées. Elle en fit part au Balafré, qui lui tenait compagnie depuis des lieues déjà. « Mais qu'a donc Mordrain ? Il semble si absent aujourd'hui, alors que le soleil brille. Hier, c'était tout le contraire, il me semble. Il était le seul à être de bonne humeur pendant que des trombes d'eau nous tombaient dessus.
_ Ce n'est rien, Damoiselle, répondit le Balafré. Une simple altercation entre l'Ours et lui. Il vaut mieux qu'ils s'évitent quelque temps au contraire, sinon ça risquerait de mal tourner. Cela leur arrive parfois, vous savez. Mais, qu'y faire ? Un jour ils s'entendent comme larrons en foire, et le lendemain sont comme chien et chat. »

La journée passa sans plus d'incident, mais leur progression fut considérablement ralentie car la boue des chemins, dans laquelle les sabots des chevaux s'enfonçaient et qu'ils retiraient avec peine dans un suçotement désagréable, les obligea à louvoyer quelque peu, sans compter les cours d'eau qui avaient débordé de leur lit, et qu'il fallait éviter ou traverser selon le cas. Quand le soir arriva, il fut évident qu'ils n'auraient pas le temps de se mettre à la recherche d'un lieu pour loger, que ce soit les portes d'un bourg, les lumières d'un village ou même une auberge ou une simple chaumière isolée. Ils s'étaient enfoncés dans des bois verdoyants et épais, et il n'en voyaient pas encore le bout. Des paysans ou des voyageurs, souvent occupés à désembourber leurs carrioles, rencontrés fréquemment en début de journée, il ne restait maintenant plus personne sur les chemins, et ils avaient la sensation d'être seuls au monde. L'Ours désigna un tertre un peu à l'écart de la voie qu'ils suivaient, planté de pins dont les aiguilles avaient recouvert le sol d'une épaisse couche. Là, ils pourraient s'arrêter pour s'y reposer. Le ciel n'était pas menaçant, et de toutes façons, ils n'avaient guère d'autres choix possibles. Le tertre était en contrebas d'une colline plus haute, et une coupe récente avait dégarni les flancs de celle-ci, réduite désormais à une lande rase. Ils en déduisirent qu'un village devait être bâti dans les environs, mais ils n'avaient pas le courage de chercher plus loin, et les ombres de la nuit commençaient à grignoter le jour. Claire avait réussi à dérider Mordrain, en se joignant à lui en cours de journée et en lui offrant le charme de sa conversation, qu'il semblait apprécier pour le moment plus que celle de ses compagnons d'armes. Après avoir entravés leurs chevaux dans une clairière d'herbes hautes à quelques pas de là, ils s'assirent sur le frais et moelleux tapis forestier qui embaumait la résine, et le Balafré apporta des peaux de loups, qu'il étendit par terre. Ils en auraient besoin pour dormir à la belle étoile, car l'humidité ambiante se faisait déjà sentir. Mordrain tendit à chacun des brins de menthe sauvage, qu'il prenait un plaisir évident à mâchonner. De toutes façons, ils n'auraient rien d'autre à se mettre sous la dent ce soir. L'Ours lui opposa un refus catégorique en grommelant dans sa barbe : « Tout juste bon pour les vaches, ça ! » Ce à quoi un sourire amusé découvrant des dents blanches et luisantes dans le crépuscule lui fut répondu. Et la nuit se répandit peu à peu sur eux comme une couverture épaisse.

Des heures s'étaient déjà écoulées lorsque Claire se sentit arrachée à son sommeil, et elle éprouva la sensation de deux bras solides qui la saisissaient avec fermeté, la soulevant de terre dans un mouvement énergique, tandis qu'elle percevait autour d'elle les premières lueurs de l'aube qui rosissaient l'horizon et qu'un grondement sourd se faisait entendre, accompagné de craquements et paraissant grandir de minute en minute. Elle vit le visage de Mordrain juste au-dessus du sien, et reçut en pleine face son haleine mentholée. Le chevalier l'avait enlevée dans ses bras et, malgré la charge, courait à perdre haleine entre les troncs des pins. A ses côtés, elle devina la course identique d'un autre homme, qu'elle ne put identifier. Elle cria, comme prise de panique. Mordrain freina subitement, et la déposa avec légèreté dans l'herbe. Ses pieds nus foulèrent un instant le sol humide. Le bruit avait atteint une intensité tout juste supportable. Elle eut à peine le temps de chercher dans les yeux de son compagnon la raison de tout ce tintamarre que, sans se donner le répit de reprendre son souffle, il la saisit par la main et l'entraîna plus avant, essayant visiblement de mettre le plus de distance possible entre eux et l'origine du bruit. Leur course prit fin après quelques minutes, lorsque le chevalier se retourna enfin pour évaluer l'ampleur du désastre. Elle comprit alors, en regardant dans la même direction que lui, ce qui s'était passé. Une coulée de boue avait balayé le bois de pins dans lequel ils s'étaient réfugié, et rien dès lors n'aurait pu arrêter les tonnes de terre qui dévalaient devant leurs yeux effarés. De longs moments s'écoulèrent, sans qu'ils puissent s'arracher à ce spectacle terrible et stupéfiant que leur dévoilait les premières lueurs du jour. Et le grondement commença à décroitre lentement, tandis que les troncs, balayés comme de vulgaires échardes de bois, continuaient leur descente dans des éclatements et des grincements sinistres. Mordrain vérifia la présence de L'Ours à ses côtés et les regards des deux hommes essoufflés se croisèrent durant quelques secondes. Puis, lâchant la main de Claire, il lança un appel qui couvrit un moment le raffut décroissant de la forêt brisée : « Balafré, où es-tu ? » Son cri fut repris par l'Ours et ils répétèrent à maintes reprises le nom de leur camarade, mais seuls la terre et les arbres leur répondaient à chaque fois, à leur façon. Mordrain s'adressa à l'Ours entre deux appels : « Pourtant, j'étais certain qu'il nous avait suivi.
_ Peut-être est-il de l'autre côté ?  Suggéra Baldric. Nous devrions attendre un peu que cela cesse et aller voir là-bas.  Il est fort probable que, pour le moment, il ne puisse pas nous entendre. » Alors, tout en guettant le moindre signe de vie, ils laissèrent la terre s'apaiser peu à peu, et ce fut seulement lorsque le silence eut repris possession des lieux que, tout en lançant de sonores appels, ils se dirigèrent à nouveau vers l'endroit où ils avaient dormi. Au passage, ils réussirent à ramener l'une de leurs montures, lesquelles avaient sans peine brisé leurs entraves, et s'étaient égaillées dans les bois. Il serait bien temps plus tard de partir à leur recherche. Pour l'instant, seul le Balafré comptait à leurs yeux. Lorsqu'ils arrivèrent sur les lieux, plus rien n'était reconnaissable. Seule une gangue d'argile fraîche d'une couleur indéfinissable, d'où sortait des centaines de branches, de troncs et de feuilles mêlées s'étalait devant eux. Mordrain prit son courage à deux mains et, ôtant ses bottes, pénétra à pas lents dans la marée boueuse. Il fut bientôt suivi de son compagnon. Claire les attendit, comme pétrifiée, en lisière du marasme. Elle ne connaissait que trop ce genre de phénomène. Trop de coupes d'arbres, jointes à de fortes pluies, avaient vite fait de vous réveiller la terre et de la rendre aussi dangereuse qu'un torrent en furie. Elle réalisa soudain que le parchemin, avec lequel elle dormait, avait sans doute été emporté par la vague glaiseuse. Mais elle ne pouvait se lamenter sur cette perte. Pour elle, malgré ce que lui avait dit Guilhem, c'était la vie de ces hommes qui comptait avant tout.

Il furent vite hors de vue, mais leurs cris, poussés par intervalles, la renseignaient surement sur leur position. Et puis, à un moment donné, plus rien. De nouveau ce silence de mort qui vous prenait à la gorge en faisant monter l'angoisse. C'est avec soulagement qu'elle les vit réapparaître, mais ils étaient seuls et, à voir leur air à tous les deux, empreint de gravité et de tristesse, elle comprit alors qu'il n'y avait plus d'espoir. « Il est mort, dit Mordrain. Il a été emporté par la colline. Seule une de ses mains dépasse de ce tas de boue.
_ Nous allons lui donner une sépulture décente, ajouta l'Ours. Cela prendra le temps qu'il faudra de l'extirper de là, mais il nous faut le faire. »

Ce ne fut qu'après plusieurs heures qu'ils se retrouvèrent tous les trois autour de la sépulture improvisée du Balafré, monticule de pierres sensé le protéger des bêtes sauvages, surmonté d'une simple croix de deux branches liées. Ils l'avaient enterré avec ses armes et son équipement complet de chevalier, comme s'il était mort au cours d'un combat. Ils prirent le temps de se recueillir devant lui et, lorsqu'ils eurent fini de lui rendre hommage, l'Ours se détourna et partit de son côté à la recherche des chevaux échappés. Claire se retrouva seule avec Mordrain. Elle quêta dans ses yeux verts une étincelle de révolte et d'espoir, comme elle lui avait souvent vu au cours de leur périple. Mais elle n'y trouva qu'une infinie tristesse. Alors elle mit sa main droite dans les siennes. Mordrain, l'air absent, la porta à ses lèvres et y déposa un fugace baiser. Et puis, ce fut tout. Se détournant d'elle, il alla rejoindre l'Ours dans sa quête de chevaux. Mais Claire eut l'intuition de ce que cela signifiait. Mordrain venait de lui parler en langage codé. Celui des cours princières de l'Occident. Certes, il savait qu'elle ne pouvait tout comprendre, n'étant pas de son monde. Mais il comptait bien lui expliquer un jour tout ce que cela impliquait.

lundi 7 novembre 2011

Chapitre 17 : Parcours initiatique

D'impressionnantes falaises calcaires dominaient les gorges. De leur sommet, on pouvait voir le moutonnement des monts tout autour, avec l'impression d'un espace vierge qui n'en finissait plus. Et la vue portait en contrebas sur la rivière argentée dont les eaux inaccessibles se déversaient lentement d'un bassin à un autre. De tout côté ce n'était que pins sylvestres, sapins, chênes sessiles et pubescents, et au milieu de tout ça, quelques châtaigneraies s'accrochaient aux pentes. Partout des arbres remarquables, d'une taille souvent exceptionnelle. Ascelin se repérait aux lichens qui couraient sur les troncs. Il venait de s'accorder une pause, et se repaissait pour le moment de la vue plongeante qui s'offrait à lui. Quelques nuées cotonneuses, effilochées le long des affleurements rocheux, lui rappelèrent la veille pluvieuse qu'ils avaient supportée des heures durant. Mais aujourd'hui, le soleil s'était mis à poindre, et ses rayons ascendants venaient leur réchauffer le coeur. C'est là-bas qu'il voulait aller, au-delà des sommets qui s'étalaient devant lui, au plus profond de la sylve. Il talonna sa jument. La Belette ne nourrissait pas un enthousiasme particulier pour ce genre d'endroit. Trop de bestioles inconnues et pas assez de gens à qui parler, avait-il dit. Il préférait de loin les villages dans lesquels on pouvait trouver un peu de soupe et de pain pour se caler l'estomac et un abri au sec pour passer la nuit. Le régime gibier et baies sauvages, rien que d'y penser, cela finissait par le répugner. Tout ça, c'était bon pour les nobles, habitués à se repaître depuis leur plus jeune âge du produit de leurs chasses, mais surement pas pour lui. Heureusement, il y avait des compensations. Au contact de ce jeune seigneur, son bras chaque jour devenait plus fort à manier le bâton, et son assurance allait en croissant. Ascelin lui dispensait ses leçons par tous les temps, avec une régularité telle qu'il était assuré de faire des progrès. Et sa conversation, émaillée d'anecdotes guerrières, alimentait ses rêves de chevalerie. Mais, depuis qu'il avait retrouvé son seigneur, celui-ci avait adopté un comportement pour le moins original. Cette idée d'abord de s'enfouir au plus profond des forêts, au lieu de suivre les routes comme l'aurait fait n'importe quel voyageur censé. Et puis ces histoires de loup. Depuis qu'il lui en avait parlé, il n'en avait pas vu la queue d'un, de loup. A peine si la nuit il entendait leurs hurlements lointains. Son maître ne cessait pas de l'intriguer.

Plusieurs jours passèrent et ils s'enfonçaient de plus en plus dans la contrée sauvage. Le Vivarais les accueillait en son sanctuaire, mais ils ignoraient jusqu'à son nom, et les terres traversées, surement propriétés de quelque seigneur local, leur paraissaient inexplorées et comme abandonnées depuis des siècles. Les vallons bleutés couverts de résineux évoquaient de plus en plus à Ascelin ses forêts ardennaises et il aspirait à retrouver la fraîcheur et l'humidité des sous-bois du nord. Il ressentait quelque chose qu'il n'avait jamais ressenti jusqu'à présent, comme une liberté retrouvée, qui se traduisait en lui par un bien-être du corps et de l'esprit. Plusieurs fois, il avait revu le loup, mais seulement lorsqu'il était seul ou que La Belette était profondément endormi. A la longue, il s'était attaché à ces yeux jaunes qui surveillaient le moindre de ses gestes. Et il allait jusqu'à s'inquiéter de ne pas le voir de deux ou trois jours. Et puis, il lui arrivait de plus en plus souvent de partir en solitaire dans la forêt, laissant là le garçon sous prétexte d'une recherche de nourriture. Il allait alors à travers les fourrés, jusqu'au plus profond des bois, et se fondait dans la nature des heures durant, écoutant les geais se disputer de branche en branche, repérant les traces d'ours dans la glaise fraîche. Il était en train de vivre sans en être vraiment conscient une passion fusionnelle. Et il ne se passait pas de jour où il ne confiait son corps nu à la rivière, où il ne mêlait son souffle à la brise, où ses paumes ne caressaient les antiques troncs crevassés, et où il n'offrait sa semence à l'humus sombre. La forêt était sa maîtresse, et il en était devenu l'un de ses plus ardents amants. Par pudeur, et surtout par crainte d'être incompris, il ne pouvait faire partager à son jeune page ces instants de bonheur primitif. Il se sentait d'ailleurs un peu coupable de l'abandonner là, dans ce milieu que l'enfant considérait comme hostile et, par compensation, lorsqu'il était de retour, redoublait d'attention à son égard. Il lui ramenait des brassées de cèpes trouvés au hasard de ses longues marches et, connaissant son goût pour ce genre de champignons, les lui apprêtait du mieux qu'il le pouvait. Ou bien il prenait le temps d'écrire sur le sol, à l'aide d'un bâton, les lettres de l'alphabet, l'initiant peu à peu à les déchiffrer. Et puis, il n'omettait pas, à la veillée, de lui relater quelques anecdotes nouvelles, puisées dans le répertoire de ses souvenirs récents de seigneur croisé. Et chacune de ses histoires étaient pour lui l'occasion de donner à l'enfant de quoi méditer jusqu'au prochain de ses récits. Ainsi lui avait-il expliqué comment un moine, dénommé Pierre Barthélémy, avait pu à lui seul galvaniser les troupes franques dont le moral était tombé au plus bas, en prétextant avoir trouvé dans le sol devant Antioche la sainte lance qui avait percé le flanc de Jésus-Christ. En réalité, tous les chevaliers présents lors de cette découverte savaient que le morceau de fer rouillé qu'il avait extrait de la terre devant eux n'était qu'une supercherie, mais cette pseudo-trouvaille avait eu néanmoins pour effet de redonner à l'ensemble des croisés un tel moral que, dopés par la présence de la fausse relique, ils en écrasèrent ce jour-là les turcs avec une détermination spectaculaire. Ce qui prouvait bien que de simples mensonges pouvaient déplacer les foules, en servant la cause de ceux qui les inventent.

Ascelin, un matin, revenait de la chasse. Il avait déjà sacrifié au loup, rencontré en cours de route, la moitié du cuissot d'un jeune chevreuil, tué de ses propres flèches quelques instant auparavant. Toute cette viande, ils l'avaient en surabondance de toutes façons. Il arriva en vue de leur abri nocturne. La veille au soir, la pluie s'était remise à tomber, et il avait déniché en toute hâte une anfractuosité de rocher qui formait une petite grotte, asile fortuit qui leur avait permis de passer la nuit au sec. Se penchant sous l'aplomb de basalte sombre, l'animal mort en travers des épaules, il se faufila dans l'antre fraîche et obscure dans laquelle il avait laissé la Belette deux bonnes heures auparavant. Sa vue, encore emplie de la lumière du jour qui inondait l'extérieur, mit quelque temps à s'accommoder de la pénombre ambiante. Il finit par distinguer la forme de l'enfant, allongée sur le sol poussiéreux. « Pas encore debout », fit-il remarquer. La Belette prenait du bon temps, à ce qu'il voyait. Le soleil serait bientôt à mi-course, et il comptait l'entraîner encore une heure durant, comme il l'avait fait jusque là quotidiennement. L'enfant, à l'entendre, réagit à peine. Ascelin laissa tomber lourdement le chevreuil à terre, se débarrassa en hâte de son arc et de son carquois empli de flèches, et fit un bond en avant pour se retrouver, agenouillé, au côtés de son page. Ce dernier, malgré la douceur environnante, claquait des dents. Ascelin posa une main sur son front qui, comme il s'y attendait, était bouillant. La Belette s'était attrapé à coup sur une de ces maladies qui décimaient les hommes, sournoise telle un serpent qui s'attaque à sa proie. Il était évident que le climat de ces lieux ne lui convenait pas. Le jeune seigneur se mit à culpabiliser : combien il se sentait fautif de l'avoir traîné jusqu'ici à sa suite, et cela malgré ses réticences. Tout ça pour se laisser porter par ses pulsions du moment, n'écoutant que le chant de ses désirs personnels. Et la Belette, maintenant, qui risquait à tout moment de crever à cause de son égoïsme. Il se reprit, souleva légèrement la tête de l'enfant, et le força à boire ce qui restait dans sa gourde. Puis il se releva, alla seller les chevaux et, rassemblant leurs affaires, prépara leur départ imminent. Il installa l'enfant sur le garrot de sa jument et, montant derrière lui, l'enlaça de ses bras vigoureux. Le feu qui consumait le petit corps malade l'irradiait peu à peu. Il allait dès maintenant rejoindre les endroits où résidaient les hommes, quittant pour de bon cette nature sauvage qu'il aimait tant. Le salut de son compagnon en dépendait désormais.

Après des heures de chevauchée entre les troncs innombrables, une plaine apparut à leurs yeux, et les aboiements des chiens au lointain les avertirent qu'ils étaient désormais revenu dans l'autre monde, celui dans lequel ils étaient nés et où ils avaient grandi. Le premier hameau rencontré leur fut totalement hostile. Aucun des paysans présents ne voulait se charger d'un enfant malade, atteint de surcroît d'une maladie inconnue, capable sans nul doute de propager une terrible épidémie. Ce ne fut qu'au second regroupement de chaumières qu'Ascelin et son page trouvèrent un accueil à dimension humaine. La maison qui accepta de les héberger était occupée par un bœuf, des chèvres et une poignée de moutons, qui fournissaient à leur possesseur la chaleur des corps et le lait des mamelles indispensables à la survie. Les sens d'Ascelin, purifiés par des journées entières de vie forestière, eurent au début un peu de mal à se réhabituer à ces odeurs et à ces bruits de ferme. C'est pourquoi il préféra laisser rapidement la Belette entre les mains expertes d'un moine du voisinage, que le propriétaire des lieux avait appelé à la rescousse, et il opta pour l'étage d'une grange attenante et sa paille craquante afin d'y passer la nuit. L'odeur était toujours présente, mais masquée par celle du foin.

Il fit quelques pas dans le village, apprenant ainsi que ce dernier avait pour nom la Butte aux Fadres, car il était bâti sur un tertre, et que les terres appartenaient, d'après ce qu'il put glaner comme informations, à la riche famille des Montlaur. Partout les paysans défrichaient les bois, maniant la hache avec persévérance, faisant reculer peu à peu la forêt au profit des cultures. Ascelin pouvait entendre les coups portés sur les arbres qui résonnaient à l'horizon, et c'est avec tristesse que, se rapprochant des lisières, il constatait les dégâts occasionnés par l'homme à la sylve qui, ailleurs, régnait encore en souveraine. Mais combien de temps encore faudrait-il pour que tout cela disparaisse ? Quelques générations, et tout ne serait que champs, pâtures et friches.

C'est avec une certaine morosité qu'il revint au centre du hameau. Il voulait s'enquérir de la santé de son page. Passant devant une modeste maisonnette au toit de chaume et aux murs de torchis, il vit une femme sur le seuil de la porte qui le héla au passage : « Hé ! M'sire ! V'nez donc partager un bol d'soupe avec moi. » Ascelin accepta l'invitation, et pénétra à sa suite dans l'humble logis. A l'intérieur, c'était propre et rangé, et l'odeur du brouet en train de cuire sur le chaudron ne lui parut pas désagréable. La femme lui tendit un bol en bois rempli à ras bord d'un bouillon de légumes, dans lequel nageaient des morceaux de choux et de carottes, ainsi que du lard. Elle trancha une large part d'un pain noir et la lui offrit. Ascelin s'assit sur le même banc qu'elle et, tout en mangeant, la regardait à la dérobée. Elle était plus âgée que lui, c'était certain. Mais de combien d'années, il n'aurait su le dire. Néanmoins, d'elle se dégageait une impression de fraîcheur et de santé que renforçait sa carnation de blonde. Il la voyait de profil, et devinait ses yeux noirs sous la barrière de ses longs cils. Bien sur, elle était vêtue pauvrement, mais son regard glissant peu à peu le long de ce corps vigoureux, il ne put s'empêcher d'admirer la rondeur de ses hanches. « Je m'appelle Ascelin », crut-il bon de préciser. « Moi, c'est Emma, M'sire. » Tout en disant cela, elle lui jeta un regard de braise qui le remua jusqu'au tréfonds de lui-même. « C'est très bon », la complimenta-t-il. «  Oui, M'sire, c'est parce que j'y ai mis du lard. Aujourd'hui, c'est point fête, mais vu qu'vous êtes là, c'est tout pareil. » Elle posa son écuelle sur la table qui leur faisait face, avant de reprendre : « Pour votre page, vous n'avez pas à vous faire de souci. Le moine a dit que c' n'était point grave. Une fièvre, c'est tout, qui passera comme elle est venue. Ici, c'est courant d'attraper ça dans les bois. L'affaire de que'ques jours. » Le jeune seigneur, rassuré sur le sort de l'adolescent, finit tranquillement son repas. Il devisa un bon moment avec Emma, apprenant ainsi qu'elle était fraîchement veuve, son mari ayant malencontreusement chuté au fonds d'un puits. La grange dans laquelle il comptait passer la nuit lui avait appartenu. Il finit par prendre congé d'elle, lorsque la lumière du jour se mit à décliner, laissant place aux ombres nocturnes.

Un sommeil peuplé de rêves s'empara alors de lui. Il était au cœur de la forêt, au pied d'un chêne séculaire. Et la femme avec laquelle il avait soupé était avec lui. Tous deux reposaient sur le dos dans un tapis de mousse verdoyante, d'une épaisseur qu'il ne se rappelait avoir jamais vu. Il se mit à en caresser la surface végétale. La sensation de douceur, provenant de la paume de ses mains, lui procurait un bien-être indicible. Il se retourna sur le ventre. Ses doigts, rejoignant ceux de sa compagne, poursuivirent leur lente exploration, délaissant le tapis d'émeraude pour courir sur la peau nue de celle-ci. Il lui semblait qu'elle était une plante parmi d'autres, mais le plaisir qu'il avait à la découvrir allait au-delà de tout ce qu'il avait connu. Quelque chose, peut-être un bruit, l'arracha subitement à son rêve. Il ouvrit les yeux sur la pénombre qu'éclairait le reflet de la lune, passant au travers de l'unique ouverture de la pièce. Au-dessus de lui, la toiture se laissait deviner dans l'ombre. Et il vit en face de lui, se découpant sur la clarté de l'astre lunaire, sa silhouette aux contours nets et aux courbes parfaites. « Emma ? » demanda-t-il d'une voix mal assurée. Elle se glissa contre lui dans un léger craquement de paille froissée. Il venait soudain de se rendre compte qu'elle était entièrement nue. Tout en lui défaisant ses braies de ses mains expertes, elle lui murmura : « Messire Ascelin, les nuits sont longues et encore fraîches pour ceux qui dorment seuls. J'ai pensé que...
_ Chuut ! » Fit-il, et il lui cloua le bec d'un baiser. Dans son rêve déjà, il s'était senti durcir rien qu'à imaginer lui caresser la peau. Il roula sur lui-même, et se mit à la chevaucher. Elle avait une odeur de lait et d'herbe fraîchement coupée. Il la pénétra sans plus attendre. Et pour lui le temps s'arrêta. Tandis que la lune poursuivait sa course, il eut l'impression qu'une éternité de plaisirs s'installait dans cette grange pastorale. C'était bien mieux que tout ce qu'il avait pu imaginer ou ressentir jusque-là.

Lorsque le soleil émergea comme une symphonie, dardant ses rayons sur toutes les choses et tous les êtres de ce monde, Ascelin, tout en la maintenant enlacée, plongeait ses yeux d'un bleu rêveur dans ceux, ténébreux, de la belle Emma. Le jour venait d'éclairer crûment son rêve de femme, et il voulait graver en lui chaque détail qui s'offrait à son regard. Pour lui, elle était désormais sa princesse, l'amour de sa vie, l'unique compagne. La forêt l'avait initié, mais elle, elle avait eu le privilège de le dépuceler. « Dans quelques jours, lui dit-il sans la quitter des yeux, quand je repartirai, je t'emmène avec moi. » Emma, entendant cela, s'esclaffa, et son rire secoua ses gracieuses épaules. « Quelle drôle d'idée ! » S'exclama-t-elle, son regard pétillant de malice. « Pourquoi ? Se piqua Ascelin. Tu ne désires pas venir avec moi ?
_ Certes non, répondit la paysanne. Je suis de ce village. Il ne manquerait plus que j'cours les routes à vot'suite. » Ascelin commença alors à réaliser, et un bout de son rêve s'effilocha comme les nuées des bois. « Tu ne m'aimes pas ? » articula-t-il nettement, et sa question sonna alors plutôt comme une sentence. « Vous aimer ? Dit-elle en riant de plus belle. Comme si j'devais tomber amoureuse de chaque beau garçon avec qui j'couche ! » Ascelin comprenait maintenant, et sa lucidité acheva d'effacer ses songes. Il venait de vivre une de ces expériences dont ses frères, sans exception, lui avaient vanté les bienfaits. Rien de plus, rien de moins. L'amour, c'était tout juste bon à alimenter les contes des ménestrels. Vous pouviez très bien passer une vie entière sans le rencontrer. Et si cela était, c'était la plupart du temps par le plus pur des hasards.

Les jours qui suivirent, la Belette se remit rapidement de ses maux, et il arriva le moment où, harnachant leurs montures, ils prirent la décision de reprendre leur voyage. Ascelin, avant de monter en selle, confia sa jument à son page, et lui demanda de l'attendre quelques instants. Il se dirigea vers la maison d'Emma. Celle-ci, derrière son chaudron, ne sembla pas surprise de le voir. Ascelin avait bien réfléchi ces derniers jours à ce qu'il allait lui dire avant de partir. Il lui était finalement reconnaissant des instants fugaces de bonheur qu'elle lui avait permis de vivre, et il ne pouvait pas lui en vouloir de sa franchise. Il tenait à la récompenser. Bien sur, il n'était pas question de la payer, ce n'était pas une putain qui faisait commerce de son corps. «  Je m'en vais aujourd'hui même, lui dit-il, et je tiens à t'offrir quelque chose afin que tu puisses te ressouvenir de moi. » Intriguée, quand elle leva vers lui ses beaux yeux sombres, il ne put s'empêcher néanmoins de ressentir quelque nostalgie, qu'il réprima aussitôt. Il lui tendit alors une broche en argent richement travaillée et ornée de pierres et de perles. Elle la reçut avec une pointe d'émerveillement dans le regard. « Ce fermail appartenait à ma mère, lui expliqua-t-il. Elle me l'a remis juste avant que je parte pour les croisades. Bien sur, tu peux le vendre si un jour tu as besoin de le faire, mais je crois qu'il a plus de valeur symbolique que marchande. C'est un bijou qui est dans ma famille depuis des générations. En fait, j'aimerais que tu le gardes afin de te rappeler qu'un jour, Ascelin de Belombreuse t'a aimée, l'espace d'une nuit. » Et, sans attendre, il lui tourna le dos et la laissa seule, encore surprise de son geste.