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lundi 25 juillet 2011

Chapitre 3 : Hernaut

Hernaut se jeta sur la paillasse qui, hormis deux tabourets branlants, était le seul mobilier qui occupait la chambre. Il inspecta les poutres du plafond et parcourut du regard les murs de torchis d'un blanc sale. Il crut voir passer au-dessus de sa tête un insecte aux pattes multiples, peut-être une sorte d'araignée, ou bien pire encore, une espèce inconnue : il préférait n'en rien savoir. Célinan aurait pu trouver mieux que ça. Maintenant, il leur fallait passer la nuit dans cet endroit sinistre et plus que douteux. Il s'en plaignit à voix haute. Son compagnon s'était assis non loin de lui pour retirer ses bottes. Il avait au moins dix ans de plus que lui, et était aussi sec et noueux qu'un sarment de vigne. Sa peau, qui avait connu tant de baisers brûlants de la part du soleil d'Orient, en était presque parcheminée. Mais il se dégageait de lui une telle énergie empreinte de virilité qu'il était évident qu'il devait plaire aux femmes, et la flamme qui émanait de ses yeux noirs était à cet égard plus que prometteuse. Avec Hernaut, jeune athlète auquel le bleu du regard et les longs cheveux souples aux reflets auburn conféraient un aspect d'un romantisme absolu, ils formaient tous les deux un couple qu'il était impossible de ne pas remarquer.

Célinan, entendant les plaintes formulées par son compère, ne put s'empêcher de lui faire une remarque : « Tu es bien un aristocrate, toi. Aussi délicat qu'une donzelle quand il s'agit de ton confort. » Et, achevant de se déchausser, il ajouta, ironique :  « Mais par contre, tu ne vois pas d'inconvénient à fréquenter les bordels et les salles de jeux. » Célinan, ce disant, trouvait les lamentations de son partenaire plutôt déplacées à son égard. Déjà qu'il avait eu un mal de chien à leur dénicher de quoi passer la nuit, dans cette bourgade milanaise, encombrée de tous les pèlerins de retour de la ville sainte. Hernaut, sans quitter la paillasse, se souleva à demi afin de pouvoir mieux observer son interlocuteur : «  Aurais-tu oublié à qui tu parles ? fit-il d'un ton de commandement. Tu es toujours mon vassal. Le fait de partager mes revers de fortune ne t'accorde aucun droit supplémentaire. 
_ Ton vassal !  s'exclama Célinan. Et quels termes de notre contrat peux-tu te targuer d'avoir honoré jusqu'à présent pour mériter d'être mon suzerain ? Que m'offres-tu en échange de mon dévouement ? Combien de fois ai-je fait rempart de mon corps pour que sa Seigneurie puisse avoir le loisir de continuer à baiser et à se goinfrer comme si de rien n'était ? As-tu la moindre terre à me léguer pour me récompenser de ma loyauté envers toi ? » Hernaut, bien sur, se trouva à court de réponse. Il n'était que trop vrai qu'il était à cette heure démuni de tout bien, mis à part la bourse encore pleine qu'il avait sur lui. Son frère Eudes aurait du lui céder une partie du domaine de Belombreuse, à leur retour des croisades. Mais, après ce qui s'était passé en Italie, il doutait fort, qu'à moins d'une action d'éclat de sa part, celui-ci ne lui attribue pas plus qu'une place au coin du feu dans la salle des gardes du château de Fiercastel. Si Célinan lui en voulait de ne pas pouvoir tenir ses engagements à son égard, c'était plus que légitime. Il se remit sur le dos, fixant le plafond avec un certain découragement. « Si tu le veux, dit-il, je pourrais te délier de tes obligations envers moi. » Célinan leva les yeux vers lui, dubitatif, avant de lui répondre : «Hernaut, que t'arrive-t-il ? Je te trouve vraiment pisse-froid depuis que tu as quitté tes frères à Gênes. J'ignore ce qu'ils ont pu te dire, mais je crains que cela ait eu sur toi une influence néfaste. » Le jeune seigneur ne bougea pas d'un poil, toujours absorbé par sa contemplation méditative. Son comparse se leva et, approchant de la paillasse, se dressa à ses côtés. Puis, dans une révérence appuyée, lui dit d'un ton qu'il rendait le plus obséquieux possible : « Si sa Seigneurie veut bien avoir l'obligeance de me suivre jusqu'à ses lieux de prédilection, je suis à son entière disposition. » Pour Hernaut, cette fois, c'en était trop. D'un coup de rein, il se retrouva sur ses jambes et, profitant de l'effet de surprise, fondit sur Célinan sans qu'il ait eu le temps de répliquer. Les deux hommes roulèrent ensemble sur la paillasse, puis tombèrent sur le sol de terre battue, dans un corps à corps brutal. Célinan finit coincé sous Hernaut, lequel le maintint solidement durant quelques instants et, les yeux dans les yeux, le vainqueur de cette joute subite déclara : « Tu veux savoir ce qu'elle veut, sa Seigneurie ? Et bien, elle désire aller jouer aux dés, ce soir, car elle a besoin de se refaire. » Et il lâcha son adversaire d'un moment. «  Tu es sur ? » demanda celui-ci en se relevant et en secouant d'un revers de la main la poussière qui s'était déposée sur sa tunique. « Pas de putes au programme ? »
_ Non, pas ce soir. » Et il ne boirait même pas une goutte d'alcool, il en était certain. Sa dernière discussion avec Eudes lui avait fait prendre soudainement conscience de ses responsabilités à l'égard de son clan. Son frère aîné lui avait confié un parchemin et il avait juré de le porter jusqu'à Belombreuse dans le plus grand secret. Cette fois-ci, il était hors de question qu'il faille à sa parole. Sa naissance et son rang exigeaient qu'il la respectât. La seule fois où il s'était parjuré, il s'agissait d'un accident, d'un malheureux accident, imputable à l'excès de boisson. Il ne s'y laisserait pas prendre une seconde fois.

Lorsque les derniers rayons du soleil eurent quitté l'horizon, laissant la ville grouillante dans l'obscurité que s'efforçait de chasser la lumière des torches, Hernaut se retrouva à la table de jeux, comme il l'avait prévu. Célinan lui avait déniché une gargote, dont le plafond et les murs noircis par la fumée abritaient en leur sein tous les divertissements du bas peuple, qui se résumaient en ces lieux à quelques pichets de mauvais vin ainsi qu'à une poignée de dés. L'atmosphère y était étouffante, et des relents de sueur et de vinasse vous prenaient à la gorge. Mais Hernaut, depuis longtemps, avait pris le parti d'oublier ce que lui révélaient ses sens délicats. Et au milieu des trognes rougies par l'alcool et la fièvre du jeu, et sur lesquelles dansait la lumière des flambeaux qui garnissaient les murs, il jeta ses dés pour la énième fois, après s'être humecté le gosier d'une gorgée d'eau, seul liquide qu'il s'autorisait pour l'instant à absorber. Le sort lui fut défavorable, une fois de plus, et cela provoqua parmi ses coreligionnaires une clameur qui, reprise en écho, eut vite fait de faire le tour de la table. D'un air désabusé, il posa devant lui, au vu de tous, la pelisse doublée de lynx, pour l'heure seul élément de richesse à être présent dans cette salle. Il venait de perdre son dernier bien, unique vestige de son noble passé. Elle allait lui manquer durant la fraîcheur des nuits qu'il aurait à supporter plus au nord, lorsqu'il reprendrait la route, il en était certain. Après cela, bien sur, il y avait Flambante, et également le rouleau de parchemin que lui avait confié son frère. Mais il était hors de question qu'ils les mettent en gage. Flambante était sa vie, et le parchemin représentait son honneur. Comme perdre son honneur équivalait pour lui à perdre la vie, le choix était vite fait : il décida immédiatement de se retirer du jeu. Et ce fut sous les huées qu'il quitta la table. On n'appréciait guère la défection dans ce genre d'endroit, et l'usage était de plumer son homme jusqu'au trognon. Mais Hernaut, faisant la sourde oreille, porta ses pas vers la table voisine, à laquelle Célinan avait pris place depuis le début de la soirée. Celui-ci, contrairement à lui, avait apparemment su séduire dame Fortune, car il semblait s'en tirer plutôt bien, et son escarcelle, depuis le moment où il s'était installé là, s'était alourdie de maints deniers supplémentaires. Hernaut se pencha vers lui et lui glissa à l'oreille : «  Je m'en vais. Libre à toi de rester, mais pour moi, la coupe est pleine, et j'en ai plus qu'assez de ces lieux. » C'est à peine si Célinan, pris par la partie qui était en train de se jouer devant lui, fit mine de l'entendre. Alors Hernaut s'éloigna, et franchit la porte qui menait à la rue.

Une fois dehors, il retrouva le chemin de l'auberge. Ce fut à mi-parcours qu'il aperçut l'église, enchâssée entre des maisons à colombages. Sa présence lui avait échappée. Il franchit d'un bond la volée de marches qui en marquait le seuil et, cédant à une impulsion subite, pénétra dans l'édifice. Hernaut n'avait de sa vie jamais été tombé plus bas. Il avait envie de parler à quelqu'un : pourquoi pas à Dieu, ou à l'un de ses Saints, à défaut de tout autre ? La fraîcheur et le silence qui régnaient à l'intérieur le saisirent aussitôt. Il avança sans bruit, presque à tâtons, tellement l'éclairage, limité à quelques chandelles, faisait défaut dans ce sanctuaire christique. Mais il pouvait deviner, décorant les murs, des fresques aux couleurs vives et des statues en bois polychrome, dressées çà et là sur son passage. Avec par endroits, le cerclage en plomb des vitraux qui soulignait des scènes évangéliques. Une silhouette au bout de l'allée attira son attention. La robe et le couvre-chef la lui désignèrent comme étant celle d'un prêtre, sans nulle doute l'officiant de ces lieux. Il s'approcha de lui, presque jusqu'à le toucher. Le clerc se retourna soudain, étonné de cette visite inattendue. Il distinguait à peine ses traits dans cette pénombre chargée de mysticisme. « Tu m'as fait peur, mon fils », fit celui-ci, encore sous le coup de la surprise. Hernaut avait marché jusqu'à lui dans le plus parfait des silences, tel un chat à l'approche d'une souris. « Mon père, s'informa-t-il à voix basse, est-il possible que vous m'entendiez en confession ? » Le prêtre prit le temps de dévisager son interlocuteur, avant de répondre. « Bon, je suppose que si tu me demandes ça maintenant, c'est que ça ne peut pas attendre. Suis-moi. » Et il l'entraîna vers l'une des chapelles secondaires, également à peine éclairée, comme tout le reste, de ces cierges géants qui, symboliques requêtes, se consumaient peu à peu. L'homme d'église prit place sur un siège, et fit signe à Hernaut de s'agenouiller devant lui, en ayant pris soin de lui intimer de se défaire de son épée, dont la présence céans était un outrage à Dieu. Hernaut s'exécuta et, débouclant son ceinturon, déposa le tout sur la pierre froide et usée par des milliers de passages. Il lui répugnait de se séparer de Flambante, même ne serait-ce qu'une seconde. Là, au moins, il l'avait bien en vue, et ne risquait pas de se la faire dérober par quelque détrousseur de rue, si fréquent dans ces parages. Ployant ses deux genoux, il commença sa litanie, d'une voix chuchotée, dont le timbre trahissait des moments de trouble : « Mon père, longue est la liste de mes péchés... » Le prélat l'interrompit : «  Mais, dis-moi, depuis combien de temps ne t'es-tu pas confessé ? 
_Oh ! répondit Hernaut, je crois bien que la dernière fois, je n'avais pas encore de poils au menton.
_ Bon, il n'est pas trop tard pour bien faire, rétorqua le clerc. Mais, continua-t-il en désignant l'épée, n'es-tu pas un de ces chevaliers de retour de croisade qui nous arrivent ici chaque jour plus nombreux ?
_Je reviens effectivement des croisades, mon père. Mais, malgré mon apparence aujourd'hui, je suis un peu plus qu'un chevalier : je suis l'un des fils d'une des plus puissantes familles de France.
_ Et bien, les présentations étant faites, tu peux commencer. Je t'écoute. » Et Hernaut de lui dérouler ses forfaits, nombreux, plus ou moins véniels, qu'il avait commis durant ces quatre années au service de la chrétienté. Le prêtre les lui laissa énumérer sans broncher. Puis il demanda : « Mais, durant tout ce temps, tu n'as pas commis de viols, ni d'homicides non justifiés, n'est-ce pas ?
_ Non, mon père, jamais », répondit-il sans hésiter. Et sa voix prit soudainement une assurance qui lui avait fait défaut jusqu'alors. « J'ai respecté leurs femmes. Les seules que j'ai possédées n'étaient que des putains, qui nous accompagnaient tout au long de nos campagnes, et que nous payions pour leurs services. Et lorsqu'un ennemi se présentait à moi, jamais je ne l'ai pris en traître, et c'est en face à face que je réglais mes comptes. Mon rang m'interdit de déroger à ces règles.
_ Alors, reprit le prélat, il n'y a de pénitence pour aucun de tes actes. Je te rappelle que le pape a béni votre expédition en terre sacrée, car c'est Dieu lui-même qui vous a confié la lourde tâche de repousser l'infidèle.
_ S'il n'y avait que ça, continua Hernaut, je n'aurais pas eu de raison suffisante pour venir vous trouver. Mais il y a pire, mon père : j'ai été parjure, vis-à-vis de mes frères de sang et de l'ensemble de mon clan.
_ Parjure ? Que veux-tu dire par là ?
_ Et bien, un jour, sous l'influence de l'alcool, j'ai révélé un secret dont j'étais tenu devant mes proches de celer le contenu.
_ Tu veux dire que tu as trahi ton serment ? Ne peux-tu m'en dire un peu plus à ce sujet ?
_ Non, mon père. Je ne peux rien vous divulguer de plus.
_ Tu sais, moi aussi je suis tenu au secret. Rien de ce que tu me diras ne sortira d'ici.
_ Je m'en doute. Mais je ne désire pas en dire plus. Le peu que je vous ai raconté suffira à Dieu pour me comprendre. Après tout, vous êtes son oreille, et il est l'intelligence suprême capable d'interpréter les âmes.
_ Alors je considère que cela suffira. A moins que tu aies autre chose à dire.
_ Non, mon père, je crois que j'en ai fait le tour, et pour moi c'est déjà bien trop.
Un silence momentané s'établit entre eux deux. Le prélat semblait réfléchir à ce qu'il allait lui dire, puis il finit par conclure : « Je pense que ce qu'il te faut, mon fils, pour te laver de ton dernier pêché, le plus grave de tous, c'est un pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle. » Hernaut tiqua : il avait mieux à faire que de suivre cette route-là. Déjà, rentrer à Fiercastel indemne avec le trésor qu'Eudes lui avait confié, et il pourrait estimer que plus de la moitié de la pénitence avait été faite. Pour Saint Jacques, on verrait plus tard, peut-être. « Je vous remercie, mon père, fit-il en se relevant, de m'avoir consacré un peu de votre temps. » Et, se tournant vers le choeur, il effectua le signe de croix avec dévotion . Puis il ramassa l'épée, ainsi que le baudrier et le fourreau qui la protégeait, et reprit en silence le chemin qu'il avait emprunté à l'aller.

De nouveau dans la rue, il se dirigea vers son gîte, soulagé d'avoir pu se confier enfin à quelqu'un. Demain, dès l'aube, il repartirait sur la route, avec ou sans Célinan, c'était décidé, et il irait cette fois jusqu'au bout de sa mission.

Il emprunta une venelle sombre et puante, se dirigeant d'instinct. Au bout de la ruelle, il déboucha sur une voie plus large, et croisa des porteurs de flambeaux qui devançaient quelque noblesse en balade, apparemment féminine, ce dont il put conclure en apercevant deux jupes froufroutantes qui suivaient à quelques pas derrière. Il se rangea sur le côté, laissant passer le cortège. A la lumière de l'une des torches, il put voir le visage des deux femmes que l'escorte accompagnait. Mais ce fut l'un d'entre eux qui accrocha son regard. Et cette vision fugace, dans l'éclat falot d'une flamme vacillante, lui fit comme un choc. C'était une beauté comme il n'en avait jamais vue, bien moins de seize ans, estima-t-il. Ses cheveux en bandeaux sombres encadraient son doux visage qui ressortait, pâle et encore enfantin, à la lueur du feu, aussi pur qu'un portrait de madone. Et ses yeux immenses, qu'il entraperçut l'espace d'une seconde, eurent le temps de lui transpercer le cœur. Leur couleur d'un violet intense était inimitable.

Laissant passer le dernier valet, également muni d'une torche, il lui emprunta le pas et, arrivé à sa hauteur, le questionna à voix basse, évitant de se faire entendre des deux damoiselles qui les précédaient. « Oh, l'ami ! fit-il dans un chuchotement. Peux-tu me dire le nom de celle que tu convoies ? Celle de gauche, la plus jeune ? » Le laquais, à cette interrogation, ne donna nulle réponse. Alors, Hernaut, excédé, au détour d'une rue, profitant de ce que le reste de la petite procession disparaissait à leurs yeux, se saisit de l'homme par le col et dégainant son arme, fit miroiter devant le nez médusé du domestique l'éclat triomphant de sa lame. Ce dernier retrouva la parole comme par enchantement : « C'est Colombe, l'une des filles du comte d'Ildebrando Lambardi. » A ces mots, Hernaut le relâcha aussitôt : une des filles du comte. Il connaissait de nom cette famille illustre. « Colombe », murmura-t-il pour lui-même. Ce prénom-là venait de se graver en lui, et il n'était pas prêt de l'oublier.

samedi 23 juillet 2011

Blog mode d'emploi

Bonjour, chers lecteurs et chères lectrices, et bienvenue sur mon blog. 
Je n'ai absolument rien d'un écrivain professionnel. Je n'en ai ni l'expérience, ni le talent, mais simplement une passion pour la lecture et l'esprit plein de chimères à faire partager.
Ce que vous allez pouvoir lire est une fiction qui se passe au XIème siècle de notre ère, juste après la première croisade.
Ce roman est actuellement en genèse, c'est-à-dire qu'il sera conçu en direct, au fur et à mesure des publications.
Chaque lundi, un nouveau chapitre y sera ajouté.
N'hésitez-pas à me faire part de vos questions et de vos remarques, elles seront toujours les bienvenues.
Alors, bonne lecture!

dimanche 17 juillet 2011

Chapitre 2 : Guilhem

Du haut des murs du castellum, Guilhem pouvait embrasser du regard toute la plaine environnante. Sa vue perçante distinguait au loin les minuscules silhouettes des serfs qui s'affairaient dans leurs champs. La région, plantée de vignes et d'oliviers, était suffisamment riche pour assurer la prospérité de son beau-frère, seigneur de Pontevès, marié depuis bientôt dix ans à sa sœur Emeline. C'était d'ailleurs la première fois qu'il la revoyait depuis son mariage, lorsque, jeune épousée de dix-huit ans, elle avait quitté définitivement Belombreuse pour suivre son mari, lequel avec ses vingt ans de plus était déjà à l'époque pour elle un vieillard, certes d'un nom illustre et d'une fortune attrayante, mais un vieillard tout de même. Mais que pouvait dire une femme, de noble naissance au demeurant, contre un mariage arrangé par deux des plus puissantes familles de France ? Elle n'avait pu que se résoudre à vivre dans cette contrée du sud, et les dix années étaient passées malgré tout avec une célérité surprenante, occupée qu'elle était à torcher ses nombreux marmots dont le seigneur des lieux, bien que jugé par elle comme étant hors d'âge, s'était empressé de l'engrosser, faisant montre en cela d'autant d'ardeur que n'importe lequel des étalons qui peuplaient ses écuries.

La veille, elle avait accueilli son frère cadet avec tant de débordements de joie qu'il s'était senti obligé de lui concéder quelques jours de halte entre ces murs, lui qui avait projeté de lui rendre seulement une visite rapide, une nuit peut-être, pas plus, avant de repartir avec ses trois chevaliers sur la longue route qui les ramèneraient jusqu'à Fiercastel. Elle avait besoin de prendre du temps en sa présence pour évoquer avec lui les neiges ardennaises, ainsi que les longues veillées au coin du feu passées avec Mère et ses suivantes. Tout cela lui manquait visiblement, et Guilhem ne pouvait pas nier que lui aussi, il en éprouvait une certaine nostalgie, après ces quatre longues années passées dans cet Orient tellement différent de tout ce qu'il avait connu jusqu'alors.
« Pourquoi n'es-tu pas venu avec nos frères ? » s'était-elle étonné en premier lieu, le fixant de ses yeux d'un bleu lavande, avec une expression identique à celle qu'il lui connaissait depuis sa prime jeunesse. A Gènes, il avait prêté serment de ne rien dévoiler de toute cette affaire. Alors, il avait prétexté un quelconque désaccord au sein de la fratrie, lequel pouvait expliquer passablement leur séparation subite. Il détestait mentir, et encore plus à sa sœur. Tout ça, c'était Hernaut qui en était entièrement responsable, le troisième des frères seigneurs de Belombreuse. Ses écarts de conduite, ses beuveries répétées, l'avaient mené à en dire un peu trop sur un secret qui avait lié les cinq frères depuis leur séjour à Jérusalem, et dont nul autre qu'eux n'aurait du connaître la teneur. Et pourtant, à vingt-cinq ans révolus, il avait depuis longtemps atteint l'âge de raison. Mais, de toute évidence, Hernaut avait oublié que sagesse et modération allaient de pair, et son état d'esprit ne s'était guère arrangé de ce point de vue depuis sa participation aux croisades. Guilhem lui en voulait farouchement de les avoir mis dans une telle situation. Mais, quoique toujours furieux contre lui, son ressentiment n'était rien à côté de celui que nourrissait à son égard Eudes, leur aîné à tous, le chef incontesté de la famille depuis la mort de leur père. Lorsque ce dernier avait été informé de la bévue d'Hernaut (il revoyait la scène avec une netteté saisissante), son sang n'avait fait qu'un tour. Jamais il ne l'avait vu aussi pâle, aussi bouleversé. Et, une fois la première émotion dissipée, il s'en était fallu de peu qu'Eudes ne passe le jeune débauché au fil de son épée. Leur propre frère ! Les trahir de cette manière. Depuis, Hernaut avait plaidé sa cause avec tant de fougue que ses trois autres frères avaient néanmoins décidé de lui accorder une seconde chance. Mais, cette fois-ci, il valait mieux pour lui qu'il fasse ses preuves et, plus encore, qu'il se trouve une occasion de se racheter. Sinon, une fois rentré à Fiercastel, il lui en cuirait bien au-delà de tout ce qu'il pourrait imaginer.


Donc, Guilhem avait servi à sa sœur Emeline un plat à sa façon, que, dans sa confiance fraternelle, elle avait ingurgité sans broncher. En revanche, il lui avait fallu lui dire la vérité sur la mort d'Enguerrand, tombé au pied des murs d'Antioche. Et le frère et la sœur avaient tenté de se consoler l'un l'autre de la disparition de ce jeune guerrier de vingt et un ans, qui leur léguait en partant des visions douces-amères de son regard pétillant de joie lorsqu'il venait d'inventer un bon coup, entraînant le plus souvent Ascelin à sa suite. Et encore, Guilhem estimait qu'ils n'étaient pas les plus infortunés parmi tous ceux qui, innombrables, avaient décidé de quitter Jérusalem pour rejoindre leurs foyers respectifs. Sur les cinq qui étaient partis, il en revenait quatre à ce jour, et indemnes de surcroit. De cela, rares étaient les familles qui pouvaient s'en vanter, décimées qu'elles étaient par ces quatre années de guerre, avec parmi les rescapés, nombre de mutilés qui se traînaient désormais jusqu'à leurs fiefs d'origine.

Guilhem en était à ce point de ses pensées quand il sentit une main ferme se poser sur son épaule. C'était Baldric, l'un de ses chevaliers, qui venait s'enquérir auprès de lui de la suite qu'il comptait donner à leur expédition. L'homme le dépassait d'une tête, et sa stature massive imposait d'emblée le respect. Ses cheveux drus et épais étaient aussi noirs qu'une aile de corbeau, tout comme sa barbe qu'il avait laissé pousser afin de dissimuler une cicatrice récemment gagnée au combat. Et tout ce noir n'était pas pour adoucir sa physionomie, renforcée par l'éclat de ses yeux sombres enfoncés comme deux braises au fond de ses profondes orbites. Son nom était effectivement Baldric, mais on avait oublié depuis longtemps qu'il s'appelait ainsi, car il était connu de partout sous le sobriquet de ' l'Ours', et, quand on avait eu le privilège de découvrir son torse aussi velu que celui de l'animal dont il partageait le patronyme, il était certain que l'on pouvait en conclure qu'aucun autre terme ne pouvait lui être plus approprié. Depuis lors, Guilhem, à le fréquenter, avait trouvé bien d'autres raisons de le nommer de cette manière. Déjà, l'ours figurant sur les armoiries des seigneurs de Belombreuse, il était tout à fait normal qu'il se fasse servir par quelqu'un qui en était si proche. Et, comme le disait le proverbe qui avait cours parmi les gens du peuple dans son fief natal, lorsqu'un homme est poilu, c'est ou bien un signe de son courage, ou bien l'indice de sa lubricité. Baldric avait fait preuve d'une témérité hors du commun durant tout le temps où il l'avait eu comme compagnon d'armes, ce qui corroborait sans conteste le vieux dicton. Et cette bravoure dont la nature l'avait doté faisait que Guilhem, tout comme ses autres compagnons de route, se sentait en sécurité de l'avoir à ses côtés.

« Combien de temps encore comptes-tu nous parquer dans ce trou perdu ? » questionna l'Ours d'une voix de basse. La patience n'était pas sa qualité première. « Le moins longtemps possible », rétorqua Guilhem et, ce disant, il délaissa la superbe vue sur les collines et la plaine environnantes qui l'avait occupé jusque là. Son regard délavé dévisagea un instant l'Ours. Il était empreint d'une espèce de douceur et de mélancolie qui lui était propre et dont on ne retrouvait nulle trace dans les yeux de ses frères. Il aperçut Mordrain, son deuxième chevalier, qui, traversant la cour, venait à leur rencontre. Comme les autres, il avait depuis un moment déjà laissé tomber la cotte de maille, et était vêtu avec soin d'une tunique d'un vert amande brodée d'or, assortie à ses chausses, et dont les longues manches crantées descendaient presque jusqu'à terre, laissant voir des revers d'une blancheur éblouissante. « Il a tout d'un godelureau », songea Guilhem. Tout autre que lui, en effet, en voyant ce bel homme aux yeux verts, aux cheveux bruns dont les longues boucles tombaient en cascade sur ses larges épaules et aux traits efféminés, si soucieux de son apparence, aurait eu vite fait de conclure qu'il était plus familier des réunions courtoises dans les salles de château, plutôt que de la confusion abreuvée de sang et de sueur qui régnait sur les champs de bataille. Mais Guilhem savait qu'il n'en était rien. Mordrain était à la guerre bien plus redoutable que la plupart des chevaliers de l'Orient et de l'Occident confondus, à peine moins dangereux que l'Ours, son compagnon d'armes. Seulement, voilà, il soignait son image et, en temps de paix, il lui arrivait effectivement de se laisser aller. Mais le premier qui y trouverait à redire risquait assurément d'en payer le prix fort.

« Et Gahériet, qu'est-ce que vous en avez fait ? » questionna Guilhem, constatant l'absence de son troisième homme. Ce fut Mordrain qui, l'entendant alors même qu'il les atteignait, répondit, un franc sourire aux lèvres : « Je l'ai envoyé se refaire une beauté. » Sa réponse eut pour résultat de déclencher illico l'hilarité de l'Ours. Quand on connaissait Gahériet, en effet, lequel tenait plus du soudard que du chevalier, avec sa face couturée de part en part, sa lourde charpente et ses manières de ruffian, la réponse de Mordrain donnait matière à se réjouir. «  Et bien, il nous rejoindra. Ne faisons pas attendre nos hôtes. » finit par déclarer Guilhem, et tous trois se dirigèrent vers le donjon pour, empruntant l'escalier en colimaçon, se rendre de concert jusqu'à la grande salle, dans laquelle le Seigneur de Pontevès ainsi que son épouse avait fait apprêter un banquet à leur intention.

Dans la grande salle aux murs de pierre ocre couverts de lourdes tapisseries, les tables dressées là croulaient sous l'abondance de mets divers, essentiellement des venaisons rôties de lièvres, de perdrix, de pigeons et de sangliers qu'accompagnaient tourtes aux poireaux, choux farcis et navets confits, le tout arrosé de vins du cru. Etaient présents bien sur le Seigneur et sa Dame, ainsi que quelques membres de la famille, parmi lesquels leurs enfants les plus âgés, un garçon et une fille de moins de dix ans, qui déjà ressemblaient trait pour trait à leur mère. Guilhem mangeait du bout des lèvres, l'estomac déshabitué depuis longtemps déjà à ce genre de ripaille. Et il se distrayait en jetant de temps à autre des lambeaux de viande cuite aux deux lévriers qui s'étaient postés à ses pieds depuis le début du repas. « On prétend que grandes sont les richesses ramenées par les chevaliers croisés de retour de Terre sainte. » lui glissa à l'oreille le Seigneur des lieux, qui siégeait à sa gauche. Le Pontevès avait maintenant la cinquantaine et, contrairement à sa sœur, Guilhem ne le trouvait pas si confit que ça, malgré ses cheveux gris et les rides déjà profondes qui donnaient à sa physionomie un air de sage échappé tout droit du Conseil du roi Philippe. « Certains ont su se servir, il est vrai, répondit-il. Mais la véritable richesse est là-bas. Elle réside dans l'exploitation des ressources de l'Orient et dans le commerce avec celui-ci, mon beau-frère. » Pontevès n'ayant pas participé aux croisades, il l'avait assommé de questions depuis la veille. Comme tous ceux qu'ils rencontraient depuis leur retour sur les terres franques, il ne tarissait pas d'éloges à leur égard. Ils étaient devenus les héros incontournables de cette fin de siècle, la cristallisation des espoirs et des aspirations de toute la chrétienté. Mais Guilhem revenait plutôt désabusé de cette expérience : ils s'en retournaient plus riches, certes, mais à quel prix ? Celui de la mort de milliers d'infidèles, du viol de leurs femmes et du massacre de leurs enfants ? Parfois, il n'était plus très sur de la justesse de la cause qu'il avait embrassée. Mais il n'en laissa rien paraître. Tout en jetant négligemment un dernier morceau de gibier aux chiens, il ajouta à l'adresse de son voisin : « Et puis nous avons Jérusalem. N'est-ce pas là notre plus grande richesse ? » Pontevès opina du chef, tandis qu'il essuyait du revers de la main un léger filet de graisse qui coulait de ses lèvres. « Mais, dites-moi plutôt, beau-frère, enchaîna Guilhem, comment s'est déroulé la vie ici durant notre absence? » Et, ce disant, il porta son regard bleu clair sur son interlocuteur. « Et bien, il faut reconnaître que depuis votre départ, répondit le maître des lieux, le calme règne au sein des baronnies. Il y a bien longtemps que nos campagnes ne sont plus le théâtre des affrontements entre nos différents clans. Cette sainte expédition a tellement mobilisé d'hommes et tant occupé les esprits qu'une paix souveraine s'est subitement emparée de nos terres. Et cela a été plus que bénéfique pour nos récoltes et pour la gestion de nos domaines.
_ Au moins un point positif », murmura Guilhem, comme s'il se parlait à lui-même. Et, se saisissant du hanap qu'un des échansons venait d'achever de lui remplir, il haussa le ton en s'adressant directement à son parent par alliance : «  Alors, buvons à cette paix retrouvée ! »

Ce ne fut que deux jours plus tard que les quatre hommes, pénétrant dans le râtelier d'armes, se préparèrent enfin à quitter les lieux, après un séjour qui avait eu pour eux un goût de luxe et d'opulence, rarement rencontré depuis longtemps. Guilhem, avec le temps, appréciait de plus en plus ce genre de confort et comptait bien se servir de ses relations ainsi que de faire appel aux liens du sang pour agrémenter son voyage de retour de nombreuses escales, aussi agréables les unes que les autres. Il se saisit de son épée, une lame qui avait été forgée et trempée par l'un des artisans les plus habiles de sa région natale. Sa garde était recouverte de cuir et, tout en l'empoignant, il en apprécia le tranchant du fil, coupant comme un rasoir. Tout comme celles que ses frères avaient en leur possession, elle portait un nom : Renversante. Il prit quelques minutes pour se remémorer ces lames illustres, qui avaient toutes joué un rôle durant ces années de guerre, et à chacune d'entre elles était associé le destin de chacun de ses frères. Ses trois chevaliers, équipés de pied en cap, avaient déjà quitté les lieux. Dehors, l'Ours devait s'impatienter, comme à son habitude... Il pouvait bien attendre un peu. Le soleil venait à peine de commencer sa course.

D'abord, il y avait Tranchante, appartenant à leur père, et qu'il avait légué au plus jeune de ses fils en venant à mourir. Ascelin avait choisit délibérément de partir de Gênes en compagnie de son seul écuyer. Où pouvait - t-il bien être à l'heure actuelle ? Il avait à affronter la route, avec son épée comme unique protection.

Ensuite venait Fendante, enterrée en terre consacrée aux côtés d'Enguerrand. Paix à son âme.

Puis il se remémora Flambante, aussi belle et redoutable que Tranchante. C'était Hernaut qui l'avait sur lui. Si seulement le contact de cette épée, digne du meilleur des chevaliers, pouvait l'assagir un temps soit peu, celui-là. Il se souvint qu'au moment de se quitter, Ascelin n'avait rien trouvé de mieux que de se moquer de son frère parjure, en renommant sa lame en rapport avec l'un de ses vices, qui était celui du jeu, et avait transformé l'appellation de Flambante en Flambeuse, ce qui avait passablement énervé son propriétaire. Mais après tout, il n'avait qu'à s'en prendre qu'à lui s'il se séparait sous leurs quolibets, et non pas sous de franches embrassades. Toujours est-il qu'Hernaut les avait quitté avec pour unique compagnon le chevalier Célinan, ce qui n'avait étonné personne, mais n'était pas non plus pour les rassurer, vu que ce dernier avait pris l'habitude de le suivre partout dans les lieux de débauche.

Et, venant en dernier, mais la plus belle de toutes, il y avait la fameuse Divine, censée apporter la parole de Dieu, et que l'on ne pouvait manipuler qu'à deux mains. Elle revenait de droit à leur frère aîné, Eudes, le maître reconnu de Fiercastel. Ce dernier avait choisi de rentrer à la tête d'une troupe d'une centaine d'hommes, tous issus du nord, et il comptait bien les ramener tous à bon port.

Et, pour finir, sa chère Renversante... il la rangea soigneusement dans son fourreau, boucla son ceinturon, et rejoignit aussitôt ses trois compagnons. Le désir de revoir sa femme, délaissée si longtemps pour partir guerroyer, venait à nouveau de s'emparer de lui.

Chapitre 1: Ascelin

A travers le ciel exempt de nuages, à peine visible dans l'espace éthéré, le faucon se maintenait déjà depuis de longues minutes au-dessus de la vallée. Ascelin l'avait repéré grâce à son cri perçant, répercuté plusieurs fois de suite dans la zone où il chevauchait depuis l'aube. Cela lui avait rappelé le jour de ses quatorze ans, lorsque son père Haimon, seigneur de Belombreuse, lui avait offert un oiseau similaire. Il se revoyait encore enfiler le gant de cuir juste avant que le rapace, perfection de légèreté et de plumes, ne vienne se jucher sur son poing tendu, le dévisageant de son œil noir et brillant, tel une perle de jais enchâssée dans sa tête d'oiseau sauvage. «  Tu en es désormais le seul maître, lui avait dit Haimon. Et en tant que tel, tu as envers lui des droits mais aussi des devoirs. Ne l'oublie jamais, mon fils, et prends soin de lui comme il convient. » Depuis lors, le seigneur de Belombreuse les avait quitté : à quatre-vingts ans bien sonnés, une mauvaise fièvre avait fini par avoir raison de lui. Mais Ascelin se souviendrait toujours de cet instant-là, et de la joie mêlée de fierté que ce moment privilégié passé avec son père lui avait apporté. Et les recommandations de ce dernier étaient restées gravées dans son cœur, aussi inaltérables que si elles l'avaient été dans du roc.

Il s'arracha comme à regret à la contemplation de l'oiseau de proie, le laissant à son domaine immense et giboyeux. Relâchant les rênes, une légère pression des mollets fit reprendre à sa monture le pas tranquille qu'il lui avait fait adopter des heures durant. La jument qu'il montait était de cette race du nord, celle qui, dotée de membres solides et d'une large croupe, ainsi que de fanons poilus qui lui retombaient avec majesté sur les sabots, était particulièrement prisée pour les champs de bataille. Ce destrier, il l'avait lui-même nommé Ombrage, en référence bien sur à sa robe d'un noir lustré qui contrastait avec le blanc neigeux de son chanfrein et de ses fanons. Mais aussi parce qu'elle avait vu le jour et avait été dressée dans la vallée de Belombreuse. Il y avait quatre ans déjà qu'il avait quitté sur son dos ses terres natales pour suivre avec ses frères Godefroy de Bouillon jusqu'à la lointaine Constantinople, avant de se fondre au milieu de ses pairs dans cette guerre sainte qui devait le mener au pied de Jérusalem. Et c'était sur le dos du même animal qu'il revenait aujourd'hui, cherchant à rejoindre Fiercastel, le château de son enfance. Derrière lui, attachée à la longe qu'il avait fixée au pommeau de sa selle, une haridelle suivait, chargée du poids de son armure et de ses effets. A Gênes, lorsqu'il s'était séparé de ses frères, il avait choisi un écuyer pour l'accompagner sur le chemin du retour. Et celui-ci s'était évaporé en cours de route, avant même qu'ils quittent l'Italie. Il l'avait cherché une journée entière, d'abord dans l'auberge où ils avaient séjourné, puis dans le reste de la ville. Peut-être, avait-il supposé, l'homme s'était-il enfui, ayant trouvé un motif quelconque de se fixer dans cette cité rencontrée au hasard de leur cheminement, et préférant se poser là plutôt que d'affronter avec son maître les périls d'une expédition de plus. Ou bien avait-il été victime d'un guet-apens, à la faveur d'une de ces ruelles peu sures qui, véritables coupe-gorge, sillonnaient les villes du sud. Toujours est-il qu'il ne l'avait pas retrouvé et, ne pouvant différer indéfiniment son voyage, s'était vu contraint de repartir seul.

Les paysages qu'il traversait avaient pour lui un air de familiarité retrouvée, de plus en plus évident au fur et à mesure qu'il avançait dans ces régions d'Occident. Après des années passées sous un ciel souvent vierge de nuées, où la caresse du soleil se transformait fréquemment en brûlante morsure, après tous ces sols poussiéreux foulés des heures durant et qu'une végétation étique ne suffisait pas à retenir, il en avait presque oublié la géographie de ces lieux. Et il redécouvrait par tous ses sens, tel un enfant qui s'ouvre à la vie, la masse bruissante des frondaisons des chênes bercés par la brise au-dessus de sa tête, l'odeur mentholée de l'herbe que couchaient les pas de sa monture, ainsi que le chuintement de la rivière à quelques toises au-dessous de lui.

Parti pour la croisade à l'âge de seize ans, il en avait désormais vingt, et était un homme fait. Ses traits étaient ceux des seigneurs de Belombreuse, car il partageait avec eux le même front haut, les mêmes yeux dont l'iris d'un bleu clair était bordé d'un cercle plus sombre sous des sourcils épais, le même nez presque aquilin, les mêmes cheveux d'un châtain foncé qui accrochaient la lumière en touches couleur de miel. Les cinq frères avaient la réputation d'être plutôt séduisants. Telle en tous cas était la rumeur que les femmes qui les avaient côtoyés avait pris soin de propager. Mais Ascelin était, toujours de leur point de vue, le plus craquant d'entre eux, peut-être aussi parce qu'il était le benjamin du clan. Néanmoins, celui-ci n'en avait cure. A vingt ans, il était encore puceau, ce qui pour son entourage constituait véritablement une singularité. Guilhem, son frère le plus âgé, de dix ans son aîné, avait dès l'âge de quatorze ans troussé sa première paysanne. Quant à Hernaut, lui, c'est même un peu plus jeune qu'il avait connu sa première putain. Et les deux autres pouvaient se targuer d'exploits similaires. D'ailleurs, ils n'avaient pas manqué de s'en vanter devant lui à maintes reprises, espérant par là même que leur exemple susciterait en lui un quelconque intérêt pour la chose. Mais en vain. Ascelin avait d'autres préoccupations dans sa jeune existence, et sa participation à la croisade n'avait rien arrangé. Trop de combats, trop de massacres, joints à la nouveauté des contrées traversées et à la découverte de mœurs étrangères lui avaient tellement occupé l'esprit ces dernières années qu'il ne lui restait guère de loisir pour songer à se trouver une belle. Et puis, il y avait eu la mort de son frère Enguerrand, celui qui lui était si proche, à la fois par l'âge et par l'esprit. Il revoyait sans cesse ce jour sinistre où, devant Antioche, des chevaliers l'avaient ramené au campement sur une civière improvisée, l'oeil transpercé par une flèche ennemie. Sa lente agonie avait duré tout le restant de la journée et une bonne partie de la nuit. Ses frères s'étaient relayés à son chevet, et cela jusqu'à son dernier souffle. Mais depuis lors, il n'avait plus jamais pu se défaire du souvenir de ces longues heures de souffrance partagée.

Puisant dans les ressources de sa jeune volonté, il balaya ces lugubres pensées pour se concentrer sur la sente à peine visible qu'il suivait depuis un moment déjà. La rivière qu'il longeait apparut dans une trouée des taillis, promesse de détente et de fraîcheur. Il poussa sa monture à dévaler le talus un peu abrupt qui menait au cours d'eau. L'animal entama sans broncher mais avec prudence une lente descente, aussitôt suivi du second cheval, qui malgré ses renâclements, tenu d'une main ferme, n'eut d'autre choix que de s'exécuter. Arrivé au plus près de l'eau, Ascelin mit pied à terre, permettant aux deux bêtes de se désaltérer à leur aise. Lorsque ce fut fait, il les attacha l'une et l'autre aux arbres proches, prenant soin de leur laisser suffisamment de longueur de longe pour qu'elles aillent brouter l'herbe abondante qui tapissait les lieux. La seconde jument ne lui disait rien qui vaille, avec ses côtes saillantes et son poil terne. Il n'avait eu d'autre choix que ce genre de monture en quittant la ville de Gênes. Il fallait qu'il la ménage s'il voulait aller en sa compagnie jusqu'au bout du voyage. Débouclant son ceinturon, il se délesta de sa fidèle épée, celle que Père lui avait léguée avant de mourir et qui avait pour nom Tranchante. Puis il entreprit de se défaire de ses hardes, souillées par la poussière des chemins empruntés. Son séjour en terre sainte lui avait donné l'occasion de côtoyer la civilisation arabe et,contrairement à beaucoup de ses semblables, il en avait retiré un goût avéré pour la propreté. Aussi pénétra-t-il, entièrement nu, dans l'onde froide et mouvante, afin de se laver de toute cette crasse accumulée durant la route. Tout comme ses frères, sa fréquentation du monde oriental lui avait également apporté des désirs de fruits nouveaux, oranges, abricots ou melons, ainsi qu'un penchant pour le raffinement et le luxe. On ne revenait jamais identique à soi-même de ce genre d'expédition.

Durant quelques secondes, il disparut entièrement dans l'eau. Seul son reflet, déformé par le courant, restait visible depuis la surface. Puis il émergea lentement, reprenant son souffle, et se laissa dériver un moment. Un mouvement sur la rive en face, là où il avait laissé les chevaux, attira son attention. Un gamin, surgi de nulle part, s'était mis à fouiller dans ses affaires. Il n'hésita pas l'ombre d'une seconde pour se diriger vers la berge, faisant jaillir au passage des gerbes d'eau irisée. Une fois sur la terre ferme, il réalisa que l'enfant, s'étant saisi de Tranchante, venait à sa vue de grimper le talus dans une tentative de lui échapper. Alors, sans réfléchir, trempé de la tête aux pieds et dans sa nudité la plus absolue, il se mit à sa poursuite. Son voleur, il le savait, n'était pas de taille à se mesurer à lui à la course. Et, faisant fi des branches qu'il croisait au passage et qui lui lacéraient la peau par endroits, il eut tôt fait, en quelques enjambées, de rattraper l'auteur du larcin. C'était une sorte de sauvageon, maigre comme un oisillon tombé du nid, une espèce de vermine comme il en traînait souvent sur les pas des voyageurs. Ayant pris soin de le délester d'une main ferme du poids de Tranchante qu'il avait visiblement du mal à supporter, Ascelin, saisissant le mioche par le haut de ses braies, entreprit de le ramener de force au bord de la rivière. Celui-ci se démenait comme un diable, et le spectacle de ce jeune homme, vêtu de sa seule épée et tenant à bout de bras ce gosse hérissé et toutes griffes dehors tel un chat sauvage, était pour le moins insolite. Lorsqu'ils atteignirent de nouveau la rive, l'enfant, se rendant compte de son impuissance face à la force de cet adulte, profitant néanmoins d'un moment d'inattention de la part de celui-ci pour se saisir de la main qui tenait l'épée, y planta brusquement les dents. Ascelin fit entendre un cri bref et le lâcha aussitôt, le faisant choir à ses pieds comme un sac devenu soudain trop lourd. « Espèce de vaurien !  Tu ne vaux pas mieux qu'un putois ! » rugit-il avant de sucer son doigt entaillé presque jusqu'à l'os. Puis, avant que l'enfant ne puisse réagir, il coucha Tranchante dans l'herbe et, attrapant cette fois son petit voleur par la taille, évitant d'être à portée de ses mâchoires, il pénétra avec lui dans le lit de la rivière, ramassant au passage la brosse en chiendent qui lui servait au pansage de ses chevaux. Lorsqu'il se retrouva avec de l'eau jusqu'à la taille, et malgré ses protestations grandissantes, il plongea entièrement le marmot dans le lit du cours d'eau et, tout en lui maintenant la tête, se mit à l'étriller avec soin. «  Voilà le sort réservé aux nuisibles de ton espèce » dit-il en s'appliquant d'autant plus à sa tâche. Et, tout en disant cela, il ne pouvait s'empêcher de rire de la déconfiture de ce gamin, qui poussait des cris dont le volume allait en augmentant à chaque passage de la brosse.

Lorsqu'il estima que la punition était suffisante, il ramena sa victime sur la berge, et la déposa toute ruisselante sur l'herbe, la peau rougie par endroits du traitement plutôt radical qu'elle avait subi, ses vêtements collés au corps, ce qui la rendait encore plus maigre qu'auparavant. Ascelin se rhabilla tranquillement, un œil cependant rivé sur l'enfant, prêt à intervenir au moindre geste de rébellion de sa part. Puis il lui lia les mains et les pieds au moyen d'une corde. Il lui fallait se mettre en quête de gibier, sous peine de mourir d'inanition. Il s'équipa d'un coutelas, ainsi que d'un arc et de flèches prélevées sur la haridelle, et disparut sans attendre dans l'épaisseur des fourrés environnants.

Lorsqu'il revint, à quelques minutes du crépuscule, deux lièvres brun roux pendaient, flasques, en travers de ses épaules. L'enfant n'avait pas bougé de l'endroit où il l'avait laissé, et il le délivra de ses liens, puis s'adressa à lui : « Promets-moi que tu ne tenteras pas de t'enfuir. » Les yeux noirs du gamin, vifs comme ceux d'un écureuil, se teintèrent d'une pointe d'étonnement : « Oui, M'sire, je jure. » Ascelin se doutait que le gosse, surement alléché par la perspective d'un bon repas, et préférant la sécurité d'un feu de bois à la forêt environnante que la nuit gagnait peu à peu, n'aurait pas eu de toutes façons la stupidité de faire une tentative de ce genre. Mais il préférait mettre les choses au clair. « Il faut que tu connaisses la valeur d'une promesse donnée. Ou tu respectes ton engagement, ou je ferais chanter Tranchante. » Et, ce disant, il désigna l'épée qu'il portait à son côté.

Plus tard, quand l'obscurité devint complète, le feu crépitait devant eux, et les lièvres, dûment apprêtés, rôtissaient peu à peu tandis que des gouttes de graisse tombaient en grésillant sur les flammes dansantes. Ascelin préleva une cuisse charnue et la tendit à l'enfant. Celui-ci, tel un animal affamé, se jeta sur elle et entreprit de la dévorer à pleines dents. « Depuis combien de temps n'as-tu rien mangé ? » demanda le jeune homme, amusé de le voir nanti d'un appétit si féroce. « Sais pas », répondit aussitôt le gamin sans même prendre le temps de lâcher sa pitance ne serait-ce qu'une seconde. Ascelin revint à la charge quelques minutes plus tard : « Et quel est ton nom ? » Le mioche lui faisait vraiment penser à une belette avec son menton pointu et l'agilité de son regard jamais en repos. « Martin », réussit à prononcer l'enfant entre deux bouchées. C'était d'une triste banalité. La campagne était pleine de moutards dans son genre affublés d'un prénom identique. « Et bien moi, fit Ascelin, tout en découvrant ses dents blanches dans un sourire espiègle, à la place de tes parents, je t'aurais appelé ' la Belette'. » Puis il ajouta :  « A propos, tes parents, où sont-ils ? » La réponse ne tarda pas à suivre, invariable et laconique : « Sais pas. » Ascelin n'insista pas sur ce point. Mais, par contre, il lui restait à éclaircir un détail, et non le plus négligeable : « Et qu'est-ce qui t'a pris de vouloir dérober mon épée ?
_ Voulais apprendre à m'en servir, M'sire. » Ces simples mots évoquèrent, dans l'esprit du jeune aristocrate, les centaines d'heures passées, lui et ses frères, à s'entraîner dans la cour du château paternel, le souvenir douloureux de ses muscles sollicités à l'extrême et l'image fugace de leurs corps athlétiques s'exerçant à demi-nus dans la clarté du jour. « Le rêve n'est l'apanage de personne », songea-t-il pour lui-même. Ce gamin ne doutait de rien, comme beaucoup de ses semblables. Les récits colportés depuis les Croisades avaient fait germer dans le cœur de moult rejetons des campagnes de France des envies d'aventure conjointement à des espoirs d'élévation sociale.

Lorsqu'il ne subsista des deux lièvres plus que des os parfaitement nettoyés, Ascelin jeta les restes du repas dans les cendres du foyer et, se saisissant d'une couverture, s'apprêta à passer la nuit sous les étoiles, une fois de plus. Avant de céder au sommeil, il jeta un coup d'oeil à l'enfant qui, repu comme un chaton qui aurait fini de téter sa mère, s'était endormi profondément au coin du feu. Au moins, il était tranquille de ce côté-là : la petite peste déguenillée ne lui resservirait aucun coup foireux de son invention pour cette nuit, il en était sur.

Le lendemain, après avoir repris la route, ils quittèrent momentanément l'ombre des arbres et aperçurent de loin les masures d'un village qui se regroupaient à la lisière d'un champ. Ascelin, juché sur son cheval, avisa l'enfant qui, cette fois libre de toute entrave, marchait à ses côtés depuis l'aube :  « Tu vois ces maisons là-bas. Et bien maintenant, file les rejoindre. Il y aura bien quelque paysan pour te proposer un travail à ta portée et pour s'occuper de toi. » Le gamin se figea, comme interdit, et leva les yeux vers son interlocuteur. Celui-ci y lut une sorte de détermination farouche. « Oh non, M'sire. Je veux rester avec vous. » Ascelin, surpris par sa réponse, marqua un temps d'arrêt. L'enfant en profita pour insister : « Vous savez, fit-il en désignant l'épée qui battait le flan du destrier, moi aussi je peux apprendre. » Le jeune seigneur aurait pu, à cet instant, presser sa monture et, se détournant, partir au petit galop sans se retourner, en laissant là à son sort de misérable le petit obstiné qui se tenait debout devant lui, déterminé et suspendu à sa réponse. Mais il pensa que la route était encore bien longue pour lui et, qu'après tout, il pourrait trouver à ce frêle garçon une quelconque utilité. Aussi, après lui avoir fait signe de le rejoindre séance tenante, tendit-il vers lui son bras musclé et, le saisissant comme s'il avait été aussi léger qu'une boule de plumes, l'installa en croupe derrière son dos. Et tandis qu'il sentait les bras minces et osseux lui enserrer la taille, il se retourna à demi pour lui signifier : « Et d'abord, si tu veux rester avec moi, la Belette, il te faudra dans un premier temps apprendre les bonnes manières. Et ça, de mon point de vue, c'est loin d'être gagné. »