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dimanche 17 juillet 2011

Chapitre 1: Ascelin

A travers le ciel exempt de nuages, à peine visible dans l'espace éthéré, le faucon se maintenait déjà depuis de longues minutes au-dessus de la vallée. Ascelin l'avait repéré grâce à son cri perçant, répercuté plusieurs fois de suite dans la zone où il chevauchait depuis l'aube. Cela lui avait rappelé le jour de ses quatorze ans, lorsque son père Haimon, seigneur de Belombreuse, lui avait offert un oiseau similaire. Il se revoyait encore enfiler le gant de cuir juste avant que le rapace, perfection de légèreté et de plumes, ne vienne se jucher sur son poing tendu, le dévisageant de son œil noir et brillant, tel une perle de jais enchâssée dans sa tête d'oiseau sauvage. «  Tu en es désormais le seul maître, lui avait dit Haimon. Et en tant que tel, tu as envers lui des droits mais aussi des devoirs. Ne l'oublie jamais, mon fils, et prends soin de lui comme il convient. » Depuis lors, le seigneur de Belombreuse les avait quitté : à quatre-vingts ans bien sonnés, une mauvaise fièvre avait fini par avoir raison de lui. Mais Ascelin se souviendrait toujours de cet instant-là, et de la joie mêlée de fierté que ce moment privilégié passé avec son père lui avait apporté. Et les recommandations de ce dernier étaient restées gravées dans son cœur, aussi inaltérables que si elles l'avaient été dans du roc.

Il s'arracha comme à regret à la contemplation de l'oiseau de proie, le laissant à son domaine immense et giboyeux. Relâchant les rênes, une légère pression des mollets fit reprendre à sa monture le pas tranquille qu'il lui avait fait adopter des heures durant. La jument qu'il montait était de cette race du nord, celle qui, dotée de membres solides et d'une large croupe, ainsi que de fanons poilus qui lui retombaient avec majesté sur les sabots, était particulièrement prisée pour les champs de bataille. Ce destrier, il l'avait lui-même nommé Ombrage, en référence bien sur à sa robe d'un noir lustré qui contrastait avec le blanc neigeux de son chanfrein et de ses fanons. Mais aussi parce qu'elle avait vu le jour et avait été dressée dans la vallée de Belombreuse. Il y avait quatre ans déjà qu'il avait quitté sur son dos ses terres natales pour suivre avec ses frères Godefroy de Bouillon jusqu'à la lointaine Constantinople, avant de se fondre au milieu de ses pairs dans cette guerre sainte qui devait le mener au pied de Jérusalem. Et c'était sur le dos du même animal qu'il revenait aujourd'hui, cherchant à rejoindre Fiercastel, le château de son enfance. Derrière lui, attachée à la longe qu'il avait fixée au pommeau de sa selle, une haridelle suivait, chargée du poids de son armure et de ses effets. A Gênes, lorsqu'il s'était séparé de ses frères, il avait choisi un écuyer pour l'accompagner sur le chemin du retour. Et celui-ci s'était évaporé en cours de route, avant même qu'ils quittent l'Italie. Il l'avait cherché une journée entière, d'abord dans l'auberge où ils avaient séjourné, puis dans le reste de la ville. Peut-être, avait-il supposé, l'homme s'était-il enfui, ayant trouvé un motif quelconque de se fixer dans cette cité rencontrée au hasard de leur cheminement, et préférant se poser là plutôt que d'affronter avec son maître les périls d'une expédition de plus. Ou bien avait-il été victime d'un guet-apens, à la faveur d'une de ces ruelles peu sures qui, véritables coupe-gorge, sillonnaient les villes du sud. Toujours est-il qu'il ne l'avait pas retrouvé et, ne pouvant différer indéfiniment son voyage, s'était vu contraint de repartir seul.

Les paysages qu'il traversait avaient pour lui un air de familiarité retrouvée, de plus en plus évident au fur et à mesure qu'il avançait dans ces régions d'Occident. Après des années passées sous un ciel souvent vierge de nuées, où la caresse du soleil se transformait fréquemment en brûlante morsure, après tous ces sols poussiéreux foulés des heures durant et qu'une végétation étique ne suffisait pas à retenir, il en avait presque oublié la géographie de ces lieux. Et il redécouvrait par tous ses sens, tel un enfant qui s'ouvre à la vie, la masse bruissante des frondaisons des chênes bercés par la brise au-dessus de sa tête, l'odeur mentholée de l'herbe que couchaient les pas de sa monture, ainsi que le chuintement de la rivière à quelques toises au-dessous de lui.

Parti pour la croisade à l'âge de seize ans, il en avait désormais vingt, et était un homme fait. Ses traits étaient ceux des seigneurs de Belombreuse, car il partageait avec eux le même front haut, les mêmes yeux dont l'iris d'un bleu clair était bordé d'un cercle plus sombre sous des sourcils épais, le même nez presque aquilin, les mêmes cheveux d'un châtain foncé qui accrochaient la lumière en touches couleur de miel. Les cinq frères avaient la réputation d'être plutôt séduisants. Telle en tous cas était la rumeur que les femmes qui les avaient côtoyés avait pris soin de propager. Mais Ascelin était, toujours de leur point de vue, le plus craquant d'entre eux, peut-être aussi parce qu'il était le benjamin du clan. Néanmoins, celui-ci n'en avait cure. A vingt ans, il était encore puceau, ce qui pour son entourage constituait véritablement une singularité. Guilhem, son frère le plus âgé, de dix ans son aîné, avait dès l'âge de quatorze ans troussé sa première paysanne. Quant à Hernaut, lui, c'est même un peu plus jeune qu'il avait connu sa première putain. Et les deux autres pouvaient se targuer d'exploits similaires. D'ailleurs, ils n'avaient pas manqué de s'en vanter devant lui à maintes reprises, espérant par là même que leur exemple susciterait en lui un quelconque intérêt pour la chose. Mais en vain. Ascelin avait d'autres préoccupations dans sa jeune existence, et sa participation à la croisade n'avait rien arrangé. Trop de combats, trop de massacres, joints à la nouveauté des contrées traversées et à la découverte de mœurs étrangères lui avaient tellement occupé l'esprit ces dernières années qu'il ne lui restait guère de loisir pour songer à se trouver une belle. Et puis, il y avait eu la mort de son frère Enguerrand, celui qui lui était si proche, à la fois par l'âge et par l'esprit. Il revoyait sans cesse ce jour sinistre où, devant Antioche, des chevaliers l'avaient ramené au campement sur une civière improvisée, l'oeil transpercé par une flèche ennemie. Sa lente agonie avait duré tout le restant de la journée et une bonne partie de la nuit. Ses frères s'étaient relayés à son chevet, et cela jusqu'à son dernier souffle. Mais depuis lors, il n'avait plus jamais pu se défaire du souvenir de ces longues heures de souffrance partagée.

Puisant dans les ressources de sa jeune volonté, il balaya ces lugubres pensées pour se concentrer sur la sente à peine visible qu'il suivait depuis un moment déjà. La rivière qu'il longeait apparut dans une trouée des taillis, promesse de détente et de fraîcheur. Il poussa sa monture à dévaler le talus un peu abrupt qui menait au cours d'eau. L'animal entama sans broncher mais avec prudence une lente descente, aussitôt suivi du second cheval, qui malgré ses renâclements, tenu d'une main ferme, n'eut d'autre choix que de s'exécuter. Arrivé au plus près de l'eau, Ascelin mit pied à terre, permettant aux deux bêtes de se désaltérer à leur aise. Lorsque ce fut fait, il les attacha l'une et l'autre aux arbres proches, prenant soin de leur laisser suffisamment de longueur de longe pour qu'elles aillent brouter l'herbe abondante qui tapissait les lieux. La seconde jument ne lui disait rien qui vaille, avec ses côtes saillantes et son poil terne. Il n'avait eu d'autre choix que ce genre de monture en quittant la ville de Gênes. Il fallait qu'il la ménage s'il voulait aller en sa compagnie jusqu'au bout du voyage. Débouclant son ceinturon, il se délesta de sa fidèle épée, celle que Père lui avait léguée avant de mourir et qui avait pour nom Tranchante. Puis il entreprit de se défaire de ses hardes, souillées par la poussière des chemins empruntés. Son séjour en terre sainte lui avait donné l'occasion de côtoyer la civilisation arabe et,contrairement à beaucoup de ses semblables, il en avait retiré un goût avéré pour la propreté. Aussi pénétra-t-il, entièrement nu, dans l'onde froide et mouvante, afin de se laver de toute cette crasse accumulée durant la route. Tout comme ses frères, sa fréquentation du monde oriental lui avait également apporté des désirs de fruits nouveaux, oranges, abricots ou melons, ainsi qu'un penchant pour le raffinement et le luxe. On ne revenait jamais identique à soi-même de ce genre d'expédition.

Durant quelques secondes, il disparut entièrement dans l'eau. Seul son reflet, déformé par le courant, restait visible depuis la surface. Puis il émergea lentement, reprenant son souffle, et se laissa dériver un moment. Un mouvement sur la rive en face, là où il avait laissé les chevaux, attira son attention. Un gamin, surgi de nulle part, s'était mis à fouiller dans ses affaires. Il n'hésita pas l'ombre d'une seconde pour se diriger vers la berge, faisant jaillir au passage des gerbes d'eau irisée. Une fois sur la terre ferme, il réalisa que l'enfant, s'étant saisi de Tranchante, venait à sa vue de grimper le talus dans une tentative de lui échapper. Alors, sans réfléchir, trempé de la tête aux pieds et dans sa nudité la plus absolue, il se mit à sa poursuite. Son voleur, il le savait, n'était pas de taille à se mesurer à lui à la course. Et, faisant fi des branches qu'il croisait au passage et qui lui lacéraient la peau par endroits, il eut tôt fait, en quelques enjambées, de rattraper l'auteur du larcin. C'était une sorte de sauvageon, maigre comme un oisillon tombé du nid, une espèce de vermine comme il en traînait souvent sur les pas des voyageurs. Ayant pris soin de le délester d'une main ferme du poids de Tranchante qu'il avait visiblement du mal à supporter, Ascelin, saisissant le mioche par le haut de ses braies, entreprit de le ramener de force au bord de la rivière. Celui-ci se démenait comme un diable, et le spectacle de ce jeune homme, vêtu de sa seule épée et tenant à bout de bras ce gosse hérissé et toutes griffes dehors tel un chat sauvage, était pour le moins insolite. Lorsqu'ils atteignirent de nouveau la rive, l'enfant, se rendant compte de son impuissance face à la force de cet adulte, profitant néanmoins d'un moment d'inattention de la part de celui-ci pour se saisir de la main qui tenait l'épée, y planta brusquement les dents. Ascelin fit entendre un cri bref et le lâcha aussitôt, le faisant choir à ses pieds comme un sac devenu soudain trop lourd. « Espèce de vaurien !  Tu ne vaux pas mieux qu'un putois ! » rugit-il avant de sucer son doigt entaillé presque jusqu'à l'os. Puis, avant que l'enfant ne puisse réagir, il coucha Tranchante dans l'herbe et, attrapant cette fois son petit voleur par la taille, évitant d'être à portée de ses mâchoires, il pénétra avec lui dans le lit de la rivière, ramassant au passage la brosse en chiendent qui lui servait au pansage de ses chevaux. Lorsqu'il se retrouva avec de l'eau jusqu'à la taille, et malgré ses protestations grandissantes, il plongea entièrement le marmot dans le lit du cours d'eau et, tout en lui maintenant la tête, se mit à l'étriller avec soin. «  Voilà le sort réservé aux nuisibles de ton espèce » dit-il en s'appliquant d'autant plus à sa tâche. Et, tout en disant cela, il ne pouvait s'empêcher de rire de la déconfiture de ce gamin, qui poussait des cris dont le volume allait en augmentant à chaque passage de la brosse.

Lorsqu'il estima que la punition était suffisante, il ramena sa victime sur la berge, et la déposa toute ruisselante sur l'herbe, la peau rougie par endroits du traitement plutôt radical qu'elle avait subi, ses vêtements collés au corps, ce qui la rendait encore plus maigre qu'auparavant. Ascelin se rhabilla tranquillement, un œil cependant rivé sur l'enfant, prêt à intervenir au moindre geste de rébellion de sa part. Puis il lui lia les mains et les pieds au moyen d'une corde. Il lui fallait se mettre en quête de gibier, sous peine de mourir d'inanition. Il s'équipa d'un coutelas, ainsi que d'un arc et de flèches prélevées sur la haridelle, et disparut sans attendre dans l'épaisseur des fourrés environnants.

Lorsqu'il revint, à quelques minutes du crépuscule, deux lièvres brun roux pendaient, flasques, en travers de ses épaules. L'enfant n'avait pas bougé de l'endroit où il l'avait laissé, et il le délivra de ses liens, puis s'adressa à lui : « Promets-moi que tu ne tenteras pas de t'enfuir. » Les yeux noirs du gamin, vifs comme ceux d'un écureuil, se teintèrent d'une pointe d'étonnement : « Oui, M'sire, je jure. » Ascelin se doutait que le gosse, surement alléché par la perspective d'un bon repas, et préférant la sécurité d'un feu de bois à la forêt environnante que la nuit gagnait peu à peu, n'aurait pas eu de toutes façons la stupidité de faire une tentative de ce genre. Mais il préférait mettre les choses au clair. « Il faut que tu connaisses la valeur d'une promesse donnée. Ou tu respectes ton engagement, ou je ferais chanter Tranchante. » Et, ce disant, il désigna l'épée qu'il portait à son côté.

Plus tard, quand l'obscurité devint complète, le feu crépitait devant eux, et les lièvres, dûment apprêtés, rôtissaient peu à peu tandis que des gouttes de graisse tombaient en grésillant sur les flammes dansantes. Ascelin préleva une cuisse charnue et la tendit à l'enfant. Celui-ci, tel un animal affamé, se jeta sur elle et entreprit de la dévorer à pleines dents. « Depuis combien de temps n'as-tu rien mangé ? » demanda le jeune homme, amusé de le voir nanti d'un appétit si féroce. « Sais pas », répondit aussitôt le gamin sans même prendre le temps de lâcher sa pitance ne serait-ce qu'une seconde. Ascelin revint à la charge quelques minutes plus tard : « Et quel est ton nom ? » Le mioche lui faisait vraiment penser à une belette avec son menton pointu et l'agilité de son regard jamais en repos. « Martin », réussit à prononcer l'enfant entre deux bouchées. C'était d'une triste banalité. La campagne était pleine de moutards dans son genre affublés d'un prénom identique. « Et bien moi, fit Ascelin, tout en découvrant ses dents blanches dans un sourire espiègle, à la place de tes parents, je t'aurais appelé ' la Belette'. » Puis il ajouta :  « A propos, tes parents, où sont-ils ? » La réponse ne tarda pas à suivre, invariable et laconique : « Sais pas. » Ascelin n'insista pas sur ce point. Mais, par contre, il lui restait à éclaircir un détail, et non le plus négligeable : « Et qu'est-ce qui t'a pris de vouloir dérober mon épée ?
_ Voulais apprendre à m'en servir, M'sire. » Ces simples mots évoquèrent, dans l'esprit du jeune aristocrate, les centaines d'heures passées, lui et ses frères, à s'entraîner dans la cour du château paternel, le souvenir douloureux de ses muscles sollicités à l'extrême et l'image fugace de leurs corps athlétiques s'exerçant à demi-nus dans la clarté du jour. « Le rêve n'est l'apanage de personne », songea-t-il pour lui-même. Ce gamin ne doutait de rien, comme beaucoup de ses semblables. Les récits colportés depuis les Croisades avaient fait germer dans le cœur de moult rejetons des campagnes de France des envies d'aventure conjointement à des espoirs d'élévation sociale.

Lorsqu'il ne subsista des deux lièvres plus que des os parfaitement nettoyés, Ascelin jeta les restes du repas dans les cendres du foyer et, se saisissant d'une couverture, s'apprêta à passer la nuit sous les étoiles, une fois de plus. Avant de céder au sommeil, il jeta un coup d'oeil à l'enfant qui, repu comme un chaton qui aurait fini de téter sa mère, s'était endormi profondément au coin du feu. Au moins, il était tranquille de ce côté-là : la petite peste déguenillée ne lui resservirait aucun coup foireux de son invention pour cette nuit, il en était sur.

Le lendemain, après avoir repris la route, ils quittèrent momentanément l'ombre des arbres et aperçurent de loin les masures d'un village qui se regroupaient à la lisière d'un champ. Ascelin, juché sur son cheval, avisa l'enfant qui, cette fois libre de toute entrave, marchait à ses côtés depuis l'aube :  « Tu vois ces maisons là-bas. Et bien maintenant, file les rejoindre. Il y aura bien quelque paysan pour te proposer un travail à ta portée et pour s'occuper de toi. » Le gamin se figea, comme interdit, et leva les yeux vers son interlocuteur. Celui-ci y lut une sorte de détermination farouche. « Oh non, M'sire. Je veux rester avec vous. » Ascelin, surpris par sa réponse, marqua un temps d'arrêt. L'enfant en profita pour insister : « Vous savez, fit-il en désignant l'épée qui battait le flan du destrier, moi aussi je peux apprendre. » Le jeune seigneur aurait pu, à cet instant, presser sa monture et, se détournant, partir au petit galop sans se retourner, en laissant là à son sort de misérable le petit obstiné qui se tenait debout devant lui, déterminé et suspendu à sa réponse. Mais il pensa que la route était encore bien longue pour lui et, qu'après tout, il pourrait trouver à ce frêle garçon une quelconque utilité. Aussi, après lui avoir fait signe de le rejoindre séance tenante, tendit-il vers lui son bras musclé et, le saisissant comme s'il avait été aussi léger qu'une boule de plumes, l'installa en croupe derrière son dos. Et tandis qu'il sentait les bras minces et osseux lui enserrer la taille, il se retourna à demi pour lui signifier : « Et d'abord, si tu veux rester avec moi, la Belette, il te faudra dans un premier temps apprendre les bonnes manières. Et ça, de mon point de vue, c'est loin d'être gagné. »

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