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lundi 16 janvier 2012

Chapitre 27 : Le rapt

  Dans les couloirs du palais, Hernaut et son mercenaire avançaient d'un pas sur, en direction des appartements de Colombe. Leurs bottes résonnaient sur le marbre lisse et, tout en marchant, ils gardaient chacun une main sur la poignée de leurs épées. Il ne manquait pas d'hommes prêts à louer leurs services en échange de quelques pièces ou de quelque objet de valeur, aussi avait-il été facile, en payant une partie d'avance, de recruter une lame pour cette occasion. Arrivés dans le corridor bien connu d'Hernaut, entre deux statues qui se dressaient de part et d'autre d'une porte, un petit groupe de serviteurs armés échangeait quelques plaisanteries entre eux, histoire de passer le temps si fastidieux de leur faction. « A toi de jouer », chuchota Hernaut avant de se glisser derrière la masse de l'une des sculptures, se dissimulant entièrement à la vue des sentinelles. Son homme de main le quitta alors, avançant droit vers la porte. Devant les regards médusés de ceux qui étaient chargés de garder l'endroit, il dégaina sans prévenir. Son geste provoqua une riposte immédiate : à peine eurent-ils commencé à croiser le fer que le mercenaire fit mine de battre en retraite, les entraînant à quelques pas de là, suffisamment loin pour permettre à Hernaut d'avoir le champ libre. Celui-ci avança jusqu'à la porte, y faisant courir ses doigts en y toquant discrètement. Le battant s'ouvrit, et le charmant minois de sa belle apparut. Elle était vêtue pour le voyage, et un voile d'un mauve pâle la recouvrait presque entièrement. Sans prendre le temps de s'extasier sur sa beauté de fleur à peine éclose, comme il l'aurait volontiers fait à d'autres moments, Hernaut lui prit la main, et l'entraîna à travers le couloir, l'obligeant à courir. Il la mena jusqu'aux jardins, tout en priant au fond de lui-même pour qu'aucune rencontre inopportune n'ait lieu durant le temps où ils étaient encore dans l'enceinte du palais. Il faut croire que quelqu'un l'entendit, car ses prières furent exaucées, et ils arrivèrent sans encombre au mur de clôture, à un endroit qu'il avait lui-même choisi, car un talus herbeux y avait réduit la hauteur à franchir. Il aida Colombe à passer de l'autre côté, là où Colin les attendaient, accompagné de trois chevaux frais. L'écuyer réceptionna la demoiselle sans encombre et, lorsque Hernaut eut franchi à son tour l'obstacle, ils se mirent tous trois en selle et partirent à travers la cité, laissant derrière eux le palais et sa luxuriance.

                                                         La veille, Hernaut avait fait un saut dans la petite église du centre ville pour y reprendre le parchemin des mains du prêtre. Celui-ci, lorsqu'il lui eut annoncé son départ imminent, sembla s'inquiéter quelque peu des conditions de son voyage. « Vous avez prévu une escorte, j'espère, lui proféra-t-il. Parce qu'être chargé d'un objet si précieux exige de prendre certaines précautions. » Hernaut l'avait alors regardé comme s'il lui avait débité la messe en ottoman. « Non, avait-il répondu. La présence de mon seul écuyer suffira largement. » Le curé avait alors eu une expression bizarre et, suite à ça, s'était empressé d'aller chercher l'objet qu'il avait dissimulé tout ce temps dans la sacristie.

                                                         Et c'est avec le parchemin sur lui, qu'il avait alors caché sous sa chemise, coincé dans sa ceinture, qu'il parcourait maintenant les routes en compagnie de Colin et de l'amour de sa vie, s'éloignant foulée après foulée de la ville italienne. Il le sentait contre sa peau et cela le rassurait. Après tout, il pouvait se vanter d'avoir réussi doublement son coup, et de revenir à Fiercastel non seulement avec l'objet qui prouverait à son frère qu'il avait accompli sa mission, mais aussi avec une femme à épouser. Et quelle femme ! Durant leur chevauchée, il n'avait d'yeux que pour elle. Malgré son jeune âge, elle était déjà si déterminée, si sure d'elle. Elle avait conscience de tout ce qu'elle perdait en le suivant, mais c'est lui qu'elle voulait, et personne d'autre. Ce rapt, elle l'avait souhaité, bien sur. Mais il n'aurait jamais eu lieu si la Comtesse n'avait pas deviné ce qu'elle désirait vraiment.

                                                          Ils traversèrent le nord de l'Italie pour rejoindre la Provence, évitant ainsi la barrière des Alpes. La plupart du temps, ils passaient les nuits dans des auberges. Hernaut, après la visite de la mère de Colombe, lorsqu'il avait prévenu Colin de ses intentions, lui avait fait savoir qu'il était libre de choisir sa voie une fois qu'il aurait réussi à quitter Milan avec sa belle. Soit il les suivait sur la route des Ardennes, et alors il ferait partie de la maison Belombreuse pour des années encore, jusqu'à ce qu'il obtienne le titre de chevalier. Soit il retournait auprès de son père, et était aussitôt délié de toute obligation à son égard. Colin avait choisi sans hésiter la première de ces deux alternatives. Et c'est ainsi qu'il s'était retrouvé à chevaucher à leurs côtés.

                                                         A l'aube du douzième jour de leur périple, Colin ouvrit les yeux au beau milieu d'un champ. La veille, ils s'étaient laissés surprendre par la nuit, et il avait été trop tard pour se mettre en quête d'une auberge, ou même d'un village qui aurait pu leur être hospitalier. La première chose qu'il vit fut les nuées cotonneuses qui passaient dans le ciel au-dessus de sa tête. Il se mit sur son séant et s'étira comme un chat. Un coup d'oeil alentour lui fit réaliser qu'il était seul. Se débarrassant de la couverture de laine qui l'avait maintenu au chaud durant la nuit, il bondit sur ses pieds. Il venait subitement de se souvenir de la conversation qu'il avait eu avec la Comtesse, rencontrée au hasard des couloirs du palais, et qui, l'ayant reconnu, lui avait soutiré la promesse de tout faire pour aider Hernaut à respecter ses engagements envers elle. Les dits engagements étaient au nombre de deux : à savoir , mener sa fille saine et sauve jusqu'à Fiercastel, où, une fois arrivés, il l'épouserait, et, plus difficile à tenir de l'avis de Colin, ne pas la toucher jusqu'au jour de leurs noces. «  Par tous les feux de l'enfer ! » Le juron lui échappa, parfait miroir de sa déconvenue. Hier il s'était endormi si lourdement, les reins tellement surmenés par toutes ces heures de chevauchée qu'il en avait oublié de s'assurer que les deux tourtereaux n'avaient pas fait couche commune. Il se mit à arpenter la zone, marchant à grands pas. De toutes façons, si la chose avait eu lieu, que pourrait-il faire de plus ? Restait à espérer que son maître aurait un tant soi peu de bon sens pour réfréner ses instincts, faute de quoi il faudrait qu'ils s'accordent tous les trois à mentir à la Comtesse, chose qui lui répugnait plus que tout. Après cinq bonnes minutes, il les repéra à la lisière du champ. « Trop tard ! » Pensa-t-il, et c'est en se morigénant qu'il s'approcha d'eux. Lorsqu'ils furent bien visibles à ses yeux, il s'aperçut qu'ils étaient encore assoupis, mais ce qui le frappa immédiatement, ce fut la présence de Flambante, déposée à même le sol entre eux deux, et qui semblait avoir été mise là à titre symbolique. Hernaut cligna des paupières, le bleu de son regard filtra à travers celles-ci, et il aperçut les longues jambes de Colin non loin de lui. « Déjà debout ? » Fit-il paresseusement. Puis il comprit que son écuyer s'attardait sur la présence de son arme, couchée le long du corps encore endormi de la fille. Se redressant, il la ramassa avec précaution. « Je l'ai mise là pour me rappeler à tout instant de ce que j'ai juré à sa mère de ne pas faire. » Tout en disant cela, il se leva et, s'appuyant de deux mains sur la garde de l'épée qu'il venait de redresser, rendit à Colin son regard  inquisiteur. « Qu'as-tu donc à me dévisager de la sorte ? Lui demanda-t-il sans détour. «  Si tu t'imagines que je suis homme à me parjurer une seconde fois, et bien tu te trompes. Je te rappelle que la première fois j'étais sous l'emprise de l'alcool. Depuis des jours, je suis aussi sobre qu'un chameau de Bactriane. Alors cesse de me regarder comme si j'avais commis le pire. » Colin se détourna, mais un sourire aux lèvres. Il comprenait maintenant qu'il s'était trompé sur le compte de son maître, et cela le rendait simplement heureux. Se méprenant à son tour sur ce qu'il prit pour une raillerie de sa part, Hernaut crut alors bon d'ajouter : «  Hé, quoi ! Colombe et moi nous avions simplement envie de bavarder un peu tous les deux seul à seul hier soir. Je vois bien que tu ne me crois toujours pas. Alors tu lui demanderas toi même. » Colin se détourna en haussant les épaules. Pas besoin d'embêter Colombe pour cela. Il savait désormais ce qu'il voulait savoir.

                                                          Le soir de la même journée, alors qu'ils étaient parvenus à l'extrême limite de la Provence, ils tombèrent sur une auberge des plus accueillantes, et purent alors s'offrir jusqu'au luxe d'un bain bien chaud. Tandis que  Hernaut se délassait dans le baquet d'eau encore presque brûlante, et que son écuyer s'échinait à l'étriller, ils échafaudaient tous deux des plans pour parvenir à bon port, de préférence en écourtant la route au maximum. « D'ici, disait Hernaut, deux possibilités s'offrent à nous si nous voulons rejoindre Lyon. Soit nous prenons la voie principale, celle par laquelle transitent la plupart des marchands et des pélerins, et qui traverse les villages et les champs. Soit nous coupons par un bois dont m'a parlé l'aubergiste... » Eprouvant tout à coup la rudesse de la brosse sur un endroit de son corps plus sensible, il s'interrompit alors brusquement : « Bon sang, Colin ! Calme-toi un peu ! Je ne suis pas ton canasson. Aies juste un peu de délicatesse à mon égard.
_ Vous disiez que nous pouvions traverser un bois », formula l'écuyer tout en se forçant à avoir la main plus légère. « Oui, reprit Hernaut, un bois qui soit disant a mauvaise réputation, mais qui peut nous faire gagner plusieurs heures, ce qui est loin d'être négligeable.
_ Et que signifie « mauvaise réputation », dans ce cas ? S'inquiéta Colin. Quelques brigands de grand chemin, je suppose.
_ A vrai dire, répondit Hernaut, il ne s'agit pas de brigands. D'après le patron de l'auberge, ce serait plutôt des maléfices... » L'adolescent éclata de rire. «  Des maléfices ? Mais, mon maître, vous n'allez pas me dire que vous y croyez, vous ! 
_ Evidemment que je n'y crois pas. Me prends-tu pour l'un de ces incultes qui ignore jusqu'à la manière d'écrire son nom ? Tout ça, se sont des balivernes que les gens du commun se complaisent à conter pour éveiller parmi leur auditoire des sensations fortes. Le bois des Anges Déchus, tel est son nom, n'est qu'un bois comme les autres, ni plus ni moins. Demain, nous y passerons, et tu verras alors à quel point j'ai raison.
_Vous savez, je n'y crois pas plus que vous.
_ A la bonne heure, donc !  Mais n'oublie-pas d'affuter nos lames ce soir. Après tout, ce que les gens d'ici prennent pour sorcellerie pourrait très bien se révéler être effectivement le fait de vulgaires brigands. » Hernaut s'extirpa du bain, tandis que Colin commençait à le frictionner avec un linge. Son maître allait lui céder la place dans la cuve en bois, et il avait hâte de se plonger dans cette eau même souillée, avant qu'elle ne devienne trop tiède à son goût.

                                                      Le lendemain les vit traverser le fameux bois, sur une piste qui semblait plus avoir été tracée par des bêtes plutôt que par des hommes. Etonnamment, aucun chant d'oiseau ne se faisait entendre et entre les futs des chênes régnait une ombre épaisse. C'était une ambiance qu'aucun d'entre eux ne connaissait, Colombe encore moins que ses deux compagnons, elle qui n'était jamais sortie des murs de sa ville natale. A voir par endroits les vieux troncs écroulés qui parsemaient leur chemin, les obligeant parfois à mettre pied à terre afin de les contourner, ils devinaient que ces lieux étaient depuis longtemps abandonnés des hommes. Hernaut ressentait un malaise qui croissait au fur et à mesure de leur progression. Il ne pouvait s'empêcher de regarder de tous côtés. S'il avait perçu le moindre bruit, il aurait aussitôt sorti Flambante de son fourreau. Colin, d'abord insouciant, commençait peu à peu à être gagné lui aussi par la nervosité. Jusqu'aux chevaux, sensibles au danger par nature, étaient touchés par ce sentiment d'insécurité, et piaffaient à tout bout de champ.

                                                      Le hongre bai de Colin se cabra soudainement. Surpris, ce dernier, vidant les étriers, glissa de sa monture, et se réceptionna avec souplesse sur la couverture d'humus. Hernaut se retourna pour vérifier qu'il n'avait rien, et voulut prononcer quelques mots, quand l'écuyer poussa un cri. A ses pieds des anneaux de serpents s'entremêlaient, glissant les uns sur les autres, formant une barrière de leurs corps écailleux, l'empêchant de progresser plus avant. Ils étaient des centaines. Hernaut jeta un coup d'oeil à Colombe. Ses traits révélaient qu'elle était terrifiée et incapable pour l'instant de proférer un son. Les serpents s'étaient rejoints, formant un cercle qui, excluant Colin, les entourait désormais tous les deux. « Sorcellerie ! Sorcellerie ! »S'écria Hernaut et, ayant mis pied à terre, il s'était mis à frapper les reptiles de son épée, en tranchant quelques uns au passage, aussitôt remplacés par d'autres de leurs congénères. Il semblait en venir de partout. « Ce sont des aspics, il n'y a rien de pire. » Réussit à formuler le seigneur, le souffle court. « Colin ! Retourne en arrière et va chercher de l'aide au village. Fais vite ! » L'écuyer commença par hésiter, mais il comprit qu'il n'avait pas d'autre solution. Alors, remontant en selle d'un bond, il fit demi-tour et enfonça ses talons avec force dans les flancs de son cheval. Tandis qu'il disparaissait à leur vue, Hernaut aida Colombe à descendre à son tour de sa monture qui, affolée, devenait de plus en plus incontrôlable. Il la serra dans ses bras, essayant de lui apporter un peu de réconfort. « Nous allons nous tirer de ce mauvais pas », lui murmura-t-il à l'oreille. Mais de cela, il n'en était pas lui-même persuadé. Le cercle de serpents semblait se rétrécir au fil du temps qui passait. Ils reculèrent jusqu'en son centre, et des secondes d'angoisse s'égrenèrent lourdement, leur ôtant peu à peu tout espoir.

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