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lundi 30 janvier 2012

Chapitre 29 : Dans la grotte

Ses yeux s'ouvrirent sur une paroi rocheuse en face de lui où dansaient des ombres indéfinies. Ses muscles endoloris se rappelèrent d'abord à lui avant qu'il ne réalise à quel point sa position était inconfortable. Il était suspendu par les poignets et la corde qui le liait, accrochée au plafond au moyen d'une esse de métal, était si bien ajustée que toute tentative de sa part pour s'en défaire n'aurait pu que le meurtrir cruellement. Dénudé jusqu'à la ceinture, il sentait à quel point l'atmosphère du lieu était chaude et moite. Où était-il ? Dans une grotte, vraisemblablement. Hernaut, en un bref éclair de mémoire, revit la clairière et l'anneau de serpents qui les avaient retenus prisonniers, Colombe et lui. Et puis, plus rien... Il avait beau chercher, c'était le trou noir. Colombe, à propos, où était-elle ? Il se sentit submergé par une vague d'angoisse et de rage mêlée, et tira d'un coup sec sur ses liens, touchant de la pointe de ses bottes le sol dont il éprouva la dureté tandis qu'une douleur intense envahissait ses poignets, l'obligeant à accepter de nouveau la posture dans laquelle il se trouvait. Se détendre. Se détendre. A cette heure, il rêvait pourtant d'en découdre avec le responsable de son infortune mais, ignorant totalement à quoi il ressemblait, il lui prenait l'envie d'en découdre avec le monde entier, et une armée de mercenaires lui faisant barrage ne l'aurait même pas fait hésiter l'espace d'une seconde. Il essaya de baisser les yeux vers le sol, entrevit ses pieds, eut la présence d'esprit de vérifier à l'emplacement de la ceinture qui retenait ses braies : c'était donc cela ! Il s'était fait dépouiller, bien sur, et le parchemin lui avait été enlevé. Encore un coup des sbires du Pape, ce ne pouvait être que ça. Mais cette fois, ils étaient arrivés à leurs fins, et les écrits dissidents pour lesquels ils avaient mis en oeuvre tant de moyens étaient enfin entre leurs mains. Fini son rêve au cours duquel il se voyait remettre le document à son frère Eudes en recueillant de sa part tous les éloges auxquels la réussite de sa mission aurait du logiquement aboutir. Fini son espoir d'obtenir des terres, d'offrir à son aimée une situation digne d'elle. Il en aurait pleuré de frustration.

Alors qu'il se morfondait, attaché comme une vulgaire pièce de venaison, et que la corde lui mordait de plus en plus rudement les chairs, un pas se fit entendre sur la pierre qui formait le plancher de sa prison rocheuse. Il tourna légèrement la tête, devinant un homme qui s'approchait de lui. Et lorsqu'il le vit bien en face, campé solidement sur ses jambes, en train de le dévisager, il le reconnut alors, et sa stupéfaction fut à son comble. « Célinan! S'écria-t-il. Que fais-tu ici? Je te pensais revenu à Fiercastel? » Son vassal esquissa l'ombre d'un sourire, celui qu'il lui connaissait si bien, et qu'il interpréta alors comme une marque de sympathie à son égard. Hernaut l'encouragea : « Allez, tranche-moi ces liens, et filons tous deux hors de cet endroit lugubre. Il me faut retrouver Colombe puisque désormais elle m'accompagne... » Il ne put en dire plus. Le rictus de Célinan venait de s'épanouir en un rire franc qui résonnait étrangement dans la grotte. « Hernaut, quand comprendras-tu enfin que tu n'as pas d'ordres à me donner ? Finit par dire ce dernier. Le temps de mon allégeance est révolu. Je ne te dois plus rien. » Son interlocuteur saisit d'un coup. « Tu es passé de l'autre côté, c'est ça? » Dit-il, amer. « Oui, bien sur, lui fut-il répondu. Comment voulais-tu que je continue à attendre, et à me nourrir de tes promesses, alors que tu ne pensais qu'à une chose : conquérir cette jeune femme? Tes belles paroles à mon égard, Hernaut, c'était du vent, rien que du vent. Tout comme celles de ta famille, celles de ta mère, la comtesse Mathie, et de ton frère Eudes. Du vent, te dis-je. » Hernaut s'indigna : « Mais comment as-tu pu me trahir ainsi? As-tu si peu le sens de l'honneur? » En entendant cela, les yeux noirs de Célinan brillèrent d'une flamme intense et son visage buriné prit une expression tourmentée. « Lors de mon voyage de retour en direction des Ardennes, reprit-il, quand il advint que je fus contacté par un certain Anthèlme, dit le Noir, à la solde du Pape, je n'avais pas l'intention de t'abandonner, crois-moi. Ce n'est que lorsque je me fus rendu à Fiercastel et que j'obtins un entretien avec ton frère aîné que j'ai finalement compris que je n'avais plus rien à attendre ni de toi, ni de ta famille. A partir de là, la proposition du Noir m'est revenue à l'esprit, et j'ai accepté de travailler pour lui, en échange d'une baronnie qui me serait cédée sur les terres de l'Eglise. Mais ne va pas penser que ma décision fut si facile à prendre. J'ai passé tant d'années auprès de toi que tu étais pour moi comme un frère...
_ Un frère! L'interrompit Hernaut, n'y tenant plus. Tu oses m'appeler frère! Quel frère digne de ce nom accepterait de vendre un membre de sa famille pour obtenir quelques arpents de terre? » Célinan se rapprocha de lui jusqu'à ce qu'il sente son souffle tiède lui effleurer la joue. « Pense ce que tu veux, Hernaut. Je voulais juste que tu saches qu'il y avait un temps où je t'ai aimé. Mais ce temps est révolu, maintenant. Le Pape, à l'heure qu'il est, doit se réjouir à la lecture du pamphlet que le Noir lui a fait expressément parvenir, et moi je ne vais pas tarder à me retirer sur mes terres. » Tout en disant cela, il caressa rêveusement la joue d'Hernaut, lequel ne put alors réprimer un frisson de dégoût à ce simple contact. Célinan fit mine de partir. Le prisonnier réalisa qu'il allait de nouveau se retrouver seul, face à ses doutes et à ses interrogations. « Ne pars pas tout de suite! S'empressa-t-il de dire. Dis-moi où est Colombe, et si elle va bien. » Célinan se retourna tout de go. «  Colombe? Oh, tu n'as pas à te soucier pour elle. Le Noir la traite comme une reine. Je crois qu'il va négocier avec son père avant de la lui rendre, afin d'obtenir quelque dédommagement, si tu vois ce que je veux dire... » Hernaut tira un peu plus sur ses liens : « Tu finiras brûlé en enfer, Célinan.
_ J'aurais fini de cette manière, figure-toi. Alors, autant en profiter sur cette terre pour faire ce qui me chante. Tiens, justement, puisque tu m'as parlé de Colombe, pourquoi ne lui rendrai-je pas visite dès maintenant ? Elle est si belle... et on la dit toujours vierge. Il me prend soudain l'envie d'aller vérifier par moi-même. » Cette fois-ci, Hernaut réagit si vivement que, ruant sauvagement, un de ses pieds heurta Célinan au ventre avec violence, tandis que ses poignets se mettaient à saigner. « Tu n'es qu'un fils de catin! S'écria-t-il. Touche à un seul de ses cheveux et je te jure que je trouve le moyen de sortir d'ici, et tu comprendras alors que l'enfer existe aussi sur la terre. » Célinan fit une grimace de douleur, mais s'efforça de minimiser son mal. « L'ennui, avec toi, Hernaut, c'est que tu n'as jamais eu le sens de l'humour. » Et, sans plus attendre, il se détourna et quitta les lieux.

Le captif se retrouva de nouveau seul, et malgré la haine qu'il venait de se découvrir envers Célinan, il regrettait presque que celui-ci l'ait quitté aussi vite. Il avait tant de questions restées sans réponses : qu'étaient devenus ses frères ? Et quel sort lui réservait-on ? Et qui était Anthèlme le Noir? Quelle était la nature de sa magie ? Mais il n'eut pas à attendre longtemps pour obtenir certaines explications. Il sentit sans voir quoi que ce soit une présence à ses côtés, une sorte de vibration qui d'instinct, le mettait sur ses gardes, comme si un danger imminent le guettait. Un homme qu'il voyait pour la première fois apparut à ses yeux. Il était entièrement revêtu de noir, de la tête aux pieds, et son regard aussi obscur que la nuit était comme un puits insondable. Mis à part cela, il était d'une stature au dessus de la moyenne et avait des cheveux si longs qu'ils lui arrivaient jusqu'à la taille, aussi ténébreux que le reste de sa personne. Son visage aux traits lisses et impénétrables lui conférait une beauté presque parfaite, mais inquiétante dans sa perfection même. Devant le spectacle d'Hernaut, impuissant, mais qui par son attitude et la force de son regard laissait transparaître son esprit de révolte, il esquissa un semblant de sourire qui découvrit des dents blanches et sans défaut. «Pourquoi te tourmenter ainsi, Hernaut de Belombreuse ? J'ai obtenu de toi tout ce que je désirais. Bientôt viendra le temps de te relâcher. » Sa voix était grave, mais d'une douceur envoutante. Hernaut respira à fond, s'efforçant de se calmer. Au lieu de quoi, leur conversation risquait de virer en affrontement verbal, et il supposait que de cette manière il n'en tirerait au final aucune réponse aux questions qui le taraudaient. « Qui êtes-vous en réalité ? » Demanda-t-il, tout en devinant d'avance la réponse qu'il allait obtenir.
_ Anthèlme le Noir, celui que les villageois alentour nomment également le « sorcier noir ».
_ Et qu'allez-vous faire de la fille du Comte d'Aldobrandi ? » C'était la première de ses préoccupations. Et il voulait vérifier par lui-même si Célinan lui avait bien dit la vérité. « La rendre à son père, bien sur. Comme tu as été bien présomptueux de croire que celle-ci pouvait être ta possession. » Hernaut se concentra sur son souffle. Il mourrait d'envie de lui dire ses quatre vérités, à ce magicien de pacotille. Au lieu de cela, il poursuivit son interrogatoire : « Et pour les serpents, comment avez-vous fait ? » Le Noir sourit de plus belle : « Oh ! Cà ? Simple astuce d'un observateur de la nature : une poudre de ma composition, sorte d'aphrodisiaque pour serpents pour résumer, et ces charmants reptiles se rejoignent les uns les autres, formant un gigantesque anneau dans leur désir de copuler. L'imagination des spectateurs fait le reste... » Hernaut faillit hurler de rire : une partouze géante de reptiles, il fallait y penser. Il n'y avait vraiment rien de magique dans tout ça. C'était même, de son propre point de vue, complètement loufoque. Cette dernière pensée d'ailleurs, il ne put s'empêcher de la partager avec son interlocuteur. Le sorcier parut prendre la remarque pour une insulte, tant son regard se mit à flamboyer de colère contenue. «  Tu ignores, jeune homme, mis à part certains artifices, le véritable pouvoir de ma magie. Hernaut changea de sujet, il n' avait pas vraiment envie d'en savoir plus là-dessus. « Ainsi, vous avez soudoyé mon vassal Célinan et vous êtes tous les deux au service du Pape ? » Le Noir lui jeta un regard aussi insondable et vertigineux que le fond d'un gouffre. « En fait je ne suis au service de personne. Moine autrefois je fus, mais j'ai vite compris à quel point le ministère de Dieu sur la terre est corrompu, quelles que soient les époques et quels que soient ses représentants. Aussi préféré-je servir mes propres intérêts plutôt que ceux d'une poignée de nantis situés au sommet de l'échelle.
_ Alors, laissez Colombe en dehors de tout ça, reprit Hernaut. Et accordez-moi de la libérer en même temps que moi. Si ce sont des biens que vous désirez, je m'engage à vous en fournir par l'intermédiaire de mes frères. Le Comté de Belombreuse est suffisamment riche pour cela.
_ Ah ! Que n'est-on pas prêts à dire et à faire par amour ? Je suis désolé de défaire un si beau couple, mais je dois t'avouer que les garanties du Pape me semblent considérablement plus solides que celles d'un jeune seigneur qui coure les routes sans une once d'or sur lui. »

Hernaut mesura soudain son impuissance. Après tout ce qu'il avait vécu, tout ce qu'il avait sacrifié pour conquérir Colombe, et alors même qu'il était parvenu à ses fins, voici que tout s'écroulait à nouveau. Si Anthèlme le Noir la remettait entre les mains de son père, il aurait passé des mois à se battre pour rien. « Mon frère Eudes paiera le prix qu'il faut. » Dit-il dans une dernière tentative désespérée. Le Noir le dévisagea un instant avant de répondre avec une indifférence glacée : « J'ai horreur de me répéter. Le soleil ne va pas tarder à se coucher. Il reste en moi suffisamment de commisération pour que je ne te livre pas aux dangers de la nuit en forêt. Aussi te relâcherai-je demain à l'aube, et tu auras même droit à une monture et à la restitution de tes armes. Mais que je ne te revois plus jamais après ça. Suis-je assez clair ? »

Hernaut s'apprêtait à protester quand il perçut une ombre qui, projetée par la lumière d'une torche posée sur un des murs contigus, apparaissait soudain dans le dos de son ravisseur. Il n'eut pas le temps de réfléchir à ce qui se passait qu'il entendit le sifflement de la lame dans l'air humide de la grotte, et vit nettement la tête du Noir se détacher de son corps tandis qu'il sentait un sang encore chaud lui asperger le visage. Son estomac se révulsa, tous les muscles de son corps se rétractèrent dans un mouvement de dégoût et de panique. Mais la morsure de la corde sur ses poignets se fit plus douloureuse encore. C'est alors qu'il vit celui qui avait manié l'épée. Ascelin lui apparut, tenant des deux mains Divine ensanglantée. Comme dans un rêve, son jeune frère, surgi d'on ne sait où, venait par miracle de mettre fin aux jours du pseudo-magicien. Ascelin trancha habilement les liens qui le retenaient, et les pieds du prisonnier heurtèrent le sol durement, tandis qu'il se débarrassait des lambeaux de corde d'un revers de la main. Hernaut serra son frère dans ses bras comme jamais il ne l'avait fait, le souillant à son tour du même sang dont il était couvert. « Par quel prodige es-tu ici, petit frère ? Questionna-t-il sans le lâcher. Et comment m'as-tu trouvé ? » Ascelin le repoussa doucement : « Ce n'est pas le temps pour les questions, Hernaut. Il nous faut sortir d'ici de toute urgence. Je t'expliquerai tout lorsque nous serons loin. » Hernaut acquiesça, et suivit son jeune frère sans rien ajouter de plus. Ils empruntèrent une sorte de boyau bas, qui les obligea à courber l'échine pour progresser. « Colombe ! » Ne put s'empêcher de s'exclamer Hernaut, rompant soudainement le silence. Ascelin, sans cesser d'avancer, le questionna : Colombe ? La jeune fille que tu as eu la bonne idée de kidnapper ? Avant même que son frère n'ait eu le temps de lui fournir des explications, les deux hommes accédèrent à une salle voûtée, plus haute de plafond, mais dont l'atmosphère était toujours aussi étouffante. Ils se redressèrent tous deux et Hernaut fit face à son frère, bien décidé à le rallier à sa cause. « Quand tu connaîtras Colombe, tu comprendras pourquoi j'ai agi de la sorte, et... » Ascelin l'interrompit : « Je sais. Célinan nous a expliqué tout ce qui s'était passé dans la ville italienne durant votre séjour. Elle est la fille du Comte d'Aldobrandi Lombardo, ça, je le sais aussi. J'ai retrouvé le village où vous aviez fait halte ton page et toi, et je suis tombé sur ce dernier qui ameutait toute la population pour venir se porter à ton aide. D'où ma présence en ces lieux. As-tu une idée de l'endroit où elle peut être retenue prisonnière ?
_ Seul le sorcier que tu viens de trucider devant moi aurait pu nous le dire. Mais maintenant il nous faut la retrouver par nous mêmes avant de partir d'ici. Quant à Célinan...  : lui aussi est actuellement présent dans l'enceinte de cette grotte, et ce n'est qu'un traitre. Il s'est mis au service des hommes du Pape, et c'est grâce à sa collaboration que j'ai été capturé et que l'on m'a dérobé le parchemin.
_ Tu veux dire que... tu ne l'as plus en ta possession ? » Là, Ascelin réalisait que tout ce qu'ils avaient échafaudé, ses frères et lui, venait subitement de tomber à l'eau. Hernaut avait représenté leur seul espoir depuis qu'ils étaient parti de Fiercastel. Et maintenant, il ne restait vraiment plus rien. « Il y a de fortes chances qu'à cette heure, ce soit le Pape lui-même qui l'ait entre les mains. » Tint à préciser Hernaut, l'air désolé. « Mais vas-tu m'aider pour le moment à délivrer Colombe ? » Ascelin, se reprenant, affermit de ses deux mains sa prise sur la garde de son épée avant de répondre : « Alors, ne perdons pas de temps, mon frère. »

Et ils reprirent leur cheminement dans les méandres de la grotte. Des salles et d'étroits couloirs se succédèrent les uns après les autres. Ascelin finit par reconnaître certains endroits par lesquels il était déjà passé. Une pièce dans laquelle gisait une multitude d'éclats de verre lui permit de faire comprendre à Hernaut qu'Anthèlme le Noir usait de divers subterfuges pour dérouter les intrus : ici, en l'occurrence, il s'agissait d'un jeu de miroirs qu'il avait lui-même brisés en arrivant, détruisant le charme artificiel qui aurait pu en dérouter plus d'un. Puis, dans une autre salle, ils virent tout une série de silhouettes découpées dans des planches en bois, qui reproduisaient des formes monstrueuses et diaboliques. Celles-ci, judicieusement placées devant quelque source de lumière, produisaient des ombres maléfiques destinées à effrayer les indésirables. Ascelin, à l'aller, avait su déjouer tous ces pièges, riche des enseignements que les deux guérisseuses lui avaient prodiguées avant qu'il ne les quitte.

Lorsqu'il leur parut évident qu'ils avaient passé au peigne fin les moindres recoins de la grotte et qu'il n'y avait nulle trace de la jeune fille ni de Célinan, malgré les réticences d'Hernaut, ils se virent bien obligés d'en conclure que ceux-ci s'étaient bel et bien envolés, et ils dirigèrent leurs pas vers la lumière du jour. Quand ils entrevirent enfin le soleil, celui-ci était en passe d'achever sa course. De nouveau à l'air libre, Hernaut prit une longue bouffée avant de s'adresser à son jeune frère :« Quelque chose m'intrigue néanmoins. Tu m'as affirmé tout à l'heure que tu avais retrouvé le village où nous avions séjourné la veille Colin et moi ? Est-ce pur hasard, ou bien quelque chose t'as-t'il mis sur la piste ? » Ascelin, au lieu de lui répondre, émit un bref sifflement. Celui-ci provoqua l'arrivée dans un vol gracieux et planant d'un faucon qui atterrit aussitôt sur la main gantée de cuir de son maître. «  C'est grâce à lui, consentit alors à répondre le jeune homme. Il m'a servi de guide pour retrouver l'antre du Noir.
_ Crois-tu vraiment que c'est le moment de te moquer de moi ? » Rétorqua Hernaut, qui ne comprenait pas un traitre mot de ce que lui racontait son frère cadet. Leur conversation fut interrompue par l'arrivée d'un petit groupe d'hommes et de chevaux. « Hernaut, eut encore le temps de dire Ascelin, je te promets que je t'expliquerai tout en détail dès que nous en aurons le loisir. » En face d'eux, Colin, l'Ours et les deux pages venaient à leur rencontre. Hernaut reconnut sans peine le chevalier qu'il avait eu comme compagnon d'armes durant son séjour en Orient. Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, et l'Ours, se défaisant de son manteau, en couvrit les épaules du jeune seigneur, tout juste reconnaissable car maculé de sang, de sueur et de poussière. Ascelin entreprit de raconter en quelques mots à l'Ours et aux trois adolescents ce qui c'était passé dans la grotte. Quand il mentionna les noms de Colombe et de Célinan, la Belette s'écria : « Messire, en arrivant ici je viens de voir un cavalier s'éloigner dans le bois en direction du couchant, et il m'a semblé qu'il y avait une femme avec lui. » Ascelin, entendant cela, sauta en selle. L'Ours fit de même, aussitôt après avoir remis les rênes de la monture de Mordrain entre les mains d'Hernaut. Quelques secondes plus tard, ils pistaient le fuyard et sa victime, tout en s'éloignant du bois des Anges Déchus et du repaire d'Anthèlme le Noir. Malgré la mort de ce dernier, des légendes continueraient à circuler à son sujet, et plus d'un voyageur détournerait son chemin, craignant des années encore les maléfices que la mémoire des hommes se complaisent à rapporter.
                                                    

lundi 23 janvier 2012

Chapitre 28 : Les bonnes fées d'Ascelin

    Ascelin maintenant en était sur : ils étaient déjà passés par ici. La vue du tronc tordu d'un vieux sorbier, à moitié dissimulé sous les attaques d'un lierre, l'avait confirmé dans son idée. Derrière lui, son frère, ses pages et les chevaliers suivaient en silence depuis des heures, respectant son besoin de concentration. Il ferait un bien piètre pisteur, il en était certain. Peut-être s'était-il fourvoyé à la dernière intersection ? Toutes ces pistes, tous ces croisements de chemins, tout avait tendance à s'embrouiller dans sa tête. Pourtant, il savait qu'elles n'étaient pas bien loin. Mais les deux guérisseuses s'étaient entourées de tellement de précautions en s'installant au cœur de cette forêt inextricable, que même en prenant pour repère les bords de la rivière, on était assuré de passer à côté de leur masure sans la voir. Il stoppa net sa monture. L'Ours arriva à sa hauteur, et il perçut le souffle rauque et difficile du chevalier Mordrain qui s'arrêta à son tour, le bras en écharpe et plus pâle qu'il ne l'avait jamais vu. « Et maintenant, que faisons-nous ? » Baldric posait la question à bon escient, car il n'était pas dupe de la situation présente. Ascelin ne répondit pas tout de suite, le regard perdu dans la profondeur des halliers qui s'étendaient devant lui. Puis il leva les yeux vers le ciel. Comme il s'y attendait, un faucon y tournoyait, et son cri parvint jusqu'à eux, aussi pur que l'air qui le portait. Il sortit de sa rêverie passagère. Sa décision était prise. Il ne pouvait plus rester plus longtemps avec ce frère qui n'était plus que l'ombre de ce qu'il avait été auparavant, et ce chevalier dont les souffrances allaient en croissant de jour en jour. « Attendez-moi ici. Je vais m'enfoncer un peu plus avant dans cette forêt. J'ai quelque chose à accomplir et, mis à part mon page, je n'ai besoin de personne d'autre. » L'Ours acquiesça d'un simple mouvement de tête. Ascelin appela la Belette, et tous les deux s'évanouirent dans les taillis, comme happés par la masse végétale.

                                                      Lorsqu'il fut certain qu'ils étaient hors de vue et hors de portée de voix, il expliqua à son page ce qu'il avait l'intention de faire. Ce dernier l'écouta attentivement mais ce qu'il entendait s'apparentait pour lui plus à un conte qu'à des paroles censées. Il voulut l'accaparer de questions, mais Ascelin le fit taire d'une dernière phrase qui ne souffrait aucune contradiction : « Je te demande juste, la Belette, de monter la garde à mes côtés une fois que tu me verras comme endormi, et de me réveiller si tu vois que je tarde à le faire de moi-même. C'est tout. Rien de plus simple. » Et, sortant une petite fiole qu'il avait attachée à sa ceinture, il en fit sauter le scellement et en avala le contenu tout d'un coup. L'adolescent, le dévisageant avec curiosité, attendit en silence. Son maître, ayant étendu son manteau au sol, ne tarda pas à s'allonger sur celui-ci, et après quelques instants seulement la Belette constata qu'il fermait les paupières et qu'ensuite son souffle était devenu perceptible et régulier, lui confirmant alors qu'il était plongé dans un profond sommeil. Il s'assit non loin, s'adossant à un tronc, tout en gardant un œil sur le jeune seigneur et, finalement persuadé que celui-ci lui avait dit la vérité, essayait de s'imaginer les visions dans lesquelles la potion qu'il avait ingurgitée venait de le plonger.

                                                       Ascelin refit son voyage d'oiseau de proie, retrouvant les longues rémiges que le vent agitait, les nuées éparses et humides, le bleu du ciel et la vision panoramique de la région dans laquelle il se trouvait. Il lui fallut peu de temps à cette hauteur pour repérer les toits sommaires de chaume et de branchages qui l'avaient hébergé plusieurs jours durant lorsqu'il était blessé. Il aperçut un groupe de cavaliers démontés qui attendaient auprès de leurs chevaux sur une piste à peine tracée, et il comprit qu'il s'agissait de ses compagnons de voyage. Lui-même, il devait être aux côtés de la Belette à quelques pas de là, dissimulé sous le couvert épais des arbres. Etrange sensation tout de même que de savoir son corps allongé quelque part alors qu'il était en train de parcourir le ciel à grands coups d'ailes. Il prit le temps d'établir des repères surs pour être en mesure de se diriger sans erreur jusqu'aux huttes. Lorsque ce fut fait, il songea à revenir de nouveau dans son corps mais, les guérisseuses ne lui ayant pas expliqué comment faire, il fut quelque peu perturbé par cette idée pendant quelques instants, et puis il retrouva sa sérénité, persuadé que la Belette finirait bien par le réveiller. Alors, tout rentrerait dans l'ordre. Il lui fallait seulement patienter un peu. Pourquoi n'en profiterait-il pas pour explorer le monde qui s'étendait sous lui ? Après tout, c'était sans doute la dernière fois qu'il lui était permis de vivre cela. S'appuyant sur un souffle de vent, il vira de bord et se dirigea vers une plaine qu'il apercevait au-delà de la rivière, et il ne tarda pas à reconnaître les toits d'un village. Voir ses compatriotes de là-haut, voilà qui pouvait se révéler intéressant. Arrivé à l'aplomb des toits, il se mit à décrire des cercles concentriques, jouant avec le vent aussi simplement que s'il s'agissait d'un instrument  dont il aurait appris à se servir. Il se délecta de ce nouveau jeu quelques secondes durant, appréciant la vue magnifique sur cette campagne que les hommes, en bas, avait marquée de leurs labeurs incessants. Jusqu'à ce qu'une flèche frôle son corps d'oiseau, sifflant dans l'air et le faisant sursauter, dérangeant l'orbe parfaite qu'il était en train d'exécuter. Un rapide coup d'oeil au sol lui permit de voir son agresseur : sans doute un enfant, muni d'un arc qui, à l'orée d'un bosquet, s'amusait à tirer sur tout ce qui bouge. Ascelin paniqua. En tant qu'humain, il aurait trouvé la solution tout de suite, et se serait sorti rapidement de ce mauvais pas. Mais là, il n'avait rien pour se protéger et se défendre. Plus de bras, plus de jambes, plus d'armes. Certes, un bec et des serres plus qu'acérées, mais à cette distance-là, comment répliquer ? Et surtout, pas un seul endroit pour se dissimuler. Son vol se ressentit nettement de ses émotions. Perdant de l'altitude, il se mit à battre follement des ailes, cherchant à rétablir l'équilibre qu'il venait de perdre. Et puis, tout alla très vite. Une seconde flèche traversa l'espace qui le séparait du sol. Il la vit nettement s'approcher à toute vitesse et, lorsqu'il crut que sa dernière heure était arrivée, c'est alors qu'il se sentit secoué à toutes forces et qu'il bascula de nouveau d'un monde dans l'autre. Son regard bleu de ciel s'ouvrit sur la face anxieuse de son page qui tentait de le réveiller depuis  un bon moment déjà en le bousculant et en lui criant dans les oreilles du plus fort qu'il le pouvait. Il poussa un grand soupir de soulagement et se redressa lentement. Comme la fois précédente, la tête lui tournait. Mais cela lui importait peu, après ce qu'il venait de vivre. Brusquement, il prit dans ses bras l'adolescent, qui, n'y comprenant rien, le laissa faire, et le serra contre lui presque à l'étouffer. « Ah, Belette, tu viens de me sauver la vie. Je te raconterai cela plus tard. Maintenant, il me faut mener Guilhem et Mordrain sans attendre chez les guérisseuses. » Et, disant cela, il se remit sur ses pieds, tandis que le page le regardait d'un air hébété.

                                                             Quelques secondes plus tard, tout en soutenant le chevalier blessé, et tandis que son frère aîné s'appliquait à mettre ses pas dans les siens, il marchait dans les fourrés, dans une direction connue de lui seul. Lorsqu'ils débouchèrent sur la clairière au centre de laquelle s'érigeaient les huttes de branchage, ce fut pour se rendre compte qu'il était attendu. Ingeburge et Ermengarde, un sourire aux lèvres, le laissèrent venir à elles. « Tu vois, Ermengarde, fit la plus âgée, je t'avais bien dit que nous le reverrions. » Ascelin s'arrêta à deux pas d'elles et avoua : « Je suis revenu auprès de vous, Mesdames, car je sais qu'il n'y a que vous qui puissiez nous aider. Voici mon frère Guilhem, et un chevalier, vassal de mon aîné, dénommé Mordrain. » A la vue de ce dernier, les deux vieilles femmes se rapprochèrent, et une conversation des plus étonnantes débuta alors entre elles tandis qu'elles examinaient Mordrain: « Regarde, Ingeburge, comme il est beau, celui-là.
_ Tu as raison, Ermengarde. As-tu remarqué la couleur de ses yeux ?
_ Oui, verts comme des émeraudes. Et la finesse de ses traits », enchaîna Ingeburge, enthousiasmée comme une jouvencelle à la vue d'un joyau de grande valeur. Mordrain leva un regard éloquent vers Ascelin, cherchant en celui-ci autant un soutien que l'ombre d'une explication. « Elles s'y connaissent dans l'art de guérir, tu peux leur faire confiance » le rassura le jeune seigneur en appuyant ses dires d'un hochement de tête. L'excentricité de ces deux femmes prenait parfois un tour des plus surprenants pour qui les rencontrait pour la première fois. « Bon! Fini de plaisanter! » s'exclama la plus âgée, changeant brusquement de ton, aussi versatile que le vent qui soufflait alentour sur les frondaisons et faisait battre leurs guenilles sur leurs jambes maigres. Obligeant le chevalier à s'asseoir à même le sol de terre battue qui environnait les huttes, elle entreprit de défaire ses bandages avec douceur. Durant ce temps, Ermengarde se renseignait sur l'état de santé de Guilhem, posant nombre de questions, auxquelles Ascelin répondait avec le plus de précision possible.

                                                     Alors qu'il venait de lui décrire l'ensemble des symptômes dont son frère était atteint, voici que la guérisseuse se mit soudain à le fixer de manière étrange : « Qu'est ceci, jeune sang bleu? » interrogea-t-elle en désignant la pierre azurée enchâssée d'or qu'il portait à son cou. Et, sans même attendre sa réponse, elle se saisit du bijou pour l'examiner de plus près, tout en le questionnant de nouveau :  « Où t'es-tu procuré ça? » Ascelin vit bien à la grimace de contrariété qui sculptait les traits de son interlocutrice que quelque chose n'allait pas.  « C'est un cadeau de l'un de mes frères. Quel est le problème? » Eut-il le temps de lui répondre. « Ingeburge! S'écria alors celle-ci. Laisse tomber ton chevalier pour venir examiner ça. » La vieille, se tournant à regret, demanda de quoi il s'agissait. « Je crois que notre petit aristocrate véhicule un espion sur lui. » L'aïeule se retrouva sur ses pieds à peine le temps d'un battement de cils. Repoussant sa comparse sans ménagement, elle se saisit à son tour de l'objet. « Un « regard gemme », plus exactement, Ermengarde. Et dis-moi, mon garçon, qui t'as donné cela? Ton frère lui-même? »
_ Non, c'est un de ses vassaux qui me l'a remis de sa part.
_ Et bien, j'espère que celui-ci ainsi que son suzerain ignorent le véritable usage de cet objet, sinon... cela signifierait que dans ton entourage, jeune homme, tu as sans le savoir des adeptes de la magie...
_ Oui, enchaîna Ermengarde, de la mauvaise magie, la noire, celle qui est la pire de toutes. » La plus vieille des deux femmes jeta alors à Ascelin un regard déterminé et ordonna : « Assez parlé, noblaillon. Donne-moi ce pendentif, qu'on en finisse une fois pour toutes. » Ascelin eut l'ombre d'une hésitation, balançant entre la confiance qu'il accordait à son frère et celle, plus récente, qu'il concédait désormais à ces deux femmes. «  Allez! Vite! » Ingeburge lui fit savoir au ton de sa voix que c'était moins que jamais le moment d'hésiter. Il ouvrit le fermoir et se défit du joyau, le lui remettant sans plus attendre. L'aïeule l'examina avec une attention redoublée, puis son regard parut flamboyer l'espace d'un instant entre les mèches de sa chevelure de neige. Elle se dirigea vers la hutte en hâtant le pas, en ouvrit la portière de peaux de bêtes et y pénétra sans un mot. Ascelin la vit nettement par l'ouverture se rendre auprès du feu de l'âtre et balancer d'un geste vif le sautoir et sa pierre au beau milieu des flammes. Celles-ci crépitèrent furieusement, comme affolées, et une myriade de braises se mit à voler dans la cabane, avant de retomber en gerbe sur le foyer incandescent. Ingeburge se retourna et, franchissant de nouveau le seuil de son petit domaine, réapparut à la lumière du jour. « Voilà qui est fait, déclara-t-elle. Mais dès lors nous nous devons de changer de lieu de vie. Ce que je craignais s'est bel et bien produit : l'emplacement de notre refuge est désormais connu de quelqu'un, et de celui-ci j'eusse préféré ne plus jamais en entendre parler.
_ Et qui est? » Demanda Ermengarde, pour qui la découverte de l'identité de leur espion semblait prendre l'apparence d'un simple jeu de plus.
« Anthèlme le Noir. » L'annonce de ce nom jeta un froid qu'Ascelin ressentit jusque dans la moëlle de ses os. Ermengarde écarquilla les yeux, juste avant de s'exclamer : « Le serviteur du Pape! »
_ Oui, ma fille, lui en personne. Pas la peine de m'appesantir pour t'expliquer à quel point il y a péril en la demeure. » Puis, s'agitant subitement, comme aiguillonnée par un invisible insecte : « Allez! Agissons! » Et, secouant Ascelin, qui avait écouté jusque-là sans trop comprendre :  « Et toi, sang de la noblesse, ne reste pas planté là, et viens nous prêter main forte. Nous nous occuperons plus tard de tes malades. »

                                                     Ayant parlé, elle retourna dans la hutte, suivie de son inséparable compagne. Ascelin se décida alors à y entrer à son tour et, durant les minutes qui suivirent, se déroula un ballet effréné, sous la conduite de la plus âgée, qui choisissait les objets à emporter d'urgence, et leur faisait mettre ceux-ci dans des sacs de toile. Ainsi, fioles soigneusement bouchées, pierres rares, racines desséchées, outils des plus insolites, et toutes sortes de choses sur lesquelles Ascelin aurait été bien incapable de mettre un nom, furent soigneusement emballées et mises de côté à une vitesse surprenante.

                                                     Lorsque Ingeburge estima que cela suffisait, elle leur fit porter les sacs au dehors, puis harnacher un couple de mules qui, paissant dans la clairière à deux pas des masures, leur permettrait de transporter tout cet attirail vers un lieu connu d'elles seules. A l'intérieur ne subsistaient qu'herbes sèches et potions de peu d'importance, qu'elles seraient capables de concocter de nouveau au fur et à mesure de leurs besoins. Au moyen de torches alimentées avec les braises du foyer résiduel, elles mirent le feu à tout cela, effaçant définitivement leur demeure et les traces de leurs activités de cette partie de la forêt. Tandis que les flammes s'élevaient en tourbillonnant vers le ciel, envahissant l'endroit d'une chaleur à peine supportable, Ermengarde alla chercher une dernière monture, solide roussin récupéré comme d'habitude d'on ne sait où, et qu'elle destina à Mordrain, l'aidant alors à l'enfourcher. Ascelin, lorsque tous les préparatifs furent achevés, s'adressa aux deux femmes, quelque peu confus : « Vous avez ma parole que j'ignorais totalement quel était la vraie nature du présent de mon frère. Si j'avais su à quel point cela vous mettrait dans l'embarras, soyez sures que jamais je ne l'aurai accepté, même venant de lui. » Ingeburge l'arrêta aussitôt, une lueur de malice au fond de ses yeux délavés : « N'est-il pas mignon, notre petit protégé? » Puis son regard redevint insondable, presque inquiétant. Mais tu vas devoir nous laisser, Ascelin. Et, dès lors que tu auras repris la route avec le reste de tes compagnons, je te conseille de garder pour toi ta part de compassion et tes manières de noble. Il te faudra puiser en toi tout ce que tu as de guerrier et de sauvage, car je veux que tu accomplisses quelque chose pour nous, que seul un homme de ta trempe peut être en mesure de réaliser. » Le jeune seigneur était tout oreille pour cette voix qui l'ensorcelait presque. L'aïeule poursuivit : « Tu devras pour cela te rendre chez Anthèlme le Noir. Aussi vais-je t'expliquer de quelle manière tu pourras arriver jusqu'à lui.

                                                       Lorsqu'Ascelin eut reçu de la part d'Ingeburge tous les conseils nécessaires à sa future entreprise, ce fut au tour d'Ermengarde de venir le trouver. En le voyant jeter des regards inquiets à l'égard de son frère et du chevalier, elle crut bon de le rassurer. « Ne t'en fais pas, rejeton de la noblesse. Ils sont entre de bonnes mains. Certes, la blessure du chevalier n'est pas jolie jolie de prime abord. Tu as un peu trop tardé pour nous l'amener mais, avec un peu de chance, nous te le rendrons entier et aussi vigoureux qu'avant.
_ Et comment vous retrouverai-je ? » S'informa Ascelin, qui n'avait dès lors plus la moindre goutte de potion à sa disposition. « Ne te tracasse pas pour cela, répondit la vieille femme. Ce sont eux qui te retrouveront le moment venu. »

                                                       Quand le jeune homme revint en solitaire sur ses traces en direction de la rivière, il se retourna une dernière fois pour les apercevoir s'éloignant à pas lents de la clairière en flamme. Ce qu'il venait d'apprendre suscitait en lui nombre d'interrogations et de doutes qu'il lui faudrait s'efforcer de dissiper dans les jours à venir. Hernaut dans son esprit et son cœur était bien sur hors de cause. Mais quant à Célinan... en y repensant son comportement au cours de leur voyage avait maintenant pour lui quelque chose de suspect. D'abord ce présent provenant soi-disant de son frère et qui en fait était un moyen d'espionner ses faits et gestes tout au long de son périple. Puis sa cheville foulée : simulation destinée à les retarder ou involontaire accident ? Et sa disparition subite? Avait-il réellement été victime des moines soldats ou s'était-il éclipsé sciemment? Maintenant, il lui semblait tout à fait légitime d'en douter.

lundi 16 janvier 2012

Chapitre 27 : Le rapt

  Dans les couloirs du palais, Hernaut et son mercenaire avançaient d'un pas sur, en direction des appartements de Colombe. Leurs bottes résonnaient sur le marbre lisse et, tout en marchant, ils gardaient chacun une main sur la poignée de leurs épées. Il ne manquait pas d'hommes prêts à louer leurs services en échange de quelques pièces ou de quelque objet de valeur, aussi avait-il été facile, en payant une partie d'avance, de recruter une lame pour cette occasion. Arrivés dans le corridor bien connu d'Hernaut, entre deux statues qui se dressaient de part et d'autre d'une porte, un petit groupe de serviteurs armés échangeait quelques plaisanteries entre eux, histoire de passer le temps si fastidieux de leur faction. « A toi de jouer », chuchota Hernaut avant de se glisser derrière la masse de l'une des sculptures, se dissimulant entièrement à la vue des sentinelles. Son homme de main le quitta alors, avançant droit vers la porte. Devant les regards médusés de ceux qui étaient chargés de garder l'endroit, il dégaina sans prévenir. Son geste provoqua une riposte immédiate : à peine eurent-ils commencé à croiser le fer que le mercenaire fit mine de battre en retraite, les entraînant à quelques pas de là, suffisamment loin pour permettre à Hernaut d'avoir le champ libre. Celui-ci avança jusqu'à la porte, y faisant courir ses doigts en y toquant discrètement. Le battant s'ouvrit, et le charmant minois de sa belle apparut. Elle était vêtue pour le voyage, et un voile d'un mauve pâle la recouvrait presque entièrement. Sans prendre le temps de s'extasier sur sa beauté de fleur à peine éclose, comme il l'aurait volontiers fait à d'autres moments, Hernaut lui prit la main, et l'entraîna à travers le couloir, l'obligeant à courir. Il la mena jusqu'aux jardins, tout en priant au fond de lui-même pour qu'aucune rencontre inopportune n'ait lieu durant le temps où ils étaient encore dans l'enceinte du palais. Il faut croire que quelqu'un l'entendit, car ses prières furent exaucées, et ils arrivèrent sans encombre au mur de clôture, à un endroit qu'il avait lui-même choisi, car un talus herbeux y avait réduit la hauteur à franchir. Il aida Colombe à passer de l'autre côté, là où Colin les attendaient, accompagné de trois chevaux frais. L'écuyer réceptionna la demoiselle sans encombre et, lorsque Hernaut eut franchi à son tour l'obstacle, ils se mirent tous trois en selle et partirent à travers la cité, laissant derrière eux le palais et sa luxuriance.

                                                         La veille, Hernaut avait fait un saut dans la petite église du centre ville pour y reprendre le parchemin des mains du prêtre. Celui-ci, lorsqu'il lui eut annoncé son départ imminent, sembla s'inquiéter quelque peu des conditions de son voyage. « Vous avez prévu une escorte, j'espère, lui proféra-t-il. Parce qu'être chargé d'un objet si précieux exige de prendre certaines précautions. » Hernaut l'avait alors regardé comme s'il lui avait débité la messe en ottoman. « Non, avait-il répondu. La présence de mon seul écuyer suffira largement. » Le curé avait alors eu une expression bizarre et, suite à ça, s'était empressé d'aller chercher l'objet qu'il avait dissimulé tout ce temps dans la sacristie.

                                                         Et c'est avec le parchemin sur lui, qu'il avait alors caché sous sa chemise, coincé dans sa ceinture, qu'il parcourait maintenant les routes en compagnie de Colin et de l'amour de sa vie, s'éloignant foulée après foulée de la ville italienne. Il le sentait contre sa peau et cela le rassurait. Après tout, il pouvait se vanter d'avoir réussi doublement son coup, et de revenir à Fiercastel non seulement avec l'objet qui prouverait à son frère qu'il avait accompli sa mission, mais aussi avec une femme à épouser. Et quelle femme ! Durant leur chevauchée, il n'avait d'yeux que pour elle. Malgré son jeune âge, elle était déjà si déterminée, si sure d'elle. Elle avait conscience de tout ce qu'elle perdait en le suivant, mais c'est lui qu'elle voulait, et personne d'autre. Ce rapt, elle l'avait souhaité, bien sur. Mais il n'aurait jamais eu lieu si la Comtesse n'avait pas deviné ce qu'elle désirait vraiment.

                                                          Ils traversèrent le nord de l'Italie pour rejoindre la Provence, évitant ainsi la barrière des Alpes. La plupart du temps, ils passaient les nuits dans des auberges. Hernaut, après la visite de la mère de Colombe, lorsqu'il avait prévenu Colin de ses intentions, lui avait fait savoir qu'il était libre de choisir sa voie une fois qu'il aurait réussi à quitter Milan avec sa belle. Soit il les suivait sur la route des Ardennes, et alors il ferait partie de la maison Belombreuse pour des années encore, jusqu'à ce qu'il obtienne le titre de chevalier. Soit il retournait auprès de son père, et était aussitôt délié de toute obligation à son égard. Colin avait choisi sans hésiter la première de ces deux alternatives. Et c'est ainsi qu'il s'était retrouvé à chevaucher à leurs côtés.

                                                         A l'aube du douzième jour de leur périple, Colin ouvrit les yeux au beau milieu d'un champ. La veille, ils s'étaient laissés surprendre par la nuit, et il avait été trop tard pour se mettre en quête d'une auberge, ou même d'un village qui aurait pu leur être hospitalier. La première chose qu'il vit fut les nuées cotonneuses qui passaient dans le ciel au-dessus de sa tête. Il se mit sur son séant et s'étira comme un chat. Un coup d'oeil alentour lui fit réaliser qu'il était seul. Se débarrassant de la couverture de laine qui l'avait maintenu au chaud durant la nuit, il bondit sur ses pieds. Il venait subitement de se souvenir de la conversation qu'il avait eu avec la Comtesse, rencontrée au hasard des couloirs du palais, et qui, l'ayant reconnu, lui avait soutiré la promesse de tout faire pour aider Hernaut à respecter ses engagements envers elle. Les dits engagements étaient au nombre de deux : à savoir , mener sa fille saine et sauve jusqu'à Fiercastel, où, une fois arrivés, il l'épouserait, et, plus difficile à tenir de l'avis de Colin, ne pas la toucher jusqu'au jour de leurs noces. «  Par tous les feux de l'enfer ! » Le juron lui échappa, parfait miroir de sa déconvenue. Hier il s'était endormi si lourdement, les reins tellement surmenés par toutes ces heures de chevauchée qu'il en avait oublié de s'assurer que les deux tourtereaux n'avaient pas fait couche commune. Il se mit à arpenter la zone, marchant à grands pas. De toutes façons, si la chose avait eu lieu, que pourrait-il faire de plus ? Restait à espérer que son maître aurait un tant soi peu de bon sens pour réfréner ses instincts, faute de quoi il faudrait qu'ils s'accordent tous les trois à mentir à la Comtesse, chose qui lui répugnait plus que tout. Après cinq bonnes minutes, il les repéra à la lisière du champ. « Trop tard ! » Pensa-t-il, et c'est en se morigénant qu'il s'approcha d'eux. Lorsqu'ils furent bien visibles à ses yeux, il s'aperçut qu'ils étaient encore assoupis, mais ce qui le frappa immédiatement, ce fut la présence de Flambante, déposée à même le sol entre eux deux, et qui semblait avoir été mise là à titre symbolique. Hernaut cligna des paupières, le bleu de son regard filtra à travers celles-ci, et il aperçut les longues jambes de Colin non loin de lui. « Déjà debout ? » Fit-il paresseusement. Puis il comprit que son écuyer s'attardait sur la présence de son arme, couchée le long du corps encore endormi de la fille. Se redressant, il la ramassa avec précaution. « Je l'ai mise là pour me rappeler à tout instant de ce que j'ai juré à sa mère de ne pas faire. » Tout en disant cela, il se leva et, s'appuyant de deux mains sur la garde de l'épée qu'il venait de redresser, rendit à Colin son regard  inquisiteur. « Qu'as-tu donc à me dévisager de la sorte ? Lui demanda-t-il sans détour. «  Si tu t'imagines que je suis homme à me parjurer une seconde fois, et bien tu te trompes. Je te rappelle que la première fois j'étais sous l'emprise de l'alcool. Depuis des jours, je suis aussi sobre qu'un chameau de Bactriane. Alors cesse de me regarder comme si j'avais commis le pire. » Colin se détourna, mais un sourire aux lèvres. Il comprenait maintenant qu'il s'était trompé sur le compte de son maître, et cela le rendait simplement heureux. Se méprenant à son tour sur ce qu'il prit pour une raillerie de sa part, Hernaut crut alors bon d'ajouter : «  Hé, quoi ! Colombe et moi nous avions simplement envie de bavarder un peu tous les deux seul à seul hier soir. Je vois bien que tu ne me crois toujours pas. Alors tu lui demanderas toi même. » Colin se détourna en haussant les épaules. Pas besoin d'embêter Colombe pour cela. Il savait désormais ce qu'il voulait savoir.

                                                          Le soir de la même journée, alors qu'ils étaient parvenus à l'extrême limite de la Provence, ils tombèrent sur une auberge des plus accueillantes, et purent alors s'offrir jusqu'au luxe d'un bain bien chaud. Tandis que  Hernaut se délassait dans le baquet d'eau encore presque brûlante, et que son écuyer s'échinait à l'étriller, ils échafaudaient tous deux des plans pour parvenir à bon port, de préférence en écourtant la route au maximum. « D'ici, disait Hernaut, deux possibilités s'offrent à nous si nous voulons rejoindre Lyon. Soit nous prenons la voie principale, celle par laquelle transitent la plupart des marchands et des pélerins, et qui traverse les villages et les champs. Soit nous coupons par un bois dont m'a parlé l'aubergiste... » Eprouvant tout à coup la rudesse de la brosse sur un endroit de son corps plus sensible, il s'interrompit alors brusquement : « Bon sang, Colin ! Calme-toi un peu ! Je ne suis pas ton canasson. Aies juste un peu de délicatesse à mon égard.
_ Vous disiez que nous pouvions traverser un bois », formula l'écuyer tout en se forçant à avoir la main plus légère. « Oui, reprit Hernaut, un bois qui soit disant a mauvaise réputation, mais qui peut nous faire gagner plusieurs heures, ce qui est loin d'être négligeable.
_ Et que signifie « mauvaise réputation », dans ce cas ? S'inquiéta Colin. Quelques brigands de grand chemin, je suppose.
_ A vrai dire, répondit Hernaut, il ne s'agit pas de brigands. D'après le patron de l'auberge, ce serait plutôt des maléfices... » L'adolescent éclata de rire. «  Des maléfices ? Mais, mon maître, vous n'allez pas me dire que vous y croyez, vous ! 
_ Evidemment que je n'y crois pas. Me prends-tu pour l'un de ces incultes qui ignore jusqu'à la manière d'écrire son nom ? Tout ça, se sont des balivernes que les gens du commun se complaisent à conter pour éveiller parmi leur auditoire des sensations fortes. Le bois des Anges Déchus, tel est son nom, n'est qu'un bois comme les autres, ni plus ni moins. Demain, nous y passerons, et tu verras alors à quel point j'ai raison.
_Vous savez, je n'y crois pas plus que vous.
_ A la bonne heure, donc !  Mais n'oublie-pas d'affuter nos lames ce soir. Après tout, ce que les gens d'ici prennent pour sorcellerie pourrait très bien se révéler être effectivement le fait de vulgaires brigands. » Hernaut s'extirpa du bain, tandis que Colin commençait à le frictionner avec un linge. Son maître allait lui céder la place dans la cuve en bois, et il avait hâte de se plonger dans cette eau même souillée, avant qu'elle ne devienne trop tiède à son goût.

                                                      Le lendemain les vit traverser le fameux bois, sur une piste qui semblait plus avoir été tracée par des bêtes plutôt que par des hommes. Etonnamment, aucun chant d'oiseau ne se faisait entendre et entre les futs des chênes régnait une ombre épaisse. C'était une ambiance qu'aucun d'entre eux ne connaissait, Colombe encore moins que ses deux compagnons, elle qui n'était jamais sortie des murs de sa ville natale. A voir par endroits les vieux troncs écroulés qui parsemaient leur chemin, les obligeant parfois à mettre pied à terre afin de les contourner, ils devinaient que ces lieux étaient depuis longtemps abandonnés des hommes. Hernaut ressentait un malaise qui croissait au fur et à mesure de leur progression. Il ne pouvait s'empêcher de regarder de tous côtés. S'il avait perçu le moindre bruit, il aurait aussitôt sorti Flambante de son fourreau. Colin, d'abord insouciant, commençait peu à peu à être gagné lui aussi par la nervosité. Jusqu'aux chevaux, sensibles au danger par nature, étaient touchés par ce sentiment d'insécurité, et piaffaient à tout bout de champ.

                                                      Le hongre bai de Colin se cabra soudainement. Surpris, ce dernier, vidant les étriers, glissa de sa monture, et se réceptionna avec souplesse sur la couverture d'humus. Hernaut se retourna pour vérifier qu'il n'avait rien, et voulut prononcer quelques mots, quand l'écuyer poussa un cri. A ses pieds des anneaux de serpents s'entremêlaient, glissant les uns sur les autres, formant une barrière de leurs corps écailleux, l'empêchant de progresser plus avant. Ils étaient des centaines. Hernaut jeta un coup d'oeil à Colombe. Ses traits révélaient qu'elle était terrifiée et incapable pour l'instant de proférer un son. Les serpents s'étaient rejoints, formant un cercle qui, excluant Colin, les entourait désormais tous les deux. « Sorcellerie ! Sorcellerie ! »S'écria Hernaut et, ayant mis pied à terre, il s'était mis à frapper les reptiles de son épée, en tranchant quelques uns au passage, aussitôt remplacés par d'autres de leurs congénères. Il semblait en venir de partout. « Ce sont des aspics, il n'y a rien de pire. » Réussit à formuler le seigneur, le souffle court. « Colin ! Retourne en arrière et va chercher de l'aide au village. Fais vite ! » L'écuyer commença par hésiter, mais il comprit qu'il n'avait pas d'autre solution. Alors, remontant en selle d'un bond, il fit demi-tour et enfonça ses talons avec force dans les flancs de son cheval. Tandis qu'il disparaissait à leur vue, Hernaut aida Colombe à descendre à son tour de sa monture qui, affolée, devenait de plus en plus incontrôlable. Il la serra dans ses bras, essayant de lui apporter un peu de réconfort. « Nous allons nous tirer de ce mauvais pas », lui murmura-t-il à l'oreille. Mais de cela, il n'en était pas lui-même persuadé. Le cercle de serpents semblait se rétrécir au fil du temps qui passait. Ils reculèrent jusqu'en son centre, et des secondes d'angoisse s'égrenèrent lourdement, leur ôtant peu à peu tout espoir.

lundi 9 janvier 2012

Chapitre 26 : Ganelon de Saint Loup

Même après quelques jours, l'état de Guilhem ne s'était guère amélioré. Certes il mangeait, dormait, marchait ou chevauchait avec eux et semblait ne pas avoir été affecté physiquement par son séjour chez les moines-soldats. Mais parfois, il prononçait une phrase, souvent sans aucun rapport avec le contexte présent. Et il paraissait toujours ne reconnaître aucun d'entre eux. On aurait dit que quelque chose s'était cassé en lui. Ascelin, à plusieurs reprises, détecta dans son regard comme une sorte de terreur, qui finissait néanmoins par disparaître peu à peu, pour revenir ensuite, à un autre moment, tel un mauvais rêve qu'il aurait fait tout en restant éveillé. Il fut vite évident que l'affection dont il souffrait n'avait rien d'ordinaire. Son état était similaire à celui des êtres que l'on disait abandonnés de Dieu et que le Démon, trouvant une âme alors vacante, s'était empressé de posséder. Le parvis des églises était envahi de telles créatures dont s'occupaient des personnes charitables. Et aucune médecine connue ne pourrait le soigner. Ascelin s'était forgé une certitude à cet égard : pour vaincre ces symptômes provoqués par le Malin, seules des méthodes en marge de la société, celles que l'on pouvait qualifier de contre nature, devaient être employées. Les noms d'Ermengarde et d'Ingeburge lui venaient spontanément à l'esprit. Elles seules seraient capables d'inventer un remède, il en était persuadé. Il fallait qu'il les dirige vers l'endroit où il les avaient rencontrées, et que cette fois, il sollicite leur aide. Elles s'étaient montrées si dévouées et si protectrices à son égard. Peut-être accepteraient-elles ? Cela valait le coup d'essayer.

                                                         C'est avec de telles idées en tête qu'il mena sa petite troupe à travers l'immense forêt du Vivarais, la même au sein de laquelle il s'était ressourcé et peu à peu métamorphosé en l'homme qu'il était aujourd'hui. Il retrouva les reliefs bleutés plantés de sapins denses, les arbres d'une taille remarquable qui lui avaient murmuré tant de choses au travers de leurs vertes frondaisons. Mais il n'était plus le même qu'en arrivant pour la première fois en ces lieux. Quelques semaines avaient suffi pour le faire murir, et ses motivations d'aujourd'hui, en traversant les étendues sans fin de ces collines boisées, étaient tout autres. Il s'était écoulé environ deux jours depuis qu'ils avaient retrouvé Guilhem, et le soleil, masqué sous de blancs nuages vite chassés par une brise rafraîchissante, venait de dépasser son zénith. Ils avaient adopté un trot léger, et les crins de leurs chevaux flottaient au vent de leur course. En tête caracolait l'Ours, puis venait Ascelin, son frère Guilhem en croupe. Enfin Mordrain fermait la marche, encadré des deux pages avec lesquels il devisait gaiement. A la sortie d'un virage, l'Ours retint subitement ses rênes, leur intimant d'arrêter. Il sauta à terre, fit deux pas en avant et saisit la mince corde qu'il venait d'apercevoir de son regard exercé, et qui, attachée au fut de deux jeunes chênes, barrait le chemin dans toute sa largeur. « Hum ! Fit-il. Ca, c'est une embuscade, où je ne m'y connais pas. » Puis, dégainant son épée, il trancha net l'obstacle de chanvre. Ascelin comprit qu'il valait mieux pour eux se tenir sur leurs gardes. Pendant que l'Ours se remettait en selle, il se positionna dos à dos avec Mordrain de façon à pouvoir surveiller la route des deux côtés. Et, interpellant la Belette, il lui tendit la garde de Tranchante, qu'il avait toujours sur lui. « Prends-là, lui dit-il. Et c'est le moment de te souvenir de ce que je t'ai appris. Fais attention tout de même, il ne s'agit pas d'une épée de bois. » L'adolescent prit l'arme avec déférence, et la fit tournoyer pour en éprouver l'équilibre. Mais, même malgré son manque d'expérience, il se rendit compte à quel point elle était parfaite. Ascelin, qui portait Divine dans son dos, leva le bras droit pour se saisir de la poignée qui dépassait largement de son épaule. Et elle apparut, encore plus belle et redoutable que Tranchante. L'Ours, voyant que Flavien était le seul à n'être pas équipé, s'adressa à ce dernier : « Te sens-tu de manier l'épée ?
_ Messire, répondit ce dernier, je suis plus à l'aise un arc à la main. » Alors le chevalier, s'en défaisant aussitôt, lui passa le grand arc qu'il portait sur lui, ainsi que son carquois rempli de flèches.

                                                        Et c'est alors que, surgissant du sous-bois, une bonne douzaine d'hommes leur fondit dessus. Ils eurent à peine le temps de voir à qui ils avaient à faire. Des individus de toutes sortes, certains vêtus de maille ou d'armures, la tête surmontée de casques aux formes diverses, d'autres de hardes usagées, la plupart armés d'épées et de poignards, quelques-uns munis d'une hache. Le choc fut rude. Divine, brandie à deux mains, avait entamé une danse macabre, ponctuée de jets de sang, tandis que les lames des deux chevaliers fendaient l'air en sifflant, martelant les pièces d'armure ou bien faisant mouche, soutirant au passage force cris de douleur et d'agonie. Et Flavien, un peu en retrait sur son cheval, bandant son arc, tira une flèche, puis deux. Et chacune atteignit sa cible. Mordrain lui cria quelque chose, qu'il ne comprit d'abord pas. Et puis il réalisa : un archer se trouvait dans le camp adverse. Il vit la flèche partir, lancée d'une main sure, traverser le champ de bataille, et terminer sa course en transperçant le bras droit de Mordrain qui, de douleur et de surprise, en lâcha son arme. Flavien prit une inspiration, banda de nouveau son arc, visa calmement, et l'homme qui lui faisait concurrence tomba comme une masse, touché à mort. Le nombre de leurs assaillants s'était en quelques instants considérablement réduit. Mais la poignée qui restait continuait à les harceler.

                                                         C'est alors que surgit un cavalier, un impressionnant fléau d'armes à bout de bras, dont la simple vue de ses piques acérées aurait fait décamper plus d'un. L'homme, couvert d'une longue cotte de mailles, était visiblement d'une taille au-dessus de la moyenne et montait un échalas d'étalon noir qui ne pouvait pas mieux lui convenir. Ascelin vit l'écu qu'il portait à son bras gauche : une tour dorée sur fond cramoisi. Une baronnie inconnue de lui, sans doute. Le cavalier fondit droit dans la mêlée, beuglant des ordres brefs, lesquels avaient pour but de mettre fin à cette boucherie. Un des assaillants, qui s'acharnait encore après l'Ours, dut subitement battre en retraite, ayant pris en plein dans le dos une volée de la masse hérissée de piques, et ne dut son salut qu'à l'armure qu'il portait. « J'aime bien être écouté quand je dis quelque chose », brailla l'homme à cheval, à qui voulait l'entendre. Et il crut bon de rajouter un « bande de soudards ! » aux quelques rescapés qui tenaient encore debout. Puis il leva son regard noir vers Ascelin et ses chevaliers. Son visage était osseux, son nez busqué, et le haut dégarni de son crâne était compensé par une longue chevelure blanche réunie en queue de cheval. Le tout lui donnait un air de meneur d'hommes, en tous cas d'un de ceux qui ne se laissait pas marcher sur les pieds, et qui aurait plutôt eut tendance à marcher sur ceux des autres. « Quelle maison ? » Demanda-t-il à Ascelin en désignant l'Ours noir qui ornait son bouclier. « Belombreuse, répondit celui-ci. Je suis le dernier né des fils du Comte Haimont, voici mon frère Guilhem, et deux de mes chevaliers, Mordrain et Baldric, ainsi que nos pages.
_ Je l'avais deviné ! S'écria l'homme. Ours noir sur fond d'or, les Belombreuse... Excellente maison, celle-là. Du nord, je crois ?
_ Ardenne, plus exactement, précisa Ascelin. Et à qui ai-je l'honneur ?
_ Baron Ganelon de Saint Loup. Qu'est-ce qui vous amène à traverser mes terres ? » Ascelin hésita un peu avant de répondre. Cet homme lui inspirait une certaine méfiance. « Nous nous rendons à Milan. Nous devons escorter l'un de mes frères pour le ramener en notre château de Fiercastel. »  Et, songeant à Mordrain qu'il savait, derrière son dos, transpercé d'une flèche, il ajouta : « J'ai là un homme blessé, Baron. Vous serait-il possible de nous accorder une trêve pour pouvoir le soigner ? » Le Baron se mit à rire à cette requête.  « C'est plutôt moi qui devrait vous faire cette demande. Mes hommes vous ont quelque peu malmenés, mais il était évident que vous alliez avoir le dessus. J'ai préféré les stopper pour éviter que vous les massacriez jusqu'au dernier. » Ascelin jeta un coup d'oeil alentour. Il était vrai que le bilan, côté adversaires, était assez lourd, rien qu'à entendre les gémissements des blessés et à voir les corps sans vie qui jonchaient le sol à quelques pas d'eux . «  J'en suis désolé, s'excusa-t-il. Mais ce sont eux qui nous ont agressé, et nous n'avons fait que nous défendre... » Le Baron repartit à rire : « Oui, ils ont tendance à attaquer tout ce qui bouge. Mais laissons de côté cet incident, voulez-vous. Et considérez que vous êtes mes hôtes. Si vous voulez me suivre jusqu'à mon modeste château, vous pourrez vous restaurer, vous reposer, faire soigner votre chevalier et oublier dès lors ce qui vient de se passer. » Ascelin aurait voulu décliner l'invitation. Mais il sentit dans le ton employé par le Baron qu'il valait mieux accepter.

                                                           Laissant ses gens s'occuper d'enterrer leurs morts et panser leurs blessés, le Baron mena ses invités à travers les collines, et ils se trouvèrent bientôt dans une vallée encaissée, surmontée de partout de lourds aplombs rocheux, traversée d'un filet d'eau claire qui courait à leurs côtés en un murmure continu. Et le château apparut, simple donjon de pierres rectangulaire surmontant une motte de terre et flanqué de quelques baraquements. Pas de village à ses pieds. Apparemment, Ganelon de Saint Loup préférait la présence de brigands de grand chemin à celle de paysans qui oeuvreraient pour mettre en valeur sa glèbe. Les douves alentour, non entretenues depuis longtemps, regorgeaient de joncs et de jeunes saules. Une fois passée la porte, la cour entre les murs présentait les premiers signes d'un délabrement. Les ouvrages d'enceinte s'étaient tout bonnement écroulés par endroits, et des herbes folles ponctuaient çà et là le sol de terre battue. Après avoir laissé leurs chevaux, ils s'introduisirent dans le donjon, dont l'intérieur leur confirma l'impression de laisser-aller qu'ils avaient eue jusqu'alors. Le sol du premier niveau était couvert de paille déjà ancienne et de la saleté qui y régnait se dégageait une aigre puanteur. Dans un coin, une poignée d'hommes, assis à même la jonchée, avaient entamé une partie de dés, dans un vacarme de rires et de grasses exclamations. Ascelin entrevit leurs faces malpropres marquées des traces indélébiles de balafres en tous genres. A l'un d'entre eux il manquait même un œil. Sans prendre le temps de les calculer, le Baron les mena à l'étage supérieur accessible au moyen d'un escalier de sapines, dont une partie s'était effondrée. « Attention aux marches, fit-il. Ce serait stupide que votre voyage prenne fin ici à cause d'une planche manquante. »

                                                           Le premier étage, d'un aspect plus convenable, était entièrement vide. La paille cette fois semblait plus récente, et la lumière du jour filtrait par plusieurs meurtrières, égayant un tant soit peu cet endroit qui, autrement, aurait pu s'avérer des plus sinistres. « Vous pouvez installer votre homme ici », dit le Baron en désignant Mordrain, qui avait grimpé jusque là avec l'aide de l'Ours, sur l'épaule duquel il s'appuyait. Ils laissèrent alors les deux chevaliers, Baldric ayant affirmé qu'il s'occuperait du blessé. Ganelon les mena alors à l'étage supérieur, qui se révéla en fait être le dernier niveau de la tour. La charpente leur apparut. Des faisceaux lumineux, trouant celle-ci par endroits, laissait supposer que l'état du toit, les jours de pluie, offrait un abri plus que sommaire. Là aussi la jonchée était fraîche. Un lit orné de courtines trônait dans la pièce, ainsi que quelques coffres épars. Le Baron, s'asseyant sur l'un d'eux, invita ses quatre hôtes restants à faire de même. Un serviteur ne tarda pas à faire son apparition, portant des écuelles et un plat en terre cuite dans lequel, encore fumante, une daube de sanglier ornée de quelques navets glacés, était prête à être dégustée. Posant le mets directement sur le sol, le domestique s'en retourna, tandis que le Baron précisait : « Oui, je me suis offert les services d'un cuisinier, et des plus talentueux, s'il vous plait. Ce n'est pas parce qu'on vit dans les broussailles au milieu de ruffians que l'on doit se priver des plaisirs de l'existence. » Et, s'asseyant cette fois-ci à même le sol, se servant de ses doigts, il donna le départ de cet insolite banquet. Les deux adolescents, affamés, furent les premiers à se joindre à lui. Ascelin incita Guilhem à faire de même, et celui-ci, comme d'habitude, se laissa guider sans prononcer un seul mot. A peine avaient-ils commencé leurs agapes qu'un cri se fit entendre, cependant  vite étouffé. Ascelin pensa aussitôt à ses deux chevaliers, au niveau inférieur, et ne put s'empêcher d'imaginer l'Ours qui, ayant brisé la pointe de la flèche, l'extirpait avec détermination tandis que Mordrain se tordait de douleur. « C'est peu cher payé pour cinq hommes trucidés et tout autant de blessés, commenta le Baron. Et, de plus, votre chevalier a des chances de s'en sortir. » Ascelin avala une bouchée de daube tout en le regardant avec défiance : « Si vous voulez un quelconque dédommagement... » hasarda-t-il. «  Qui parle de dédommagement ? S'écria le Baron. Il vous suffit de payer votre passage sur mes terres, comme tout voyageur qui les traverse. C'est de taxe dont je vous parle, et non pas de réparation. »  Ascelin comprenait dès lors. Ganelon de Saint Loup, comme certains de ses semblables, vivait sur l'imposition qu'il prélevait auprès des pélerins, des marchands et autres errants qui à un moment donné franchissaient son domaine. Mais, d'après ce qu'il pouvait en voir, il soupçonnait que ce n'était pas seulement avec ça que ce petit noble de province se nourrissait. Il discuterait du prix à payer plus tard, lorsqu'il serait temps de prendre congé.

                                                            L'Ours réapparut, gravissant les marches qui menaient à leur étage. Il avait son air des mauvais jours, et Ascelin en conclut que ça ne c'était pas passé comme il le voulait. « Comment va Mordrain ? » s'enquit-il. L'Ours s'agenouilla à ses côtés et, se saisissant d'une écuelle, entreprit de se servir une part. « Comme quelqu'un qui s'est pris une flèche dans le bras. » Répondit-il, aussi terre à terre que d'habitude. « J'ai pu l'en extraire, précisa-t-il, mais il faudrait des soins plus appropriés pour soigner la blessure, qui est profonde. » Et, tout en jetant un regard au maître des lieux, il ajouta :  « Et je doute qu'ici nous puissions trouver ce qu'il nous faut. » Le Baron ne répondit pas à l'allusion. Il ne savait que trop qu'il vivait dans un trou perdu, loin de tout, et qu'aucun médecin ni guérisseur ne fréquentaient l'endroit. On se débrouillait depuis longtemps déjà avec les moyens du bord. « S'il est suffisamment solide, il s'en sortira », dit le Baron. Ascelin, ignorant la remarque, se pencha vers l'Ours pour lui parler tout bas. « Là où je compte me rendre avec Guilhem, il y aura de quoi soigner Mordrain, je te le garantis. Nous partirons demain de bonne heure. C'est à une ou deux journées de chevauchée. » Quelque peu rassuré, l'Ours répondit :  « Je suis certain qu'il tiendra jusque là, et même plus s'il le faut. »

                                                             Quand le domestique revint, ce fut pour leur porter du vin coupé d'eau et des cailles farcies, qui furent accueillies avec beaucoup d'enthousiasme. Et tandis qu'ils poursuivaient leur repas, des bruits leur parvinrent depuis les étages inférieurs, toute une agitation accompagnée de clameurs de voix masculines. La raison de ce chahut était un retour d'expédition. Les hommes qui en faisaient partie ne tardèrent pas à faire irruption dans la pièce. Deux d'entre eux portaient de lourds sacs de toile, qu'ils déposèrent devant leur seigneur dans un fracas de métal entrechoqué. Le Baron, interrompant son déjeuner, essuya ses mains sur le bas de son bliaud déjà fort crasseux et, un sourire de prédateur repu sur les lèvres, se releva pour les accueillir. « Bien, fit-il. Voyons là ce que vous me ramenez. » L'un des hommes, couvert d'une chemise en mailles qui descendait sur ses chausses maculées de boue, ouvrit l'un des sacs, et en répandit le contenu sur le sol. Des bijoux, des statuettes, des pièces d'or et des hanaps en étain ouvragé s'étalèrent au milieu de la paille, provoquant parmi les personnes présentes, selon le cas, satisfaction, étonnement ou admiration. L'autre sac subit un sort identique et révéla un contenu à peu près similaire. Ganelon, se baissant, ramassa une poignée de pièces qu'il tendit à celui qui avait ouvert les sacs et qui, se contentant de lui décocher un sourire édenté, fit signe aux autres hommes de se retirer. Le Baron cria quelques ordres pour que ses domestiques abreuvent toute cette engeance de quelques pichets de vin, et la salle se vida tout d'un coup, laissant entre eux Ganelon et ses hôtes, tout un bric à brac d'objets divers à leurs pieds, parmi lesquels quelques pierres précieuses brillant d'éclats multicolores. « Détrousseur de voyageurs », pensa Ascelin pour lui même. Voilà ce qu'était l'activité principale du Baron. Il n'était rien qu'un brigand, rien de plus. Cela lui donnait soudainement envie de vomir.

                                                       Seuls La Belette et Flavien dormirent d'un profond sommeil cette nuit-là. Guilhem était en proie à des cauchemars que, du coup, Ascelin ressentait aussi. L'Ours s'en faisait pour Mordrain, et ce dernier, submergé par la douleur, ne pouvait non plus fermer l'oeil. Le lendemain, après avoir régalé le Baron de quelques pièces frappées à l'effigie du roi des Francs pour payer leur passage, ils repartirent librement sans attendre en direction du Rhône.

lundi 2 janvier 2012

Chapitre 25 : Guilhem enfin libre

Il leur fallut deux jours pour obtenir de nouvelles montures. Deux longues journées durant lesquelles ils durent négocier âprement, les rares propriétaires de chevaux en demandant toujours des sommes exorbitantes, sous prétexte qu'il s'agissait de bêtes uniques, avec des qualités si exceptionnelles qui en justifiaient soi-disant le prix demandé. En fait, il était évident que l'on cherchait à les escroquer. Ascelin avait du mal à contenir l'Ours et Mordrain, qui étaient plutôt d'avis de faire parler leurs épées pour obtenir ce qu'ils voulaient, excédés par le comportement de ces gens du peuple qui en exigeaient un peu trop à leur goût. Mais, disait-il, ils étaient des hommes d'honneur, et non pas des voleurs. Enfin, ils finirent par trouver ce qu'ils cherchaient, non sans mal.

Maintenant qu'ils étaient de nouveau sur la route, c'était pour redoubler de vitesse. Ascelin avait encore rallongé la distance parcourue entre chaque étape. Leur voyage était devenu une course et les conditions dans lesquelles ils se déplaçaient s'étaient encore durcies. Rien à voir avec ce que les deux chevaliers avaient connu en ralliant Fiercastel à la suite de Claire. De jour en jour leur aspect devenait plus semblable à celui des vagabonds qu'ils croisaient parfois au hasard des chemins : plus le temps de se laver, encore moins de se raser. La nuit les accueillait dans un semblant de fraîcheur, fourbus, épuisés, affamés, et c'est à peine s'ils échangeaient un mot entre eux dans leurs bivouacs improvisés avant de s'écrouler pour quelques heures sous la voute étoilée. Célinan ne se plaignait plus, il se contentait de suivre, sa cheville semblait s'être remise. Les deux adolescents, quant à eux, étaient les seuls auxquels Ascelin prêtait vraiment attention. Au début, ils éprouvèrent quelques difficultés à s'adapter au rythme imposé, et puis, peu à peu, ils semblèrent s'y accoutumer et s'endurcir. Aux escales, Ascelin leur réservait les meilleurs morceaux du gibier qu'il avait lui-même chassé et ne s'endormait que lorsqu'ils étaient rassasiés et installés pour la nuit le plus confortablement possible. Mais il était évident que l'insouciance était bien l'apanage de la jeunesse. Parfois, en cours de journée, tout en maintenant un trot ou un galop régulier, Flavien et la Belette échangeaient quelques paroles qui presque immanquablement se terminaient en éclats de rire, enveloppant temporairement de leur joie de vivre leurs compagnons de route. Ascelin s'étonnait de les voir si proches : l'un fils de paysan, l'autre d'aristocrate, tout aurait du les séparer, car outre leur rang, leur façon de parler, leur maintien, leur histoire à tous deux étaient totalement dissemblables. Mais ils avaient en commun le goût de l'aventure et l'engouement pour la chevalerie, ainsi que les rêves et les projets que partagent la plupart des adolescents, se découvrant de nouvelles forces jointes en même temps qu'une sexualité toujours grandissante.

A cette cadence, ils mirent moins de temps que prévu pour rejoindre Rochebonne. Au beau milieu d'un après-midi, la silhouette du prieuré leur apparut, sa masse de pierres grises dominée par son clocher roman, carré et trapu sur le bleu du ciel. Ils se dissimulèrent en dehors de la route d'accès à l'édifice. Mordrain, qui avait déjà pénétré dans les lieux, leur exposa son plan. A l'arrière du bâtiment, il avait repéré une porte qui était gardée par un seul homme. A la nuit tombée, il comptait s'y rendre pour, après avoir maîtrisé ce dernier, s'introduire dans la place. Il lui suffirait de suivre un couloir pour parvenir jusqu'à la cellule dans laquelle Guilhem était maintenu enfermé. Ayant auparavant passé presque une journée complète à l'intérieur même du prieuré, il savait où se trouvait la clef. Elle était enfermée dans une pièce obscure, mais il ignorait comment en ouvrir la porte. Cependant, il avait repéré qu'il existait un soupirail qui donnait sur l'extérieur, à peu de distance du sol. Seul une personne fluette pouvait espérer y passer. C'est pourquoi il choisit la Belette pour exécuter la tâche. « Toi, tu me sembles suffisamment dégourdi pour accomplir ce que je vais te demander », dit-il à l'adolescent, lequel tirait une certaine fierté du fait d'attirer l'attention de ce chevalier devenu légendaire. Comme ils disposaient de plusieurs heures devant eux, ils en profitèrent pour prendre enfin du repos, dissimulés dans les fourrés, et Mordrain donna ses consignes au page, s'assurant qu'il comprenait mot pour mot ce qu'il aurait à faire à la nuit tombée. L'Ours et Célinan se coulèrent vers eux après quelques minutes. « Pas question que tu y ailles seul, déclara l'Ours à son compère. Nous venons d'en discuter avec Ascelin, et il est d'accord. Célinan et moi-même t'accompagnerons ce soir à l'intérieur du prieuré.
_ Bien, répondit Mordrain. Mais il vous faudra faire preuve de discrétion.
_ Tu peux compter sur nous, mon frère. » Le chevalier aux yeux verts se contenta d'acquiescer, tandis que la grosse main de l'Ours se posait sur l'une de ses épaules et la serrait presque à la broyer. Il savait que ce que lui disait son compagnon en ce moment n'était pas de vains mots, et il aurait eu tort de refuser son aide.

Quand la nuit devint complète, ils se dirigèrent tous ensemble vers le prieuré sous une lumière lunaire qui les obligeait à se réfugier dans les coins d'ombre. Mis à part trois sentinelles devant l'entrée principale, qu'ils évitèrent soigneusement, personne ne se fit voir au pied des murs de pierre, et l'endroit où se trouvait le soupirail était suffisamment isolé et caché à la vue des moines pour qu'ils puissent agir en toute tranquillité. Tandis qu'Ascelin, l'Ours, Célinan et Flavien montaient la garde, Mordrain dégagea avec précaution la grille qui fermait l'accès et la Belette, se contorsionnant, ne tarda pas à disparaître par l'ouverture béante, noire comme les entrailles d'une bête cauchemardesque. Ils attendirent durant de longues minutes, jusqu'à ce qu'une main pâle sous la clarté de la lune réapparaisse enfin. La Belette s'extirpa peu à peu de l'ouverture et, un sourire triomphant sur ses lèvres minces, remit à Mordrain un trousseau de clefs. Son exploration à tâtons, aidée de la lueur de l'astre nocturne, s'était révélée fructueuse. Sans attendre, ils se regroupèrent et firent le tour du prieuré en longeant ses murs jusqu'à apercevoir la fameuse petite porte dont Mordrain leur avait parlé. Ce dernier, les devançant, fondit en silence sur la forme humaine qui se tenait campée devant l'accès. Une lame de poignard se mit à briller soudainement, un cri vite étouffé suivit, et l'homme s'effondra. Mordrain fouilla sa victime en silence et, ayant trouvé de quoi ouvrir la porte, fit signe à ses compagnons de le rejoindre immédiatement. Le groupe se sépara en deux, et Ascelin resta seul avec les adolescents à guetter les bruits de la nuit.

Dans l'enceinte du prieuré, ils suivirent un couloir sombre et vouté, se dirigeant en rasant les murs dans un silence et une fraîcheur de tombe. Puis ils aboutirent dans une salle dont le plafond s'élevait soudain, soutenu par des piliers massifs qui s'épanouissaient en arêtes de pierre pour supporter la voute. Une unique torche suffisait à éclairer les lieux. En face, une rangée de lourdes portes. Mordrain, cherchant parmi le trousseau de clefs, les ouvrit l'une après l'autre. Lorsqu'il eut refermé la dernière porte, il se tourna vers les deux autres chevaliers pour leur annoncer dans un chuchotement que Guilhem n'était plus là. Ils allaient s'en retourner quand des pas se firent entendre, venant d'un couloir attenant. Se dissimulant chacun derrière une colonne, ils virent venir le moine qui tenait un bougeoir devant lui et dont la lumière faisait danser l'ombre sur les murs de la pièce. L'Ours profita de ce qu'il passait à ses côtés presque à le frôler pour l'enserrer brutalement dans ses bras puissants tout en le bâillonnant d'une main sure. « Le prisonnier, Guilhem de Belombreuse, où est-il ? » Il relâcha la pression de sa main. Le moine vit alors les deux autres hommes et, sans hésiter, donna sa réponse : « Il a été libéré aujourd'hui même, par ordre du Pape. » L'Ours, apparemment satisfait de la réponse, lui asséna un tel coup sur la tête qu'il s'écroula lourdement sur le sol. « Venez, fit Mordrain, nous n'avons plus rien à faire ici. » Et, laissant le moine inanimé, ils reprirent aussitôt le couloir en sens inverse.

Lorsqu'ils eurent instruit Ascelin de ce qu'ils venaient d'apprendre, ce dernier leur fit répéter chaque détail tout en les éloignant du prieuré. « Guilhem ? Libre ?  S'étonna-t-il. Si ce que le moine vous a dit est vrai, alors nous n'avons plus de raison de nous attarder ici.  Il n'empêche, j'aurais préféré le voir de mes propres yeux.
_ Nous ne pouvons rien faire de plus, commenta Mordrain. S'il a été effectivement libéré, il doit être actuellement en route pour Fiercastel. Cela signifie peut-être que les négociations entamées par ton frère ont fini par aboutir.
_ Puisse-tu avoir raison », soupira Ascelin.

Maintenant, il ne leur restait plus qu'à poursuivre en direction de l'Italie, retrouver Hernaut, et convaincre ce dernier de s'en retourner avec eux. Ils reprirent leurs chevaux, dissimulés à l'écart du monastère et, à peine en selle, une volée de cloches provenant de celui-ci parvint jusqu'à eux, troublant une bonne fois pour toute la quiétude de la nuit environnante. L'alarme venait d'être donnée, il ne faisait nul doute qu'on avait à l'instant même découvert la trace de leur intrusion dans le prieuré. Eperonnant leurs montures, ils se mirent à galoper sur le sentier, bénissant la présence de la lune qui leur permettait au moins de voir vers où ils se dirigeaient. Ascelin se tourna pour vérifier que ses hommes suivaient. Et ce fut pour constater que Célinan manquait à l'appel. « Mordrain ! L'Ours ! Hurla-t-il, tandis qu'ils poursuivaient leur course. Où est Célinan ?
_ Il était avec nous à l'instant même », gueula l'Ours en guise de réponse. Ascelin tira sur les rênes. Il ne pouvait pas laisser un de ses chevaliers en arrière. Mordrain, voyant sa réaction, fit faire demi-tour à son cheval, et revint à sa hauteur, stoppant net à ses côtés, tandis que le reste de leur troupe disparaissait dans les ténèbres. « Ascelin, tu ne peux rester ici plus longtemps. » Le jeune seigneur regarda Mordrain d'un air désolé, cherchant un soutien quelconque de sa part. Au lieu de quoi, ce dernier insista : « Viens ! Je les entends venir. Célinan a du se faire prendre. Nous ne pouvons rien pour lui. » Ascelin se rendit à l'évidence : le chevalier avait raison. Alors que le bruit d'une cavalcade se rapprochait d'eux, il hésita quelques secondes, puis remit son cheval au galop, et tous deux se ruèrent de nouveau sur le ruban de terre qu'ils devinaient se perdant au loin dans la forêt.

La chasse prit fin au carrefour de plusieurs routes, lorsque l'Ours fit remarquer que leurs poursuivants semblaient avoir abandonné. Afin de confirmer ses dires, il descendit de cheval pour se coucher sur le sol poussiéreux, guettant la moindre vibration qui aurait pu trahir l'avancée d'une troupe de cavaliers. Ne discernant rien, il se remit sur ses pieds avec la certitude qu'ils étaient désormais tirés d'affaire. Et Ascelin fit le choix du chemin à prendre, les entraînant à sa suite au pas ralenti de sa monture.

Le lendemain, après avoir pris le temps de se reposer à même la litière d'humus et de feuilles qui composait le sous-bois, ils repartirent en direction du sud. Il leur fallait, évitant Lyon, puis Valence, bien trois ou quatre jours pour arriver à l'un des ponts qui enjambaient le Rhône, celui-là même qu'Ascelin avait emprunté à l'aller, et qu'il comptait retraverser pour ensuite se diriger vers l'Italie. Ils se passeraient de Célinan pour retrouver Hernaut. Il suffisait qu'ils sachent qu'il était un fidèle de la cour des Aldobrandi. Ascelin avait fini par en prendre son parti. C'était ça, la vie. Tant de périls guettaient les voyageurs, et la mission qu'ils s'étaient fixée comportait tant de risques, qu'il était dans l'ordre des choses de perdre parfois un homme, voire plus.

Ce fut le premier jour après leur visite au prieuré qu'ils firent une rencontre inattendue aussi bien qu'inespérée. Devant eux, marchant sur la route dans une direction identique à la leur, ils rattrapèrent un homme, pieds nus et vêtu de bure brune comme un membre du clergé, mais il fut vite évident qu'il n'avait rien d'un moine. Ses longs cheveux bruns teintés de reflets roux recouvraient ses épaules, et une barbe fournie encore plus rousse lui mangeait le visage. Ils le dépassèrent les uns après les autres et commencèrent à le saluer à tour de rôle. Ascelin, arrivant à sa hauteur, fut surpris par le regard bleu clair empli de tristesse que l'homme lui jeta. Il connaissait ces yeux, mais il lui fallut, ralentissant son cheval pour s'adapter au pas du voyageur, le dévisager durant quelques instants pour le reconnaître vraiment. « Guilhem ! » s'écria-t-il. Et, déchaussant ses étriers, d'un bond il se retrouva sur le sol pour, abandonnant son cheval, se précipiter auprès de son frère. Il l'enlaça aussitôt, tout à la joie de le revoir enfin, pendant que les deux adolescents et les deux chevaliers, du haut de leurs montures, se regardaient avec un mélange de surprise et d'incrédulité. Ascelin, lâchant son frère, finit par se tourner vers eux : « C'est bien Guilhem, leur dit-il. Je l'aurais reconnu entre mille. » Puis, regardant de nouveau son aîné : « Guilhem, que t'ont-ils fait ? » Il réalisa alors, à mieux le contempler, que quelque chose n'allait pas. C'était bien son frère qu'il avait en face de lui, cela ne faisait aucun doute. Mais ce dernier était comme absent et ne semblait pas le reconnaître. « C'est moi, Ascelin », insista-t-il, essayant de comprendre pourquoi l'homme qu'il avait devant lui, et dont il devinait sous la barbe et la crasse le physique qui lui était si familier, ne réagissait pas, se contentant de le fixer en silence d'un œil morne. Ses quatre compagnons derrière lui mirent pied à terre, et se rapprochèrent d'eux. Mordrain, encore plein d'espoir, fit une tentative pour communiquer avec ce voyageur improbable : « Hé, Guilhem ! C'est moi, Mordrain. Et je suis avec l'Ours. Oui, Baldric, dit l'Ours. » L'homme les regarda une fois encore sans comprendre. « Ces moines soldats, ne put s'empêcher de s'écrier Mordrain, quels fils de pute ! Allez savoir ce qu'ils ont bien pu lui faire subir. »
_ Tu as raison, confirma l'Ours, on dirait qu'il a perdu son âme. » Pour Ascelin, c'en était trop. Avec l'aide de ses chevaliers, il mit Guilhem en selle, et monta lui-même derrière lui. « Nous l'emmenons avec nous, fit-il. Peut-être que son état n'est que temporaire. Il finira par nous reconnaître, j'en suis persuadé. Guilhem est bien trop fort pour se laisser aller à ce point. » Et, tout en disant cela, il s'efforça de surmonter le chagrin qui l'envahissait peu à peu.