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lundi 25 juillet 2011

Chapitre 3 : Hernaut

Hernaut se jeta sur la paillasse qui, hormis deux tabourets branlants, était le seul mobilier qui occupait la chambre. Il inspecta les poutres du plafond et parcourut du regard les murs de torchis d'un blanc sale. Il crut voir passer au-dessus de sa tête un insecte aux pattes multiples, peut-être une sorte d'araignée, ou bien pire encore, une espèce inconnue : il préférait n'en rien savoir. Célinan aurait pu trouver mieux que ça. Maintenant, il leur fallait passer la nuit dans cet endroit sinistre et plus que douteux. Il s'en plaignit à voix haute. Son compagnon s'était assis non loin de lui pour retirer ses bottes. Il avait au moins dix ans de plus que lui, et était aussi sec et noueux qu'un sarment de vigne. Sa peau, qui avait connu tant de baisers brûlants de la part du soleil d'Orient, en était presque parcheminée. Mais il se dégageait de lui une telle énergie empreinte de virilité qu'il était évident qu'il devait plaire aux femmes, et la flamme qui émanait de ses yeux noirs était à cet égard plus que prometteuse. Avec Hernaut, jeune athlète auquel le bleu du regard et les longs cheveux souples aux reflets auburn conféraient un aspect d'un romantisme absolu, ils formaient tous les deux un couple qu'il était impossible de ne pas remarquer.

Célinan, entendant les plaintes formulées par son compère, ne put s'empêcher de lui faire une remarque : « Tu es bien un aristocrate, toi. Aussi délicat qu'une donzelle quand il s'agit de ton confort. » Et, achevant de se déchausser, il ajouta, ironique :  « Mais par contre, tu ne vois pas d'inconvénient à fréquenter les bordels et les salles de jeux. » Célinan, ce disant, trouvait les lamentations de son partenaire plutôt déplacées à son égard. Déjà qu'il avait eu un mal de chien à leur dénicher de quoi passer la nuit, dans cette bourgade milanaise, encombrée de tous les pèlerins de retour de la ville sainte. Hernaut, sans quitter la paillasse, se souleva à demi afin de pouvoir mieux observer son interlocuteur : «  Aurais-tu oublié à qui tu parles ? fit-il d'un ton de commandement. Tu es toujours mon vassal. Le fait de partager mes revers de fortune ne t'accorde aucun droit supplémentaire. 
_ Ton vassal !  s'exclama Célinan. Et quels termes de notre contrat peux-tu te targuer d'avoir honoré jusqu'à présent pour mériter d'être mon suzerain ? Que m'offres-tu en échange de mon dévouement ? Combien de fois ai-je fait rempart de mon corps pour que sa Seigneurie puisse avoir le loisir de continuer à baiser et à se goinfrer comme si de rien n'était ? As-tu la moindre terre à me léguer pour me récompenser de ma loyauté envers toi ? » Hernaut, bien sur, se trouva à court de réponse. Il n'était que trop vrai qu'il était à cette heure démuni de tout bien, mis à part la bourse encore pleine qu'il avait sur lui. Son frère Eudes aurait du lui céder une partie du domaine de Belombreuse, à leur retour des croisades. Mais, après ce qui s'était passé en Italie, il doutait fort, qu'à moins d'une action d'éclat de sa part, celui-ci ne lui attribue pas plus qu'une place au coin du feu dans la salle des gardes du château de Fiercastel. Si Célinan lui en voulait de ne pas pouvoir tenir ses engagements à son égard, c'était plus que légitime. Il se remit sur le dos, fixant le plafond avec un certain découragement. « Si tu le veux, dit-il, je pourrais te délier de tes obligations envers moi. » Célinan leva les yeux vers lui, dubitatif, avant de lui répondre : «Hernaut, que t'arrive-t-il ? Je te trouve vraiment pisse-froid depuis que tu as quitté tes frères à Gênes. J'ignore ce qu'ils ont pu te dire, mais je crains que cela ait eu sur toi une influence néfaste. » Le jeune seigneur ne bougea pas d'un poil, toujours absorbé par sa contemplation méditative. Son comparse se leva et, approchant de la paillasse, se dressa à ses côtés. Puis, dans une révérence appuyée, lui dit d'un ton qu'il rendait le plus obséquieux possible : « Si sa Seigneurie veut bien avoir l'obligeance de me suivre jusqu'à ses lieux de prédilection, je suis à son entière disposition. » Pour Hernaut, cette fois, c'en était trop. D'un coup de rein, il se retrouva sur ses jambes et, profitant de l'effet de surprise, fondit sur Célinan sans qu'il ait eu le temps de répliquer. Les deux hommes roulèrent ensemble sur la paillasse, puis tombèrent sur le sol de terre battue, dans un corps à corps brutal. Célinan finit coincé sous Hernaut, lequel le maintint solidement durant quelques instants et, les yeux dans les yeux, le vainqueur de cette joute subite déclara : « Tu veux savoir ce qu'elle veut, sa Seigneurie ? Et bien, elle désire aller jouer aux dés, ce soir, car elle a besoin de se refaire. » Et il lâcha son adversaire d'un moment. «  Tu es sur ? » demanda celui-ci en se relevant et en secouant d'un revers de la main la poussière qui s'était déposée sur sa tunique. « Pas de putes au programme ? »
_ Non, pas ce soir. » Et il ne boirait même pas une goutte d'alcool, il en était certain. Sa dernière discussion avec Eudes lui avait fait prendre soudainement conscience de ses responsabilités à l'égard de son clan. Son frère aîné lui avait confié un parchemin et il avait juré de le porter jusqu'à Belombreuse dans le plus grand secret. Cette fois-ci, il était hors de question qu'il faille à sa parole. Sa naissance et son rang exigeaient qu'il la respectât. La seule fois où il s'était parjuré, il s'agissait d'un accident, d'un malheureux accident, imputable à l'excès de boisson. Il ne s'y laisserait pas prendre une seconde fois.

Lorsque les derniers rayons du soleil eurent quitté l'horizon, laissant la ville grouillante dans l'obscurité que s'efforçait de chasser la lumière des torches, Hernaut se retrouva à la table de jeux, comme il l'avait prévu. Célinan lui avait déniché une gargote, dont le plafond et les murs noircis par la fumée abritaient en leur sein tous les divertissements du bas peuple, qui se résumaient en ces lieux à quelques pichets de mauvais vin ainsi qu'à une poignée de dés. L'atmosphère y était étouffante, et des relents de sueur et de vinasse vous prenaient à la gorge. Mais Hernaut, depuis longtemps, avait pris le parti d'oublier ce que lui révélaient ses sens délicats. Et au milieu des trognes rougies par l'alcool et la fièvre du jeu, et sur lesquelles dansait la lumière des flambeaux qui garnissaient les murs, il jeta ses dés pour la énième fois, après s'être humecté le gosier d'une gorgée d'eau, seul liquide qu'il s'autorisait pour l'instant à absorber. Le sort lui fut défavorable, une fois de plus, et cela provoqua parmi ses coreligionnaires une clameur qui, reprise en écho, eut vite fait de faire le tour de la table. D'un air désabusé, il posa devant lui, au vu de tous, la pelisse doublée de lynx, pour l'heure seul élément de richesse à être présent dans cette salle. Il venait de perdre son dernier bien, unique vestige de son noble passé. Elle allait lui manquer durant la fraîcheur des nuits qu'il aurait à supporter plus au nord, lorsqu'il reprendrait la route, il en était certain. Après cela, bien sur, il y avait Flambante, et également le rouleau de parchemin que lui avait confié son frère. Mais il était hors de question qu'ils les mettent en gage. Flambante était sa vie, et le parchemin représentait son honneur. Comme perdre son honneur équivalait pour lui à perdre la vie, le choix était vite fait : il décida immédiatement de se retirer du jeu. Et ce fut sous les huées qu'il quitta la table. On n'appréciait guère la défection dans ce genre d'endroit, et l'usage était de plumer son homme jusqu'au trognon. Mais Hernaut, faisant la sourde oreille, porta ses pas vers la table voisine, à laquelle Célinan avait pris place depuis le début de la soirée. Celui-ci, contrairement à lui, avait apparemment su séduire dame Fortune, car il semblait s'en tirer plutôt bien, et son escarcelle, depuis le moment où il s'était installé là, s'était alourdie de maints deniers supplémentaires. Hernaut se pencha vers lui et lui glissa à l'oreille : «  Je m'en vais. Libre à toi de rester, mais pour moi, la coupe est pleine, et j'en ai plus qu'assez de ces lieux. » C'est à peine si Célinan, pris par la partie qui était en train de se jouer devant lui, fit mine de l'entendre. Alors Hernaut s'éloigna, et franchit la porte qui menait à la rue.

Une fois dehors, il retrouva le chemin de l'auberge. Ce fut à mi-parcours qu'il aperçut l'église, enchâssée entre des maisons à colombages. Sa présence lui avait échappée. Il franchit d'un bond la volée de marches qui en marquait le seuil et, cédant à une impulsion subite, pénétra dans l'édifice. Hernaut n'avait de sa vie jamais été tombé plus bas. Il avait envie de parler à quelqu'un : pourquoi pas à Dieu, ou à l'un de ses Saints, à défaut de tout autre ? La fraîcheur et le silence qui régnaient à l'intérieur le saisirent aussitôt. Il avança sans bruit, presque à tâtons, tellement l'éclairage, limité à quelques chandelles, faisait défaut dans ce sanctuaire christique. Mais il pouvait deviner, décorant les murs, des fresques aux couleurs vives et des statues en bois polychrome, dressées çà et là sur son passage. Avec par endroits, le cerclage en plomb des vitraux qui soulignait des scènes évangéliques. Une silhouette au bout de l'allée attira son attention. La robe et le couvre-chef la lui désignèrent comme étant celle d'un prêtre, sans nulle doute l'officiant de ces lieux. Il s'approcha de lui, presque jusqu'à le toucher. Le clerc se retourna soudain, étonné de cette visite inattendue. Il distinguait à peine ses traits dans cette pénombre chargée de mysticisme. « Tu m'as fait peur, mon fils », fit celui-ci, encore sous le coup de la surprise. Hernaut avait marché jusqu'à lui dans le plus parfait des silences, tel un chat à l'approche d'une souris. « Mon père, s'informa-t-il à voix basse, est-il possible que vous m'entendiez en confession ? » Le prêtre prit le temps de dévisager son interlocuteur, avant de répondre. « Bon, je suppose que si tu me demandes ça maintenant, c'est que ça ne peut pas attendre. Suis-moi. » Et il l'entraîna vers l'une des chapelles secondaires, également à peine éclairée, comme tout le reste, de ces cierges géants qui, symboliques requêtes, se consumaient peu à peu. L'homme d'église prit place sur un siège, et fit signe à Hernaut de s'agenouiller devant lui, en ayant pris soin de lui intimer de se défaire de son épée, dont la présence céans était un outrage à Dieu. Hernaut s'exécuta et, débouclant son ceinturon, déposa le tout sur la pierre froide et usée par des milliers de passages. Il lui répugnait de se séparer de Flambante, même ne serait-ce qu'une seconde. Là, au moins, il l'avait bien en vue, et ne risquait pas de se la faire dérober par quelque détrousseur de rue, si fréquent dans ces parages. Ployant ses deux genoux, il commença sa litanie, d'une voix chuchotée, dont le timbre trahissait des moments de trouble : « Mon père, longue est la liste de mes péchés... » Le prélat l'interrompit : «  Mais, dis-moi, depuis combien de temps ne t'es-tu pas confessé ? 
_Oh ! répondit Hernaut, je crois bien que la dernière fois, je n'avais pas encore de poils au menton.
_ Bon, il n'est pas trop tard pour bien faire, rétorqua le clerc. Mais, continua-t-il en désignant l'épée, n'es-tu pas un de ces chevaliers de retour de croisade qui nous arrivent ici chaque jour plus nombreux ?
_Je reviens effectivement des croisades, mon père. Mais, malgré mon apparence aujourd'hui, je suis un peu plus qu'un chevalier : je suis l'un des fils d'une des plus puissantes familles de France.
_ Et bien, les présentations étant faites, tu peux commencer. Je t'écoute. » Et Hernaut de lui dérouler ses forfaits, nombreux, plus ou moins véniels, qu'il avait commis durant ces quatre années au service de la chrétienté. Le prêtre les lui laissa énumérer sans broncher. Puis il demanda : « Mais, durant tout ce temps, tu n'as pas commis de viols, ni d'homicides non justifiés, n'est-ce pas ?
_ Non, mon père, jamais », répondit-il sans hésiter. Et sa voix prit soudainement une assurance qui lui avait fait défaut jusqu'alors. « J'ai respecté leurs femmes. Les seules que j'ai possédées n'étaient que des putains, qui nous accompagnaient tout au long de nos campagnes, et que nous payions pour leurs services. Et lorsqu'un ennemi se présentait à moi, jamais je ne l'ai pris en traître, et c'est en face à face que je réglais mes comptes. Mon rang m'interdit de déroger à ces règles.
_ Alors, reprit le prélat, il n'y a de pénitence pour aucun de tes actes. Je te rappelle que le pape a béni votre expédition en terre sacrée, car c'est Dieu lui-même qui vous a confié la lourde tâche de repousser l'infidèle.
_ S'il n'y avait que ça, continua Hernaut, je n'aurais pas eu de raison suffisante pour venir vous trouver. Mais il y a pire, mon père : j'ai été parjure, vis-à-vis de mes frères de sang et de l'ensemble de mon clan.
_ Parjure ? Que veux-tu dire par là ?
_ Et bien, un jour, sous l'influence de l'alcool, j'ai révélé un secret dont j'étais tenu devant mes proches de celer le contenu.
_ Tu veux dire que tu as trahi ton serment ? Ne peux-tu m'en dire un peu plus à ce sujet ?
_ Non, mon père. Je ne peux rien vous divulguer de plus.
_ Tu sais, moi aussi je suis tenu au secret. Rien de ce que tu me diras ne sortira d'ici.
_ Je m'en doute. Mais je ne désire pas en dire plus. Le peu que je vous ai raconté suffira à Dieu pour me comprendre. Après tout, vous êtes son oreille, et il est l'intelligence suprême capable d'interpréter les âmes.
_ Alors je considère que cela suffira. A moins que tu aies autre chose à dire.
_ Non, mon père, je crois que j'en ai fait le tour, et pour moi c'est déjà bien trop.
Un silence momentané s'établit entre eux deux. Le prélat semblait réfléchir à ce qu'il allait lui dire, puis il finit par conclure : « Je pense que ce qu'il te faut, mon fils, pour te laver de ton dernier pêché, le plus grave de tous, c'est un pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle. » Hernaut tiqua : il avait mieux à faire que de suivre cette route-là. Déjà, rentrer à Fiercastel indemne avec le trésor qu'Eudes lui avait confié, et il pourrait estimer que plus de la moitié de la pénitence avait été faite. Pour Saint Jacques, on verrait plus tard, peut-être. « Je vous remercie, mon père, fit-il en se relevant, de m'avoir consacré un peu de votre temps. » Et, se tournant vers le choeur, il effectua le signe de croix avec dévotion . Puis il ramassa l'épée, ainsi que le baudrier et le fourreau qui la protégeait, et reprit en silence le chemin qu'il avait emprunté à l'aller.

De nouveau dans la rue, il se dirigea vers son gîte, soulagé d'avoir pu se confier enfin à quelqu'un. Demain, dès l'aube, il repartirait sur la route, avec ou sans Célinan, c'était décidé, et il irait cette fois jusqu'au bout de sa mission.

Il emprunta une venelle sombre et puante, se dirigeant d'instinct. Au bout de la ruelle, il déboucha sur une voie plus large, et croisa des porteurs de flambeaux qui devançaient quelque noblesse en balade, apparemment féminine, ce dont il put conclure en apercevant deux jupes froufroutantes qui suivaient à quelques pas derrière. Il se rangea sur le côté, laissant passer le cortège. A la lumière de l'une des torches, il put voir le visage des deux femmes que l'escorte accompagnait. Mais ce fut l'un d'entre eux qui accrocha son regard. Et cette vision fugace, dans l'éclat falot d'une flamme vacillante, lui fit comme un choc. C'était une beauté comme il n'en avait jamais vue, bien moins de seize ans, estima-t-il. Ses cheveux en bandeaux sombres encadraient son doux visage qui ressortait, pâle et encore enfantin, à la lueur du feu, aussi pur qu'un portrait de madone. Et ses yeux immenses, qu'il entraperçut l'espace d'une seconde, eurent le temps de lui transpercer le cœur. Leur couleur d'un violet intense était inimitable.

Laissant passer le dernier valet, également muni d'une torche, il lui emprunta le pas et, arrivé à sa hauteur, le questionna à voix basse, évitant de se faire entendre des deux damoiselles qui les précédaient. « Oh, l'ami ! fit-il dans un chuchotement. Peux-tu me dire le nom de celle que tu convoies ? Celle de gauche, la plus jeune ? » Le laquais, à cette interrogation, ne donna nulle réponse. Alors, Hernaut, excédé, au détour d'une rue, profitant de ce que le reste de la petite procession disparaissait à leurs yeux, se saisit de l'homme par le col et dégainant son arme, fit miroiter devant le nez médusé du domestique l'éclat triomphant de sa lame. Ce dernier retrouva la parole comme par enchantement : « C'est Colombe, l'une des filles du comte d'Ildebrando Lambardi. » A ces mots, Hernaut le relâcha aussitôt : une des filles du comte. Il connaissait de nom cette famille illustre. « Colombe », murmura-t-il pour lui-même. Ce prénom-là venait de se graver en lui, et il n'était pas prêt de l'oublier.

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