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lundi 26 décembre 2011

Chapitre 24 : Intrigues et autres complots

L'homme qu'il avait en face de lui l'avait d'abord impressionné par sa prestance : d'une taille au-dessus de la moyenne, avec ce regard noir de loup affamé qui animait son visage émacié. Et surtout cette longue cicatrice qui zébrait tout le côté gauche de sa face burinée par le soleil, et qui lui conférait une apparence d'aventurier comme tant de ceux qui couraient les routes en ce temps-là. Hernaut l'avait tout de suite remarqué, dans cette taverne où il avait pris l'habitude de consommer régulièrement quelques pichets de vin aromatisé. Il y a peu de temps, il y serait venu en compagnie de Célinan, mais celui-ci l'ayant abandonné, il s'était habitué à s'y rendre seul, d'autant plus que Colin, son nouvel écuyer, n'était pas du genre à fréquenter ces lieux. Et on y faisait des rencontres qui parfois pouvaient se révéler intéressantes. Tout comme c'était le cas aujourd'hui, par cette chaude soirée de début d'été, à Milan. L'homme lui resservit une lampée de ce vin miellé, au goût de cannelle et de gingembre. Hernaut en raffolait. Ils s'étaient trouvés en présence l'un de l'autre dans le hasard des allées et venues qui animaient les débits de boissons de la bourgade milanaise, et ils avaient sympathisé d'emblée. Dans un premier temps parce qu'ils avaient en commun l'expérience de la Croisade des Barons, et des êtres qui avaient vécu une telle aventure se reconnaissaient immanquablement, même au milieu de la plus dense des foules. Et puis Raymond, tel était son nom, avait une facilité à se lier que ne laissait pas présager son physique plutôt austère. Ils avaient d'abord échangé leurs souvenirs encore frais des batailles et des sièges vécus durant ces dernières années. Puis, le vin aidant, Hernaut avait sensiblement glissé sur la pente des confidences d'homme à homme, et lui avait avoué ses peines de cœur. Raymond avait écouté en silence, se gardant bien de porter un jugement sur les actions que lui dépeignait au fur et à mesure son compagnon d'un soir, gardant pour lui le fond de ses pensées dans le mystère de ses yeux noirs. Mais parfois une question fusait, non pas au hasard, mais desservant une logique implacable qu'Hernaut, le cerveau déjà embrumé par l'alcool, n'était pas alors en mesure de soupçonner. « Pourquoi avoir quitté tes frères si soudainement ? » S'était étonné le voyageur. «  A l'heure qu'il est, tu devrais être de retour chez toi, en leur compagnie. Bizarre, le destin, tout de même. Si tu étais resté auprès d'eux, tu n'aurais sans doute pas rencontré cette jeune fille, et tu ne serais pas en but à tous les affres et à toutes les incertitudes qui te rongent aujourd'hui. » Hernaut avait bien sur trouvé une explication à peu près plausible. Il avait encore gardé un brin de raison, et savait faire preuve de prudence dans ses réponses. Mais, plus la soirée avançait, et plus le besoin de s'épancher se faisait sentir. L'amour contrarié pour Colombe, il venait de s'en décharger quelque peu. Mais le secret du parchemin, lui, devenait au fil des heures de plus en plus lourd à porter.
Il allait plonger de nouveau ses lèvres dans le capiteux liquide quand l'arrivée aussi inattendue qu'inopportune de Colin le tira du plaisir de sa beuverie partagée. L'adolescent, pimpant et habillé de neuf comme à son habitude, feignant d'ignorer la présence de l'homme qui accompagnait son maître, se pencha à l'oreille d'Hernaut, et lui susurra quelques mots. L'expression du jeune Belombreuse vira en une seconde du bien-être à la surprise, puis se teinta nettement d'une nuance d'inquiétude. Aidé de Colin, il se dégagea du banc sur lequel il était assis, et se remit d'aplomb sur ses deux jambes, tout en s'adressant à son acolyte. « Je te prie de m'excuser, Messire Raymond. J'ai été ravi de faire ta connaissance. Peut-être aurons nous le loisir de reprendre cette conversation une autre fois. » Et il balança d'un geste vif une poignée de deniers d'argent qui roulèrent sur la table en chêne patinée par l'usage.

Lorsque Hernaut, soutenu par son page, eut disparu à sa vue, Raymond, ramassant la monnaie, se leva à son tour et, après avoir réglé le tenancier, sortit dans la rue. Il n'obtiendrait rien de plus aujourd'hui, et il lui fallait rejoindre Rome de toute urgence. La nuit avait pris possession de la ville, mais c'était une nuit chaude, lourde des relents que dégageait l'activité humaine. Il ôta le chapeau qui ne l'avait pas quitté depuis son arrivée le matin même, et sentit un souffle d'air tiède s'attarder sur son crane tonsuré. Ses contacts avaient été formels. Hernaut de Belombreuse aurait bientôt une bonne raison de quitter prochainement Milan. Un ou deux infiltrés à l'intérieur même du palais des Aldobrandi, et la perspective s'était faite jour. Et s'il partait de Milan avec le parchemin comme il le supposait, alors il pourrait jouer une autre carte, bien plus sulfureuse cette fois, mais qui pouvait se révéler tellement plus efficace. Non, décidément, frère Raymond d'Asp n'était pas homme à se décourager.

Hernaut, soutenu par son écuyer, arriva, en bas de l'auberge où il résidait, sur une placette au milieu de laquelle une fontaine, à peine éclairée par l'éclat de la lune, dispensait une eau pure et froide. Lâchant Colin, il alla s'en asperger le visage, et les brumes dans lesquelles il était plongé commencèrent à se disperser. « Tu sais ce qu'elle me veut ? » Interrogea-t-il tout en s'ébrouant comme un chien. « Je l'ignore, Messire. Mais ce que je sais, c'est qu'on ne fait pas attendre une dame de son rang. Et, si vous voulez mon avis, vous devriez arrêter dès maintenant de fréquenter ce genre d'établissement.
_ Ton avis, jeune impertinent, je te conseille fermement de le garder pour toi. » Hernaut jeta à l'écuyer un regard meurtrier avant de se détourner et d'emprunter en solitaire l' escalier qui menait à sa chambre. Colin eut un haussement d'épaules. Il était évident que son maître ne tiendrait aucunement compte de sa remarque. Mais, il n'empêche, il lui fallait manifester sa désapprobation.

Lorsque Hernaut, passablement dégrisé, pénétra dans la pièce, la mère de Colombe et sa suivante l'y attendaient, toutes deux debout près de l'une des ouvertures, éclairées par les flammes éparses de quelques bougies. L'ombre dissimulait la misère des lieux, mais il eut soudain honte de la recevoir ainsi et s'en excusa aussitôt auprès d'elle. «  Laisse-nous », fit la Comtesse à l'adresse de sa domestique. Quand ils furent tous les deux seuls, elle dirigea vers lui son regard qu'il devinait si semblable à celui de sa fille. « Epargnez-moi vos politesses, lui dit-elle. Le palais de mon époux est plein de courtisans qui me débitent à longueur de journée ce genre de platitudes, et j'en suis plus que rassasiée. » Hernaut ne répondit pas à cette pique, se contentant de se rapprocher d'elle à pas lents, jusqu'à ce qu'il distingue nettement les traits de son visage qu'encadrait sa coiffe élaborée. « Ma présence en ces lieux doit rester secrète, jeune homme, et je compte sur votre discrétion...
_ Soyez assurée que je saurai me taire.
_ Je n'en doute pas. » Hernaut, se sentant balayé par l'éclat de ses yeux mauves, réprima un frisson. En cet instant, elle lui évoquait l'image de Colombe. « Si je désire vous entretenir, reprit-elle, c'est que je suis sérieusement inquiète pour ma fille... » Il faillit ouvrir la bouche, mais elle l'en empêcha aussitôt. « Non, ne parlez pas encore, écoutez-moi plutôt. Vous avez été d'une sagesse exemplaire ces derniers temps, je dois le reconnaître, et vous avez suivi mes conseils au pied de la lettre. Colombe ne vous a pas vu depuis un moment. Mais il se trouve que durant tout ce temps, elle n'a fait que se désespérer. Je pensais qu'elle vous oublierait, mais je viens de réaliser que vous êtes tout pour elle. Elle ne renoncera pas à vous aussi facilement. Vous savez quelle est la dernière de ses lubies ?
_ Le couvent, je suppose », répondit Hernaut en soupirant.
_ Oui, le couvent. Elle est désormais persuadée que si elle ne peut être avec vous, sa place est auprès de Dieu. Vous trouvez ça normal, vous ?
_ Je trouve ça contre nature, au contraire. Mais qu'y puis-je désormais ? Votre époux refuse de m'entendre, vous ne le savez que trop bien, Madame.
_ Vous pouvez beaucoup, Hernaut. En tous cas, beaucoup plus que vous ne le pensez.
_ Voulez-vous me signifier par là que vous êtes maintenant prête à défendre ma cause auprès du Comte ? » Soudainement, il se senti envahi par l'espoir. Depuis bien longtemps celui-ci lui avait fait défaut, et voilà que, du jour au lendemain, il se trouvait une alliée qui lui redonnait un semblant de courage. « Non, reprit la Comtesse, il n'est pas question de cela. Mon époux refusera de m'écouter, j'en suis certaine.
_ Mais alors, que voulez-vous que je fasse ? » Questionna Hernaut, de nouveau pris dans la sensation d'être au fond d'une impasse. « Je vous l'ai déjà dit, continua-t-elle. Je ne veux qu'une chose, c'est le bonheur de ma fille. Or, je sais que ce bonheur passe forcément par vous. Par conséquent, elle ne peut vivre heureuse qu'à vos côtés. Et pour cela, une seule solution : il vous faut l'enlever...
_ Un rapt ! S'exclama Hernaut. Et c'est tout ce que vous avez à me proposer ? » Là, elle le mettait franchement mal à l'aise : ce genre de méthode avait cours quelquefois, mais c'était le plus souvent source de problèmes entre les familles. Et est-ce que Colombe serait prête à tout quitter pour lui, ses parents, ses amis, ses richesses... il n'en était pas tout à fait sur. La Comtesse le dévisagea sans vergogne avant de reprendre de son accent trainant : « Si ce que vous avez entre les jambes ne vous sert à rien d'autre qu'à parader, alors faites-le moi savoir, et je sors d'ici séance tenante. » Hernaut blêmit à ces paroles. Là, elle y allait un peu fort, la Comtesse. Si elle n'avait été la mère de Colombe, il y aurait longtemps qu'il l'aurait culbutée sur sa couche comme une vulgaire paysanne pour lui prouver sa virilité. Mais, au lieu de cela, il entrouvrit sa chemise, découvrant une cicatrice sous son sein droit, qui apparaissait blanchâtre à la lueur vacillante des chandelles, et lui déclara : « Vous voyez ça, Comtesse? C'est la lame d'un turc devant Antioche qui m'a valu ça, et que j'ai prise à la place de mon frère cadet. Au lieu de quoi, il serait surement mort à l'heure actuelle. » Puis, découvrant l'une de ses épaules, il lui montra une boursouflure qui parcourait son omoplate sur la largeur d'une main : « Et ça, c'est l'assaut de Jérusalem qui me l'a valu. Une flèche. J'étais en première ligne. » Et, passant un doigt sur la base de son cou, il lui fit remarquer une estafilade, plus récente celle-là : « Mon dernier affrontement avec le chevalier Cavaletti. Mais là, contrairement à ce qui s'est passé durant le tournoi, j'ai eu le dessus. » La Comtesse se contentait de le regarder calmement. « Et il y en a d'autres, Madame, si vous désirez que je vous les montre...
_ Non, cela me suffit ! Dois-je en conclure que vous êtes mon homme ?
_ Vous savez à quel point je suis amoureux de votre fille. Comment pourrais-je refuser de l'emmener avec moi ? Certes, la méthode que vous me suggérez n'est pas celle que j'aurais adoptée, mais si Colombe est d'accord pour me suivre, pourquoi pas ?
_ Dans ce cas, tenez-vous prêt, jeune homme. Assurez-vous le service d'un ou deux hommes surs pour détourner l'attention des serviteurs du Comte le jour venu. Quant à moi, je me chargerai de la duègne. Je vous ferai savoir lorsque le moment sera propice à notre entreprise. »

La Comtesse lui offrit alors sa main à baiser et prit congé de lui dans un tourbillon de tissus précieux. Son parfum resta en suspens dans la pièce un long moment encore après son départ. Hernaut exultait. Depuis l'une des fenêtres qui donnaient sur la place, il héla Colin qui, accoudé à la fontaine, attendait patiemment le bon vouloir de son maître. « Hé, Colin ! Monte ! Il y a du nouveau, et je vais avoir besoin de tes services. »

Le même jour, Raymond d'Asp prit incognito la route de Rome, non sans s'être assuré que tout était bien en place pour garder le seigneur Hernaut sous étroite surveillance. Après plusieurs jours de voyage en chariot, lorsqu'il parvint enfin dans l'enceinte de la ville papale, ce fut pour se présenter devant le Saint Père sous son aspect habituel, celui d'un dirigeant de l'ordre secret des soldats du Pape. Sa Sainteté l'attendait cette fois dans un petit salon, mais qui par son luxe n'avait rien à envier aux pièces d'apparat où il recevait d'ordinaire. Outre les tentures sur lesquelles des scènes religieuses étaient représentées, Raymond remarqua l'immense mosaïque qu'il foula en entrant, et il ne put s'empêcher de la parcourir du regard. Elle dégageait une ambiance de fin du monde : une multitude d'âmes au supplice, sous formes de corps dénudés, y était représentée en proie aux sévices d'un nombre tout aussi important de diablotins et de monstres, de ces horreurs que seule l'imagination humaine était capable d'engendrer. Le mouvement que fit le pape en se levant à son approche le tira brusquement de sa contemplation. Il respecta l'étiquette, s'agenouillant et baisant la main chargée de bagues qui était tendue vers lui. Pascal II lui présentait un visage sévère, et il lui sembla qu'il avait maigri depuis la dernière fois qu'il l'avait rencontré. Sa moustache était soigneusement peignée. Nu tête, sa tonsure était bien visible, rappelant qu'il y avait peu encore, il était membre de l'ordre des Bénédictins. Sur sa chasuble en soie était brodé d'or et d'argent la figure d'un Christ en croix. Raymond d'Asp avait l'habitude de côtoyer les grands de ce monde et toute cette opulence affichée, loin de l'émouvoir, avait plutôt tendance au contraire à le rebuter. Il était homme de terrain avant tout, et l'austérité lui tenait lieu de compagne, comme l'affichait clairement sa simple tenue monacale.

« Comment s'est passé votre voyage ? » s'enquit le Pape en guise d'accueil. « Sans encombre, votre Sainteté. Depuis la fin de la Croisade, on dirait qu'un semblant d'ordre règne de nouveau sur les routes.
_Oui, répondit le pontife, songeur. Cette expédition a calmé les esprits, et les seigneurs de retour de guerre sainte ont tendance à reprendre les choses en main. » Puis, entrant dans le vif du sujet :  « Alors, quelles sont les nouvelles de Milan ?
_ J'ai rencontré moi-même Hernaut de Belombreuse, et je suis maintenant persuadé qu'il détient une copie du parchemin. J'ignore où il la cache mais, lorsqu'il aura réglé ses affaires de cœur, ce qui ne saurait tarder, il ne va pas manquer de quitter la ville et d'emporter le manuscrit avec lui. Une fois sorti des murs, j'ai un homme qui sera capable de le lui dérober sans qu'il ne se rende compte de rien.
_ Ah ! Et de qui s'agit-il ?
_ Il s'agit bien sur d'Anthèlme le Noir, votre Sainteté. » A l'annonce de ce nom, Pascal II eut comme un mouvement de recul, et se signa rapidement avant de poursuivre : «  Le Noir ? Et vous n'avez rien trouvé de mieux ? Vous savez pourtant que je répugne à recourir aux services d'un personnage tel que lui.
_ Il est membre de notre ordre, votre Sainteté, objecta le moine, et il nous a déjà rendu plus d'un service par le passé.
_ Oui, je ne l'ignore pas. Mais cet homme aurait passé un pacte avec le diable en personne que cela ne m'étonnerait pas. J'ai déjà accepté la dernière fois que nous nous sommes vus l'intervention de Guillaume Messonnier, dont je désapprouvais les méthodes, et tout ça pour rien, je dois dire. Le seigneur Guilhem de Belombreuse n'a pas lâché un seul mot qui aurait pu nous aider, et cela malgré toute la science de Messonnier que votre confrère Hugues d'Anjorran s'était efforcé de me vanter.
_ Mais, votre Sainteté, vous ne pouvez comparer Guillaume Messonnier à Anthèlme le Noir. Le premier emploie des méthodes empiriques qui, selon l'individu sur lequel elles sont utilisées, peuvent très bien échouer. Mais le second, lui, a toujours réussi. Excusez-moi de vous donner ces détails car je sais qu'ils font froid dans le dos, mais il se sert de sortilèges qui jusqu'à présent n'ont jamais pu être contrés. D'ailleurs, vous n'ignorez pas que nous exploitons actuellement ses compétences dans la traque du jeune Ascelin et de ses trois chevaliers qui sont partis de Fiercastel il y a quelques jours de cela. Et je suis désormais en mesure de vous dire heure après heure où ils se trouvent exactement. Et puis, c'est tout de même lui qui a provoqué la perte des trois autres parchemins.
_ C'est ce qu'il prétend, tout du moins. Et si ce qu'il dit est vrai, c'est purement démoniaque. Comme je vous l'ai déjà dit la dernière fois, personne d'autre que vous et moi ne doit connaître la vérité concernant ses interventions. En d'autres termes, je ne veux rien savoir. Faites votre devoir, mais cette conversation entre nous n'a jamais eu lieu. Jurez-le sur la Sainte Croix.
_ Je le jure, votre Sainteté.
_ Ah ! Et tant que j'y pense, puisque nous venons d'en parler, le seigneur Guilhem ne nous sert plus à rien. Je pense que Messonnier n'en tirera rien de plus. Alors,faites-le libérer. Faites en sorte qu'il retrouve son frère Ascelin. Au moins, cela occupera ce dernier pendant que vous vous chargez du seigneur Hernaut.
_ Bien, votre Sainteté. »

Raymond d'Asp quitta ce jour-là le palais avec une certaine sérénité. Il savait que le Noir réussirait. Pour une fois, un sourire éclaira faiblement sa face marquée de la longue cicatrice tandis qu'il descendait les marches de marbre blanc qui l'éloignaient pas à pas des appartements du Pape.

lundi 19 décembre 2011

Chapitre 23 : Pourchassés

Une fois passées les terres appartenant aux Belombreuse, les quatre hommes accélérèrent le train. Ascelin les menaient, se fiant à son sens de l'orientation, qui s'était aiguisé avec le temps, devenant en lui quelque chose d'instinctif et non plus de raisonné, comme une qualité animale qui se serait subitement épanouie. Ils chevauchaient de l'aube jusqu'au crépuscule à une allure régulière, se ménageant néanmoins quelques pauses dans la journée en veillant à ne pas épuiser leurs montures. A ce rythme là, Ascelin estimait qu'il mettraient à peine deux semaines pour rejoindre le prieuré. Guilhem y était enfermé depuis un bon mois déjà, si toutefois il n'avait pas été transféré ailleurs, ce qu'il redoutait le plus. Après deux jours de voyage, et ce malgré toutes les précautions dont ils s'étaient entourés, Mordrain remarqua qu'ils étaient suivis. Il aurait juré qu'il s'agissait des moines, mais aucun de ses compagnons ne voulait se ranger à son idée. « Impossible ! Lui objectait l'Ours, essayant à tout moment d'apercevoir quelque mouvement à leur suite. Personne, à part nous, le Comte Eudes et la Comtesse Mathie ne connait notre destination et la vraie raison de notre départ. Les moines soldats sont certes bien organisés, mais comment auraient-ils pu savoir ?
_ Je l'ignore, rétorquait Mordrain, sur de son fait. Mais je sais que je n'ai pas rêvé. Il y a au moins deux ou trois cavaliers à nos trousses, et je les ai repérés depuis une bonne heure déjà. » Ils n'eurent pas l'occasion de pousser leur discussion plus avant. La géographie des lieux finit par donner raison à Mordrain. Le sentier qu'ils suivaient se faufilait dans un bois de pins, et entre les troncs dénudés qui ponctuaient l'endroit, ils aperçurent deux cavaliers qui, non loin derrière, tentaient de maintenir une allure identique à la leur. Sur un signe de l'Ours, ses trois compagnons firent demi-tour en s'enfonçant dans le sous-bois tapissé d'aiguilles. Leur manœuvre eut pour effet de prendre en tenaille leurs poursuivants, et ils ne tardèrent pas à les encercler, l'Ours ayant pris le chemin en sens inverse pour leur barrer la route. Lorsque les deux cavaliers furent de nouveau en vue, ils mesurèrent alors l'étendue de leur méprise. Devant eux, pas de moines encapuchonnés et armés jusqu'aux dents, pas d'hommes d'ailleurs, juste deux adolescents inoffensifs et étonnés d'avoir été si vite découverts par ces quatre guerriers menaçants et prêts à dégainer. La Belette et Flavien, fils du Baron de Sigy, les apercevant, avaient stoppé leurs chevaux et les regardaient venir, figés de stupeur. Ascelin fut le premier à parler : « Arrêtez ! Il s'agit seulement de mon page et de l'un de ses compagnons. » Les chevaliers entourèrent les deux garçons, et les dévisagèrent avec curiosité. « Et que diable font-ils ici ? » Questionna Mordrain. «  Tu entends ? » Reprit Ascelin en s'adressant à la Belette. « Répond à la question que l'on vient de te poser. 
_ Nous avons décidé de nous joindre à vous, Messire », débita l'adolescent en affrontant le regard peu engageant de son maître.
_ Et tu as entraîné ce jeune homme avec toi ? » Demanda Ascelin en désignant le fils du Baron. « C'est lui qui a insisté pour m'accompagner. » Flavien confirma d'un hochement de tête la version de la Belette. L'Ours grommela : « Renvoie-les au château, Ascelin. Nous n'avons que faire de deux gamins à peine sortis des jupons de leur mère. » La Belette regarda son maître d'un air suppliant : « M'sire, ne nous renvoyez pas maintenant. Nous vous avons suivis jusqu'ici, et il nous sera difficile de revenir sur nos pas. Et puis, vous savez que je peux vous être utile. » Le jeune seigneur, devant cette requête, hésita quelque peu. La Belette l'avait bien accompagné durant son voyage aller et, même s'il lui avait causé parfois du souci, il fallait reconnaître que ces derniers temps, il s'était montré plus autonome que jamais. « Je crois qu'il est un peu tard pour les renvoyer, fit-il à l'adresse de l'Ours. Je me porte garant d'eux.
_ Très bien, répliqua celui-ci. Mais ne compte pas sur moi pour leur servir de nourrice. » Et ils reprirent tous ensemble la route, leur seigneur en tête, au rythme d'un galop soutenu.

Ils firent une halte dans l'après-midi à la rencontre d'un cours d'eau dans lequel ils se plongèrent tous avec délice. Ascelin en profita pour sermonner son page. Même si devant les autres il n'en laissait rien paraître, la désobéissance de ce dernier lui restait en travers de la gorge. La Belette, pataugeant jusqu'au cou dans la rivière parcourue de reflets mordorés, accepta les réprimandes sans ciller puis, une fois la vague de remontrances passée, trouva bon de changer de sujet, histoire de détendre un peu l'atmosphère. Désignant le pendentif qu'Ascelin arborait sur son torse nu, il demanda d'un ton volontairement innocent : « D'où vous vient ce bijou, Messire ? Je ne l'avais jamais vu. » Son interlocuteur, pour lequel l'alliance bienfaisante de l'eau et des paroles prononcées avaient finalement contribué à gommer en partie son ressentiment, consentit alors à lui répondre avec calme : « C'est un présent de mon frère Hernaut, celui là même que nous allons rechercher à Milan.
_ Et où qu'c'est, Milan ?
_ En Italie.
_Et c'est loin d'ici, la Nitalie ? » Ascelin ne put s'empêcher de pousser un soupir : « L'Italie, petit ignorant. C'est un pays du sud. C'est là que réside le Pape. » A peine avait-il fini de parler qu'il aspergea la Belette d'une giclée d'eau douceâtre, et leur conversation se noya dans un pugilat aquatique auquel le jeune Flavien ne tarda pas à prendre part.

Le lendemain, ce fut le tour de l'Ours de faire remarquer à la compagnie : « Nous sommes de nouveau suivis. Cette fois-ci j'en suis certain. » Quelques minutes seulement après son affirmation, Mordrain confirma qu'il avait constaté lui aussi qu'on était en train de les pister. Même allure soutenue, même direction, mais il était prêt à parier que les cavaliers en question étaient au moins une dizaine. Ils ralentirent le galop de leurs chevaux, et ne tardèrent pas en effet à percevoir le martèlement des sabots sur la terre battue derrière eux. Un groupe de cette importance, ça ne passait pas inaperçu. Un rapide coup d'oeil en arrière leur confirma que ce qu'ils craignaient était en train de se produire. Ceux qui les pourchassaient avaient bien l'apparence de moines. Ils ne cherchèrent pas à en savoir plus et, talonnant leurs montures, galopèrent ventre à terre pour tenter de mettre le plus de de distance possible entre ces hommes et eux. La sente qu'ils parcouraient était sinueuse, et on n'y voyait guère de tous côtés à plus de quelques pas, tellement les fourrés étaient épais en cet endroit. Ascelin, persuadé qu'ils n'arriveraient pas à semer leurs poursuivants, prit le parti de se dissimuler à leurs yeux. Il donna l'ordre de démonter et, sautant de leurs chevaux à peine arrêtés, ils s'enfoncèrent dans les buissons touffus le plus rapidement qu'ils le purent. Lorsque la troupe de moines passa en trombe à leur hauteur, ce fut à peine s'ils eurent le temps de cacher la queue de leurs bêtes dans l'épaisseur de la végétation. Mais leur manœuvre sembla couronnée de succès. Les cavaliers du Pape continuèrent leur chemin sans même jeter un regard de leur côté. Ascelin fit patienter son groupe quelques minutes et, lorsqu'il jugea que l'écart était suffisant, lui fit reprendre le chemin à petite allure. « Bien joué! S'exclama Mordrain. Je crois que cette fois-ci, ils ont bel et bien perdu notre trace. » Quelques secondes s'écoulèrent avant que l'Ours ne réplique : «  Je pense, Mordrain, que tu t'es réjoui un peu trop vite. » Il n'eut pas besoin de leur fournir plus d'explications. La cavalcade qui revenait vers eux dans un fracas rythmé suffit à leur faire comprendre à tous dans quelle situation périlleuse ils se trouvaient dès lors. Faisant volter leurs chevaux dans la direction opposée, ils repartirent de plus belle dans un galop endiablé. Ascelin fit alors une tentative désespérée. Profitant de ce qu'ils avaient pris un peu d'avance et certain qu'ils ne pouvaient être vus de leurs suiveurs, il les fit abandonner le chemin pour couper à travers la broussaille, les incitant à se disperser pour mieux brouiller les pistes.

Leur progression fut aussi lente que difficile. Ils furent vite obligés de mettre pied à terre pour pouvoir poursuivre et tirèrent leurs épées, abattant branches et lianes qui entravaient leur marche. Ils essayaient à tout instant de garder au moins un contact visuel les uns avec les autres. Il sembla à Ascelin que des heures s'écoulèrent dans ce fatras végétal, avant qu'ils ne s'autorisent enfin à se parler de nouveau entre eux. Le sous-bois venait de s'éclaircir, et ils parvinrent à se regrouper. La Belette et Flavien, jeunes et sveltes, furent les premiers à le rejoindre dans l'espace que la croissance des chênes avait généré, ne permettant qu'à une herbe peu élevée de pousser à leurs pieds. Puis l'Ours arriva. Après avoir tendu l'oreille pour être certain qu'ils n'étaient plus suivis, il se risqua à appeler Mordrain et Célinan. Il entendit en réponse la voix de Mordrain qui semblait provenir de loin. « Je viens, fit ce dernier. Je suis avec Célinan. » Et quelques secondes plus tard, les deux hommes apparurent, tirant leurs montures derrière eux. Célinan, visiblement, boitait. « Que t'est-il arrivé ? » S'inquiéta Ascelin en le voyant. «  Je me suis tordu la cheville en descendant de cheval.
_ Il ne manquait plus que cela », maugréa l'Ours. « Il est possible que nous les ayons semés pour de bon, cette fois, fit remarquer Ascelin. Arrêtons-nous ici cinq minutes. J'ai besoin de réfléchir un peu. »

Une fois les chevaux attachés, ils s'écroulèrent sur le sol de la clairière et, tout en se désaltérant à leurs gourdes, prirent enfin le temps de souffler. Ils n'étaient à peu près qu'à un tiers de leur périple, et déjà ils leur fallait affronter leurs ennemis. Ascelin ôta avec précaution la botte de Célinan qui, grimaçant de douleur, le laissa palper sa cheville. « Il faut que tu évites de marcher. Rien de grave à priori, tu te remettras vite. » Tout en essuyant d'un revers de la main la sueur qui lui dégoulinait sur le front, l'Ours intervint :  « J'ai eu une sensation des plus étranges vis-à vis de ces moines. J'avais l'impression qu'ils sentaient notre présence à tout instant. » Ascelin se tourna vers lui, surpris : « Je crois comprendre ce que tu veux dire, l'Ours. A moi aussi, ça m'a fait le même effet.
_ De quoi voulez-vous parler ? » S'enquit Mordrain, pour qui la conversation prenait soudain un tour des plus obscurs. « Et bien, expliqua l'Ours, c'est un peu comme s'ils étaient tels des limiers au cours d'une chasse. Ils nous flairent. Sinon, ils ne nous auraient pas poursuivis de cette manière-là. 
_ Si tel est le cas, continua Mordrain à voix basse, ils ne vont pas tarder à débouler de nouveau. » Ascelin, ayant aidé Célinan à se rechausser, se releva d'un bond : « Peu importe la façon dont ils s'y prennent pour nous trouver. Il nous faut conserver une longueur d'avance sur eux. » Indiquant une direction qu'il évalua par rapport à la course du soleil, il ajouta : « En selle, vous tous. Nous repartons immédiatement. »

Et leur course reprit. Chacun d'entre eux avait le désagréable sentiment d'avancer à l'aveuglette. Ascelin continuait à se fier à son instinct, mais si on lui avait demandé s'il savait vers où il se dirigeait, immanquablement il aurait avoué qu'il se sentait perdu. Perdu dans l'immensité de l'océan vert qui les entouraient. Et Célinan qui les retardait, se plaignant de souffrir. C'était à un tel point que l'Ours avait émis la suggestion de le laisser au prochain village rencontré lorsqu'ils seraient sortis de cette mer végétale. Mais Ascelin et Mordrain s'étaient insurgés contre cette idée. Célinan avait son rôle à jouer dans toute cette histoire, il devait les ramener auprès d'Hernaut après leur étape au prieuré de Rochebonne. Il n'était pas question de l'abandonner.

Alors que les ombres avaient commencé à s'allonger, annonçant la fin proche du jour, ils aboutirent enfin à une lisière. Devant eux, des prés qui attendaient pour être fauchés, et quelques cultures éparses bordées de haies fournies. Ascelin se sentit soulagé. Pour la première fois depuis des heures il pouvait relâcher la tension qui s'était installée en lui. Ils avaient maintenant suffisamment de visibilité pour s'assurer qu'ils n'étaient pas suivis, et demain il serait bien temps de s'enquérir auprès d'un paysan du coin de la direction à prendre. Ils firent halte dans l'une des pâtures dont une brise légère faisait courber les hautes herbes mais, par simple précaution, se relayèrent pour monter la garde. Vers les quatre heures du matin, Célinan, ne pouvant dormir car sa cheville, disait-il, l'élançait, proposa à Mordrain de le remplacer. Celui-ci accepta et le laissa seul jusqu'à l'aube.

Ce fut Ascelin qui se leva le premier, et tout de suite il remarqua que quelque chose clochait. Nulle part il ne voyait leurs chevaux, qui normalement avaient été entravés non loin d'eux. Il réveilla l'Ours et Mordrain, et tous trois rejoignirent Célinan. Celui-ci dormait à poings fermés. L'Ours, sans ménagement aucun, lui fila un coup de pied dans les côtes : « Hé ! Chevalier de pacotille ! Peux-tu nous dire où sont passées nos montures ? » Célinan ouvrit les yeux, et force leur fut de constater qu'il s'était tout simplement endormi durant sa garde et que les chevaux avaient bel et bien été dérobés. Ascelin leva les yeux vers le ciel : aucun oiseau de proie ne volait au-dessus de sa tête, c'était le plus mauvais des présages. Mais il n'allait pas se décourager pour autant. Il réveilla à leur tour les deux pages et incita ses hommes à marcher jusqu'au prochain village. Là, il négocierait pour obtenir des chevaux, et ils reprendraient leur voyage si subitement interrompu. Il regretterait Ombrage, une si bonne jument, c'était sur. Mais il ne fallait pas qu'il s'attarde sur cette mésaventure. Ses deux frères avaient besoin de lui, il le savait. Et il était prêt à tout pour les rejoindre. Ils allaient surement perdre une journée entière, peut-être plus, et il ne fallait pas qu'ils tardent d'avantage.

lundi 12 décembre 2011

Chapitre 22 : Nouvelle expédition

Dans la grande salle du donjon, dont les murs étaient ornés de tentures dans les tons de rouge et de bruns représentant d'anciennes batailles qui rappelaient les hauts faits de la chevalerie, Eudes s'était levé et faisait les cent pas sur les dalles de pierre. Face à lui, Ascelin, l'Ours, Mordrain et Célinan avaient pris place sur des sièges recouverts de cuir, et le regardaient aller et venir en silence. Eudes s'arrêta net et se tourna vers eux, les considérant à tour de rôle. « Et vous êtes certains que c'est ce que vous voulez réellement ? » demanda-t-il. Mais c'était pure formalité. Il connaissait déjà la réponse. Son frère cadet et les trois chevaliers présents étaient tombés d'accord depuis un moment déjà sur la façon de gérer leurs problèmes présents. Ce fut Ascelin qui prit la parole : « Il ne servirait à rien de partir avec une troupe, dit-il. Nous devons être rapides et discrets. A nous quatre nous pourrons rejoindre le prieuré de Rochebonne par des chemins que je connais sans attirer l'attention des moines soldats. Une fois là-bas, nous trouverons bien le moyen de délivrer Guilhem. 
_ Ils sont nombreux en la place », fit remarquer Eudes, encore sceptique quant à l'efficacité de la démarche. « La ruse et l'ingéniosité peuvent venir à bout d'une centaine d'hommes, intervint Célinan, tout en balayant leur petite assemblée du regard. Rappelez-vous, Messire, de la prise de la citadelle au nord d'Antioche. Le subterfuge d'un seul homme qui a réussi à y pénétrer, et les portes de la ville nous ont été ouvertes.
_ Je sais, répliqua Eudes, mais nous étions des centaines à attendre dehors. Et je m'en voudrais tellement s'il arrivait malheur à l'un d'entre vous.
_ Pour une fois, Eudes, intervint Ascelin, et sa voix résonna dans la pièce, peux-tu me faire confiance ? » Le frère aîné s'attarda à contempler son cadet, semblant hésiter encore sur la conduite à tenir. « En toi j'ai toute confiance, répondit-il. Mais ceux auxquels tu vas te mesurer sont bien pires que tout ce que tu as pu connaître jusqu'alors. » Le silence envahit de nouveau la salle, écrasante sous son haut plafond lambrissé. « Soit ! Reprit Eudes d'une voix ferme. Mes négociations ne donnant rien, rendez vous tous les quatre à Rochebonne, tentez de libérer Guilhem et, ceci fait, suivez Célinan jusqu'à Milan. Et ramenez-moi de gré ou de force cette outre à vin qui nous tient lieu de frère, ainsi que le parchemin que je lui ai confié. « Nous le ferons », fit l'Ours, rangeant à sa ceinture le coutelas avec lequel il n'avait cessé de jouer durant toute la réunion. Ascelin se leva alors, bientôt suivi des trois autres hommes, et se dirigea vers la sortie. Eudes l'interpella : « Ne t'en va pas tout de suite, mon frère. Je n'en ai pas encore fini avec toi. »

Lorsqu'ils furent seuls tous les deux, l'aîné se dirigea vers un angle de la pièce, ramassa le baudrier et le fourreau qui contenait son épée. Il la tira et la lame apparut, étincelante dans le contrejour qui inondait la pièce. La pointant vers le sol, il en tendit la garde à son frère cadet. « Prend-là, Ascelin, dit-il. Divine te servira à accomplir ce qui doit l'être. » Les yeux du jeune homme s'agrandirent sous l'effet de la surprise. «  Mais, Eudes. Cette épée est tienne. C'est un estramaçon, et toi seul sait la manier...
_ Tu apprendras à t'en servir, le coupa Eudes sur un ton péremptoire. Tout comme j'ai appris à ton âge. Et, crois-moi, après ça, tu ne pourras plus t'en passer. Maintenant, va, et prend garde à toi. »

Dehors, dans la cour rectangulaire bordée des hauts murs d'enceinte et dominée par le donjon, Mordrain avait retrouvé Claire et faisait quelques pas en sa compagnie. Le chevalier aux yeux verts, tiré à quatre épingles selon son habitude, formait au premier abord avec cette jeune femme à la mise sobre un couple des plus insolites. Mais de Claire, vêtue d'une simple robe unie en drap de laine, se dégageait tellement de féminité que personne ne se serait étonné de la voir escortée de Mordrain. « C'est demain que tu pars ? » lui demanda-t-elle en le dévisageant d'un air triste. Depuis peu, au grand plaisir du chevalier, elle avait adopté le tutoiement à son égard, se mettant par là-même sur un pied d'égalité avec lui. « Demain, oui », répondit-il simplement. Et, lui prenant la main, il se campa devant elle, la dominant d'une tête. Claire pressentit qu'il attendait quelque chose. Pas encore au fait des usages du grand monde, elle se mit à réfléchir à toute vitesse à ce qu'il pouvait bien espérer d'elle. Et le déclic se fit. D'un geste sur, elle ôta de sa chevelure une à une les épingles qui retenaient son voile couleur violine, et en fit don au chevalier, qui le reçut un sourire aux lèvres. Elle l'aida alors à nouer le fin tissu autour de son bras gauche, tandis qu'il lui déclarait posément : « Je le porterai nuit et jour en gage d'amour et son contact m'aidera à accomplir ma quête. » Et il resta auprès d'elle jusqu'à la tombée du jour. Demain, lorsqu'il reprendrait la route, elle rejoindrait un groupe de moniales cloitrées un peu plus loin dans la montagne, et ses journées se passeraient à attendre le retour des chevaliers et de leur seigneur Guilhem, rythmées par les hymnes et les prières de ses nouvelles compagnes.

De son côté, lorsque Ascelin dans la soirée revit son page dans les écuries, ce fut pour lui annoncer qu'il partirait sans lui le lendemain de bonne heure, le laissant aux bons soins de son frère Eudes. La Belette lui fit immédiatement comprendre que la perspective d'être mis de côté tandis que son maître allait au devant de nouvelles aventures ne lui agréait pas du tout. Et Ascelin eut beau lui rabâcher à quel point il avait de la chance de se retrouver au service d'un homme tel que le Comte Eudes, le gamin ne démordait pas du fait qu'il avait le sentiment d'être abandonné par lui. Suite à leur conversation, il se réfugia d'ailleurs dans une bouderie volontairement calculée dont il ne sortit que le lendemain matin pour remettre à son maître sa jument fraichement étrillée et équipée pour la route.

Le jour dit, les quatre hommes se retrouvèrent comme prévu dans la cour principale, juchés sur le dos de leurs montures qui, reposées et fringantes, ne demandaient qu'à prendre le départ. Célinan, qui visiblement n'avait pas dessoulé d'une de ses beuveries de la veille, avait du recourir à l'aide de deux palefreniers pour enfin réussir à se mettre en selle, et c'était par miracle qu'il s'y maintenait. Ascelin s'en était inquiété auprès de l'Ours et de Mordrain, lesquels avaient répondu, blasés, qu'une demi-journée de chevauchée ventre à terre suffirait à lui faire reprendre ses esprits, et que de toutes façons, là où ils allaient, il n'était pas question d'estaminets ou d'autres établissements de ce genre, et que par conséquent il n'y avait pas lieu de s'en alarmer. Après que Eudes les eut accompagnés jusqu'à la poterne, ils s'éloignèrent sur le chemin de terre qui les conduisait jusqu'au prochain village. Une fois sortis du Comté, ils emprunteraient des sentes obscures, évitant toute habitation, vivant de chasse et de cueillette, dormant au fond des bois les plus profonds, et cela jusqu'à ce qu'ils atteignent Rochebonne. Peu avant le premier bourg, et comme il fallait s'y attendre, les soeurs du Val, Justine et Mélisende, plus flamboyantes que jamais sous leur chevelure couleur de feu, les guettaient sur le bord de la route. L'Ours les appela et elles l'entourèrent aussitôt, admirant son coursier qui piaffait d'impatience, caressant le fourreau de son épée, touchant le bois de son arc qui dépassait en travers de sa selle. « Reviens-nous vite, dit l'une d'elles. Pas dans quatre ans, comme la dernière fois. » L'Ours, à les voir si impatientes, éclata d'un rire sonore, avant de leur répondre : « J'aurai trop peur de vous retrouver vieilles et décaties d'ici là. Comptez donc sur moi pour revenir le plus vite possible. » Et il se dégagea d'elles en éperonnant son cheval. Parvenu à la hauteur de Mordrain, il apostropha ce dernier qui, il le savait, n'avait rien perdu du spectacle. « Tu as eu tort de ne pas te joindre à nous ces derniers temps. Ces deux filles se sont plaintes de la froideur de ton accueil. » Mordrain, à ces mots, lui désigna le voile mauve qui ornait son bras : « Tu sais ce que cela signifie, l'Ours?
_ Ouais, répondit celui-ci, goguenard. Libre à toi si tu veux t'engager sur ce genre de chemin. Mais, crois-moi, je me suis fait une idée de la fille : il sera long et difficile. Tu n'es pas prêt de conclure avec elle.
_ Décidément, l'Ours, tu ne comprends rien à rien. Et si je te disais que l'idée de faire l'amour avec elle est plus forte que l'acte en lui-même, cela te dépasse, n'est-ce pas?
_ Si cela me dépasse? Le terme n'est pas tout à fait exact : dis plutôt que pour moi c'est inconcevable.
_ C'est bien ce que je pensais. Ta vision de l'Amour est finalement plutôt proche de celle de l'animal dont tu portes le nom. Je sais que tu vas tout faire pour me convaincre que j'ai tort. Mais, crois-moi, ce sera en pure perte, car il existe bien d'autres façons d'aimer une femme, et je saurais te le prouver. » L'Ours répliqua aussitôt : "Je suis prêt à parier avec toi qu'à notre retour de cette expédition, tu l'auras déjà oubliée dans les bras d'une autre. Mon coutelas pour gage, ça te va?
_ Ton coutelas? interrogea Mordrain, surpris par une telle offre. Celui qui te viens de Damas?
_Celui-là même. 
_ Pari tenu."
Et, sur ces derniers mots, Mordrain mit son cheval au galop, et le reste de la troupe adopta aussitôt son allure.

Depuis la tour des Soupirs, la Comtesse Mathie les vit s'éloigner, quatre petites silhouettes qui disparurent peu à peu à l'horizon comme happées par la forêt environnante. « Le chevalier Célinan est en route pour Milan, Madame. » Euric, son homme de main, surgi brusquement par une porte dérobée, venait de prononcer cette phrase. « Je sais, répliqua la Comtesse, et je suis prête à parier qu'il vous a donné du fil à retordre.
_ Comme vous me l'aviez dit, Madame. Il a fallu le repêcher au fin fond d'une taverne pour qu'il puisse se joindre à temps à l'expédition.
_ Cet homme n'a pas de parole, Euric, je vous avais prévenu. De plus, je sais à quel point il a perverti Hernaut. Et je n'ai jamais compris ce que ce dernier pouvait bien lui trouver.
_ Peut-être l'attrait de ce qui est défendu », précisa Euric. « Surement, fit la Comtesse, songeuse. En tous cas, il n'y a guère de danger qu'il contamine Ascelin.

mardi 6 décembre 2011

Chapitre 21 : Autres retours

Le claquement du bois contre le bois résonnait sous les tilleuls dont les immenses branches s'étalaient en ombrelles au-dessus de leurs têtes. Claire, habillée en garçon comme à son habitude, apprenait auprès de Mordrain les rudiments du combat au corps à corps sous le regard amusé de l'Ours qui, assis à quelques pas de là, était décidé à ne pas perdre une miette de ce spectacle qui lui paraissait ô combien insolite. Mordrain, dont la chemise blanche était maintenant auréolée de sueur, mit fin à l'affrontement d'un coup de bâton porté plus violemment que les autres. Claire lâcha le bout de bois qui lui servait d'arme tout en poussant un cri bref et aigu de douleur et de déconvenue. «  Désolé ! Fit son adversaire. Parfois j'oublie que c'est contre une femme que je me bats. En tout cas, cela prouve que tu es en net progrès. » S'essuyant le front d'un revers de manche, il se tourna vers leur unique spectateur : «  Qu'en penses-tu, l'Ours ? » Ce dernier eut un rictus qui en disait long sur son sentiment présent. « Autant apprendre à parler à ton cheval, dit-il. Mais elle a du courage, il faut le reconnaître. Peut-être arriveras-tu à lui donner des bases suffisantes pour qu'elle puisse se défendre seule contre une poignée de brigands sous-équipés.
_ C'est le but recherché », répliqua Mordrain qui, enveloppant son élève d'un regard protecteur, ajouta : « afin que le genre de mésaventure qui lui est advenu ne puisse plus jamais se reproduire. » Claire échangea un bref sourire avec lui, preuve fugace de leur complicité grandissante. L'Ours se leva d'un bond et, estimant qu'ils avaient pris suffisamment de bon temps au cours de cette matinée qui s'annonçait ensoleillée, les bouscula quelque peu : « Il serait peut-être bon de reprendre la route, vous ne pensez-pas, compagnons chevaliers. » Un clin d'oeil à la jeune femme lui fit comprendre que désormais il l'incluait dans cette confrérie habituellement réservée aux hommes. Après tout, elle avait fait ses preuves durant toutes ces journées où elle les avaient menés, prenant la place de leur maître légitime.

Après les deux semaines de voyage ininterrompu qui avaient suivi la mort du Balafré et la perte du parchemin, ils arrivaient enfin en vue des contreforts ardennais. A aucun moment depuis, ils n'avaient éprouvé le besoin de se cacher. Les bourgades traversées jusqu'alors leur avaient réservé un accueil des plus enthousiastes. Ils étaient loin d'être les seuls à effectuer le retour de Terre Sainte. Une fois même, ils s'étaient trouvés mêlés à un groupe de chevaliers qui se rendaient plus au nord, et avait partagé avec eux le gîte et le couvert durant plusieurs jours. Et aujourd'hui, de nouveau seuls avec Claire pour unique compagnie, c'est d'un cœur réjoui que l'Ours et Mordrain devinaient dans le lointain les sombres forêts humides dont chaque route leur était si familière. Une fois parvenus à l'intérieur du massif, Mordrain fit partager à Claire son amour pour sa terre natale, lui décrivant chaque arbre inconnu d'elle, elle qui n'avait eu pour horizon que les régions plus au sud, et qui s'étonnait de la majesté des hêtres et de la silhouette fournie des sapins, ainsi que de la luxuriance des sous-bois. L'Ours suivait derrière en silence, tenu en respect par la beauté des lieux et l'esprit encombré des souvenirs que cette région lui évoquait. A environ une heure de Fiercastel, ils traversèrent un village dans lequel plus d'un habitant, délaissant ses occupations en cours, se précipitait sur le seuil de sa porte ou à l'une des fenêtres pour les saluer et échanger avec eux quelques familiarités. Même s'ils n'étaient pas encore arrivés sur leurs propres terres, situées encore à quelques heures de marche de là, ici, ils étaient néanmoins déjà chez eux. A la sortie du village, deux jeunesses rouquines, surement deux paysannes d'après leur tenue vestimentaire, étonnamment semblables par leur physique, les attendaient sur le bord de la route. L'Ours se fendit d'un sourire radieux à leur vue et s'exclama à l'adresse de son compagnon : « Regarde, Mordrain, qui voilà ! Les sœurs du Val. Qui aurait pu croire que, quatre ans plus tard, elles se languiraient encore de nous ? » Et, éclatant de rire, il s'approcha des deux filles, en souleva une de terre pour la mettre en croupe derrière lui. Tout en riant à son tour, après avoir arrangé ses jupes, la jolie rousse passa ses bras d'une blancheur de lait autour de sa taille et, de ses lèvres pulpeuses, inonda son cou de taureau de baisers, ce qui le fit rire encore plus. La seconde jeune femme, copie conforme de la première, s'arrêta aux pieds de Mordrain dans l'espoir que celui-ci l'enlèverait à son tour. «  Salut à toi, beau chevalier, dit-elle. Tu es enfin revenu. J'espère que les charmes de l'Orient ne t'ont pas fait oublier tes vieilles amies. 
_ Non, répondit Mordrain, gêné, un pâle sourire aux lèvres. Je ne t'ai pas oubliée, Mélisende. Ni ta sœur jumelle, Justine. A moins que ce ne soit le contraire, car vous vous ressemblez tellement. Si tu veux faire un bout de route avec nous jusqu'à Fiercastel, monte en croupe derrière la demoiselle que voici », fit-il en désignant Claire. «  Oh ! Je vois, répondit la supposée Mélisende. Non, je te remercie, mais je préfère vous suivre à pied. Si tu le permets, nous vous accompagnerons jusqu'au château, histoire de causer un peu. Après tout, cela fait longtemps que nous ne nous sommes vus. »
Et les deux chevaliers trainèrent leur escorte en jupons le temps de rejoindre Fiercastel. Lorsque celui-ci apparut, dressé sur le bleu du ciel tel une démonstration de puissance, l'Ours et sa cavalière descendirent de leur monture et les deux sœurs sans pudibonderie aucune l'entourèrent de leurs bras et se laissèrent embrasser sur la bouche à tour de rôle. Mordrain, du haut de son cheval, assistait à la scène avec une froide indifférence. Et tandis qu'ils franchissaient le fossé qui menait à la première des poternes, il se retourna néanmoins pour répondre aux baisers qu'elles lui envoyaient du bout des lèvres par un timide sourire qui les fit glousser de plaisir.

Eudes, prévenu de leur arrivée, les attendaient à l'intérieur même du donjon. Il vint à leur rencontre du fond de la pièce principale, sortant de l'ombre, presque royal dans son surcot de satin d'un bleu intense qui lui arrivait aux chevilles, aussi bleu que ses yeux, et aux longues manches fendues qui trainaient sur le sol de pierres. Il embrassa les deux chevaliers avec une sincérité et une simplicité que ne laissait pas supposer son allure princière. Mais ils étaient tous les deux, après ses frères, ce qu'il avait de plus précieux, et les liens qu'ils avaient tissé au fil des ans, dans le sang et la sueur des batailles, valaient bien ceux de la parenté. Ils lui revenaient indemnes aujourd'hui, par cette belle journée de printemps, mais l'absence de Guilhem s'imposant à lui d'emblée, ainsi que la présence de cette femme étrangère, qu'il trouva au premier coup d'oeil d'une beauté tragique, le poussèrent à les accabler de questions sans leur laisser le temps de récupérer de leur longue chevauchée. Ils les écouta, l'air grave, s'exprimer à tour de rôle, lui décrivant le sauvetage de Claire, le guet-apens des moines soldats, l'enlèvement de Guilhem, la mort accidentelle du Balafré, la perte du parchemin. Cela faisait beaucoup à entendre. Eudes, une fois leur récit terminé, se tourna vers la jeune femme et prit le temps de l'étudier, comme si un examen minutieux de celle-ci pouvait lui apporter des réponses quant à ce qu'il convenait de faire désormais. Claire, la tête haute, subit sans broncher ce regard inquisiteur qui lui rappelait étrangement celui de l'homme auquel elle devait la vie et l'honneur. Puis, comme sortant d'un rêve, il s'adressa aux deux chevaliers en ces termes : « Guilhem est entre les mains de nos ennemis, et Hernaut s'est fabriqué une cage dorée à Milan, d'où, à ce que l'on m'a dit, il n'est pas prêt de sortir. Maintenant, mes espoirs se tournent vers Ascelin, qu'il nous faut désormais attendre. Lorsqu'il nous aura rejoint, ce que j'espère du plus profond de mon cœur, nous déciderons ensemble de ce que nous ferons. Néanmoins, en attendant, comme je ne puis me résoudre à abandonner Guilhem, je vais me servir de mes relations pour négocier sa libération, ou tout du moins dans un premier temps, m'assurer que ses conditions de détention ne sont pas trop dures. Mais je manque à tous mes devoirs. Damoiselle, je vais vous faire conduire auprès de ma mère. Vous résiderez chez elle et y trouverez le repos nécessaire après un tel voyage. Quant à vous, mes chers compagnons, je vous invite à vous délasser et à vous restaurer à mes côtés. Nous rendrons ensuite hommage au Balafré qui était un homme de bien et qui va nous manquer à tous, c'est certain. » Et, sur un signe de leur maître, des serviteurs se précipitèrent pour répondre aux désirs de chacun d'entre eux.

Une semaine plus tard, le souhait formulé par Eudes se réalisa : Ascelin, flanqué de la Belette, pénétrait à son tour sous le couvert de la forêt ardennaise. L'enfant avait déjà changé et sa croissance, après sa maladie, semblait s'être accélérée. Il prenait insensiblement, jour après jour, le chemin de l'adolescence sans que son maître, habitué à le voir, ne s'en rende vraiment compte. Pour le moment, le jeune seigneur était tout à ses retrouvailles avec sa terre natale. Comme s'il l'avait accompagné jusque là dans le but de lui montrer le chemin, un faucon planait dans l'air au-dessus de leurs têtes et il ne disparut à leur vue que lorsque les frondaisons des hêtres mirent un écran d'ombre et de lumière entre eux et le ciel. Pour Ascelin, c'était un bon présage. La présence du rapace était pour lui symbole de protection et de bonheur. Enfin, il revenait au foyer, et il avait hâte de revoir ses frères, de les écouter raconter les anecdotes de leurs odyssées respectives. Lui, il n'avait en fait pas grand chose à dire, à part sa rencontre avec la Belette. Ce qui s'était passé durant son séjour chez les guérisseuses et pendant sa retraite au fin fond de la forêt vivaraise, il ne se sentait pas encore prêt à le partager avec qui que ce soit.

Arrivé face à la forteresse, sa jument pressa d'elle-même le pas. « Regarde, la Belette, fit remarquer Ascelin, on dirait qu'Ombrage reconnaît l'endroit. » Il respira à fond l'air environnant, humant l'odeur de mousse et de terre humide qui lui parlait si bien. Le château se dressait devant lui, identique à l'image qu'il en avait gardée en partant. A deux pas des douves, un jeune arbre couvert de feuilles d'un vert tendre attira son attention. «  La Belette ! S'exclama-t-il . C'est le jeune chêne que j'ai planté il y a maintenant cinq ans de ça. Vois comme il est beau maintenant. » Et, un sourire aux lèvres, il poussa sa monture sur le pont de pierre qui dominait les douves.

Quelques heures plus tard, Ascelin, ayant abandonné la Belette aux soins d'un autre écuyer chargé de le renseigner sur les usages du château et de lui faire visiter les lieux, descendait le long escalier qui menait à la tour des Soupirs en compagnie de son frère Eudes. Il venait de rendre visite à sa mère, lui apportant par sa présence l'étincelle de bonheur qui lui permettrait de s'accrocher de nouveau à la vie au milieu du deuil de l'un de ses fils. Eudes avait été présent lors du récit de son voyage qu'il avait fait à la Comtesse, et maintenant, il commençait à y voir clair sur la situation présente. «  Toi non plus tu n'as pu ramener le parchemin à bon port, disait-il à son frère tout en descendant les marches. Après moi et Guilhem, il ne reste plus qu'Hernaut à en détenir un exemplaire. Toutes nos chances reposent désormais sur ses épaules. Connaissant Hernaut, c'est loin de me rassurer.
_ Mais il y a quelque chose d'étrange dans toute cette histoire, coupa Ascelin, pensif.
_ D'étrange ? De quoi veux-tu parler ? » Les deux frères, tout en devisant, atteignirent le donjon dans lequel ils résidaient désormais. Eudes y pénétra le premier et, arrivé devant l'immense cheminée pour l'instant éteinte, fit face à son frère pour insister de nouveau : « Vas-y. Parle ! Si tu as une idée derrière la tête.
_ Ecoute-moi bien, Eudes. Peut-être vas-tu trouver que j'ai une imagination débordante, mais c'est le feu qui a détruit ton parchemin, n'est-ce pas ?
_ Oui. Et alors ?
_ Et bien, si toi c'est par le feu que tu l'as perdu, il se trouve que celui de Guilhem a été détruit par la terre, et quant au mien, c'est l'eau qui me l'a définitivement endommagé. Tu ne trouves pas cela bizarre, non ?
_ Qu'est-ce que tu cherches à me dire ? Qu'il y a quelque chose de pas naturel derrière tout ça ?
_ En quelque sorte, oui. Je pense qu'il est question de sorcellerie... » Ascelin ne put pas en dire plus. Eudes partit d'un rire qui résonna dans toute la pièce. « Ah, petit frère ! Je confirme que ton imagination n'a pas de limites. Je te retrouve là exactement comme lorsque tu étais adolescent. Le premier à croire aux histoires qu'on nous narrait, enfants, pour nous faire rêver ou pour nous faire peur. » Ascelin regarda son frère de biais, déçu qu'il prenne son hypothèse autant à la légère. «  Par contre, quelque chose en toi a changé depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, reprit Eudes en dardant sur lui son regard azuré. J'ignore encore quoi, mais je suis sur que tu n'es plus tout à fait le même. » Ascelin coupa court aux questions qu'il pressentait venir : «  Je vieillis, comme tout le monde, bien sur. » Eudes laissa tomber ses investigations et changea alors de sujet : « En parlant de vieillir, maintenant que nous sommes seuls, tous les deux, il faut que je t'entretienne d'un sujet qui nous tient à cœur, à notre mère et à moi-même. » Ascelin ne put s'empêcher de pousser un soupir. Il se doutait que son frère aborderait à un moment donné un tel chapitre. « Tu es désormais en âge de te marier, poursuivit Eudes. Or, nous t'avons trouvé un bon parti... » «  Pitié, coupa Ascelin. » « Attend donc de savoir avant de crier grâce, espèce de bourrique, dit le frère aîné. Il s'agit d'une de nos cousines, fille du Comte de Flandre et de Hainaut. Ton alliance avec elle nous seraient des plus profitables, car elle permettrait d'adjoindre des terres aux limites de Belombreuse. Elle se nomme Marie, et je te conseille vivement... » « Tu l'as vue de tes propres yeux ? L'interrompit Ascelin, pas loin de l'exaspération. » « Bien sur que je l'ai vue. J'ai même fait faire un portrait d'elle à ton intention.
_ Montre-le moi, alors », commanda Ascelin d'un air blasé. Eudes lui tendit un petit tableau qu'il avait gardé par devers lui durant toute la durée de leur conversation. Son jeune frère l'examina avec attention. L'image de la fille qu'il avait devant lui, peinte avec un certain talent, était celle d'une jeune blonde plutôt accorte, aux yeux d'un bleu qui n'avait rien à envier à ceux de la famille Belombreuse. «  Pas mal ! » Apprécia Ascelin. Eudes le regarda, surpris. Jamais son jeune frère n'aurait eu une telle réaction, auparavant. Et puis, soudain, il comprit. «  Je sais ce qui s'est passé et pourquoi je te trouve si changé, Ascelin. Regarde-moi bien et ne me ment pas. Tu as enfin connu ta première fille, c'est ça ? » L'intéressé leva vers lui ses yeux angéliques et à la façon dont il regarda son frère, il n'eut pas besoin de formuler de réponse. «  C'est ça ! S'exclama Eudes. Je suis dans le vrai. Viens dans mes bras, digne rejeton du Comte Haimon, je suis fier de toi. » Et, tout en l'enlaçant, il lui murmura à l'oreille : «  Tu ne seras pas déçu, je te le promets. »

Lorsque Ascelin quitta momentanément son frère pour s'enquérir de son page, il le trouva dans la cour principale en compagnie d'un garçon à peu près de son âge, mais plus grand et bien plus charpenté que lui, aussi noir de cheveux et d'yeux qu'un fils de maure. La Belette s'empressa de le lui présenter, ravi d'avoir trouvé un compagnon qui avait plus d'une chose en commun avec lui. « M'sire, fit-il en s'adressant à son maître, voici Flavien, fils de Baron. Lui aussi l'est page tout comme moi. L'est venu avec le comte Eudes. » Ascelin, après avoir gratifié le jeune garçon d'un sourire de bienvenue, ne put s'empêcher de morigéner la Belette : « Fais donc un effort lorsque tu parles. Et, par la Sainte Lance, essaie donc de te débarrasser de cet accent déplorable. Combien de fois te l'ai-je dit ? » L'enfant fit la moue, vexé d'être ainsi réprimandé devant son tout nouvel ami. « J'essaierai, Messire », fit-il dans un effort qui lui semblait presque surhumain. « Voilà, c'est déjà mieux. » Commenta Ascelin, amusé de le voir soudain si appliqué. Et il les laissa tous les deux à leurs conversations d'adolescents.

Après avoir retraversé la cour, il lui pris l'envie d'arpenter les courtines. Enfant, il adorait se réfugier dans les hourds, ces cages de bois percées à intervalles réguliers d'étroites meurtrières, par lesquelles il pouvait voir des morceaux de vallée et de ciel que venaient strier par moment d'imprévisibles vols d'oiseaux. Alors qu'il prenait le chemin des fortifications, il se retrouva nez à nez avec Célinan qui, le reconnaissant, s'inclina devant lui, son éternel rictus aux lèvres entretenant le doute sur ses arrière-pensées. « Célinan ! Dit Ascelin en lui rendant son salut. Je sais pour Hernaut et pour ta requête qui le concerne. Je suis prêt à me joindre à toi pour aller le chercher. 
_ Seigneur Ascelin, votre implication me touche », répondit celui-ci, et une lueur rusée brilla fugacement au fond du puits de ses yeux noirs. « Mais nous devrons d'abord en discuter auprès de votre frère aîné. C'est pour cela qu'il me fait venir ici. » Célinan faillit prendre aussitôt congé de lui, puis se ravisant au dernier moment, il sortit d'une bourse qu'il dissimulait dans les plis de son manteau, un lacet de cuir auquel était suspendue, enchâssée dans de l'or pur, une pierre d'un bleu intense veinée de clair et de sombre. « Puisque je vous vois, dit-il, mon maître m'a chargé de vous remettre ceci. Il a acquis ce bijou sur un des marchés de Milan, et pensait vous en faire cadeau. » Ascelin prit l'objet et le fit tourner entre ses mains à la lumière du soleil. « C'est fort joli, fit-il, et c'est très aimable à mon frère de m'offrir un tel présent. Je le porterai volontiers, et ainsi mes pensées iront à lui.
_ A bientôt, alors », conclut Célinan en s'éloignant de lui, et il traversa la cour qui menait aux appartements du Comte Eudes.