Pages

lundi 26 décembre 2011

Chapitre 24 : Intrigues et autres complots

L'homme qu'il avait en face de lui l'avait d'abord impressionné par sa prestance : d'une taille au-dessus de la moyenne, avec ce regard noir de loup affamé qui animait son visage émacié. Et surtout cette longue cicatrice qui zébrait tout le côté gauche de sa face burinée par le soleil, et qui lui conférait une apparence d'aventurier comme tant de ceux qui couraient les routes en ce temps-là. Hernaut l'avait tout de suite remarqué, dans cette taverne où il avait pris l'habitude de consommer régulièrement quelques pichets de vin aromatisé. Il y a peu de temps, il y serait venu en compagnie de Célinan, mais celui-ci l'ayant abandonné, il s'était habitué à s'y rendre seul, d'autant plus que Colin, son nouvel écuyer, n'était pas du genre à fréquenter ces lieux. Et on y faisait des rencontres qui parfois pouvaient se révéler intéressantes. Tout comme c'était le cas aujourd'hui, par cette chaude soirée de début d'été, à Milan. L'homme lui resservit une lampée de ce vin miellé, au goût de cannelle et de gingembre. Hernaut en raffolait. Ils s'étaient trouvés en présence l'un de l'autre dans le hasard des allées et venues qui animaient les débits de boissons de la bourgade milanaise, et ils avaient sympathisé d'emblée. Dans un premier temps parce qu'ils avaient en commun l'expérience de la Croisade des Barons, et des êtres qui avaient vécu une telle aventure se reconnaissaient immanquablement, même au milieu de la plus dense des foules. Et puis Raymond, tel était son nom, avait une facilité à se lier que ne laissait pas présager son physique plutôt austère. Ils avaient d'abord échangé leurs souvenirs encore frais des batailles et des sièges vécus durant ces dernières années. Puis, le vin aidant, Hernaut avait sensiblement glissé sur la pente des confidences d'homme à homme, et lui avait avoué ses peines de cœur. Raymond avait écouté en silence, se gardant bien de porter un jugement sur les actions que lui dépeignait au fur et à mesure son compagnon d'un soir, gardant pour lui le fond de ses pensées dans le mystère de ses yeux noirs. Mais parfois une question fusait, non pas au hasard, mais desservant une logique implacable qu'Hernaut, le cerveau déjà embrumé par l'alcool, n'était pas alors en mesure de soupçonner. « Pourquoi avoir quitté tes frères si soudainement ? » S'était étonné le voyageur. «  A l'heure qu'il est, tu devrais être de retour chez toi, en leur compagnie. Bizarre, le destin, tout de même. Si tu étais resté auprès d'eux, tu n'aurais sans doute pas rencontré cette jeune fille, et tu ne serais pas en but à tous les affres et à toutes les incertitudes qui te rongent aujourd'hui. » Hernaut avait bien sur trouvé une explication à peu près plausible. Il avait encore gardé un brin de raison, et savait faire preuve de prudence dans ses réponses. Mais, plus la soirée avançait, et plus le besoin de s'épancher se faisait sentir. L'amour contrarié pour Colombe, il venait de s'en décharger quelque peu. Mais le secret du parchemin, lui, devenait au fil des heures de plus en plus lourd à porter.
Il allait plonger de nouveau ses lèvres dans le capiteux liquide quand l'arrivée aussi inattendue qu'inopportune de Colin le tira du plaisir de sa beuverie partagée. L'adolescent, pimpant et habillé de neuf comme à son habitude, feignant d'ignorer la présence de l'homme qui accompagnait son maître, se pencha à l'oreille d'Hernaut, et lui susurra quelques mots. L'expression du jeune Belombreuse vira en une seconde du bien-être à la surprise, puis se teinta nettement d'une nuance d'inquiétude. Aidé de Colin, il se dégagea du banc sur lequel il était assis, et se remit d'aplomb sur ses deux jambes, tout en s'adressant à son acolyte. « Je te prie de m'excuser, Messire Raymond. J'ai été ravi de faire ta connaissance. Peut-être aurons nous le loisir de reprendre cette conversation une autre fois. » Et il balança d'un geste vif une poignée de deniers d'argent qui roulèrent sur la table en chêne patinée par l'usage.

Lorsque Hernaut, soutenu par son page, eut disparu à sa vue, Raymond, ramassant la monnaie, se leva à son tour et, après avoir réglé le tenancier, sortit dans la rue. Il n'obtiendrait rien de plus aujourd'hui, et il lui fallait rejoindre Rome de toute urgence. La nuit avait pris possession de la ville, mais c'était une nuit chaude, lourde des relents que dégageait l'activité humaine. Il ôta le chapeau qui ne l'avait pas quitté depuis son arrivée le matin même, et sentit un souffle d'air tiède s'attarder sur son crane tonsuré. Ses contacts avaient été formels. Hernaut de Belombreuse aurait bientôt une bonne raison de quitter prochainement Milan. Un ou deux infiltrés à l'intérieur même du palais des Aldobrandi, et la perspective s'était faite jour. Et s'il partait de Milan avec le parchemin comme il le supposait, alors il pourrait jouer une autre carte, bien plus sulfureuse cette fois, mais qui pouvait se révéler tellement plus efficace. Non, décidément, frère Raymond d'Asp n'était pas homme à se décourager.

Hernaut, soutenu par son écuyer, arriva, en bas de l'auberge où il résidait, sur une placette au milieu de laquelle une fontaine, à peine éclairée par l'éclat de la lune, dispensait une eau pure et froide. Lâchant Colin, il alla s'en asperger le visage, et les brumes dans lesquelles il était plongé commencèrent à se disperser. « Tu sais ce qu'elle me veut ? » Interrogea-t-il tout en s'ébrouant comme un chien. « Je l'ignore, Messire. Mais ce que je sais, c'est qu'on ne fait pas attendre une dame de son rang. Et, si vous voulez mon avis, vous devriez arrêter dès maintenant de fréquenter ce genre d'établissement.
_ Ton avis, jeune impertinent, je te conseille fermement de le garder pour toi. » Hernaut jeta à l'écuyer un regard meurtrier avant de se détourner et d'emprunter en solitaire l' escalier qui menait à sa chambre. Colin eut un haussement d'épaules. Il était évident que son maître ne tiendrait aucunement compte de sa remarque. Mais, il n'empêche, il lui fallait manifester sa désapprobation.

Lorsque Hernaut, passablement dégrisé, pénétra dans la pièce, la mère de Colombe et sa suivante l'y attendaient, toutes deux debout près de l'une des ouvertures, éclairées par les flammes éparses de quelques bougies. L'ombre dissimulait la misère des lieux, mais il eut soudain honte de la recevoir ainsi et s'en excusa aussitôt auprès d'elle. «  Laisse-nous », fit la Comtesse à l'adresse de sa domestique. Quand ils furent tous les deux seuls, elle dirigea vers lui son regard qu'il devinait si semblable à celui de sa fille. « Epargnez-moi vos politesses, lui dit-elle. Le palais de mon époux est plein de courtisans qui me débitent à longueur de journée ce genre de platitudes, et j'en suis plus que rassasiée. » Hernaut ne répondit pas à cette pique, se contentant de se rapprocher d'elle à pas lents, jusqu'à ce qu'il distingue nettement les traits de son visage qu'encadrait sa coiffe élaborée. « Ma présence en ces lieux doit rester secrète, jeune homme, et je compte sur votre discrétion...
_ Soyez assurée que je saurai me taire.
_ Je n'en doute pas. » Hernaut, se sentant balayé par l'éclat de ses yeux mauves, réprima un frisson. En cet instant, elle lui évoquait l'image de Colombe. « Si je désire vous entretenir, reprit-elle, c'est que je suis sérieusement inquiète pour ma fille... » Il faillit ouvrir la bouche, mais elle l'en empêcha aussitôt. « Non, ne parlez pas encore, écoutez-moi plutôt. Vous avez été d'une sagesse exemplaire ces derniers temps, je dois le reconnaître, et vous avez suivi mes conseils au pied de la lettre. Colombe ne vous a pas vu depuis un moment. Mais il se trouve que durant tout ce temps, elle n'a fait que se désespérer. Je pensais qu'elle vous oublierait, mais je viens de réaliser que vous êtes tout pour elle. Elle ne renoncera pas à vous aussi facilement. Vous savez quelle est la dernière de ses lubies ?
_ Le couvent, je suppose », répondit Hernaut en soupirant.
_ Oui, le couvent. Elle est désormais persuadée que si elle ne peut être avec vous, sa place est auprès de Dieu. Vous trouvez ça normal, vous ?
_ Je trouve ça contre nature, au contraire. Mais qu'y puis-je désormais ? Votre époux refuse de m'entendre, vous ne le savez que trop bien, Madame.
_ Vous pouvez beaucoup, Hernaut. En tous cas, beaucoup plus que vous ne le pensez.
_ Voulez-vous me signifier par là que vous êtes maintenant prête à défendre ma cause auprès du Comte ? » Soudainement, il se senti envahi par l'espoir. Depuis bien longtemps celui-ci lui avait fait défaut, et voilà que, du jour au lendemain, il se trouvait une alliée qui lui redonnait un semblant de courage. « Non, reprit la Comtesse, il n'est pas question de cela. Mon époux refusera de m'écouter, j'en suis certaine.
_ Mais alors, que voulez-vous que je fasse ? » Questionna Hernaut, de nouveau pris dans la sensation d'être au fond d'une impasse. « Je vous l'ai déjà dit, continua-t-elle. Je ne veux qu'une chose, c'est le bonheur de ma fille. Or, je sais que ce bonheur passe forcément par vous. Par conséquent, elle ne peut vivre heureuse qu'à vos côtés. Et pour cela, une seule solution : il vous faut l'enlever...
_ Un rapt ! S'exclama Hernaut. Et c'est tout ce que vous avez à me proposer ? » Là, elle le mettait franchement mal à l'aise : ce genre de méthode avait cours quelquefois, mais c'était le plus souvent source de problèmes entre les familles. Et est-ce que Colombe serait prête à tout quitter pour lui, ses parents, ses amis, ses richesses... il n'en était pas tout à fait sur. La Comtesse le dévisagea sans vergogne avant de reprendre de son accent trainant : « Si ce que vous avez entre les jambes ne vous sert à rien d'autre qu'à parader, alors faites-le moi savoir, et je sors d'ici séance tenante. » Hernaut blêmit à ces paroles. Là, elle y allait un peu fort, la Comtesse. Si elle n'avait été la mère de Colombe, il y aurait longtemps qu'il l'aurait culbutée sur sa couche comme une vulgaire paysanne pour lui prouver sa virilité. Mais, au lieu de cela, il entrouvrit sa chemise, découvrant une cicatrice sous son sein droit, qui apparaissait blanchâtre à la lueur vacillante des chandelles, et lui déclara : « Vous voyez ça, Comtesse? C'est la lame d'un turc devant Antioche qui m'a valu ça, et que j'ai prise à la place de mon frère cadet. Au lieu de quoi, il serait surement mort à l'heure actuelle. » Puis, découvrant l'une de ses épaules, il lui montra une boursouflure qui parcourait son omoplate sur la largeur d'une main : « Et ça, c'est l'assaut de Jérusalem qui me l'a valu. Une flèche. J'étais en première ligne. » Et, passant un doigt sur la base de son cou, il lui fit remarquer une estafilade, plus récente celle-là : « Mon dernier affrontement avec le chevalier Cavaletti. Mais là, contrairement à ce qui s'est passé durant le tournoi, j'ai eu le dessus. » La Comtesse se contentait de le regarder calmement. « Et il y en a d'autres, Madame, si vous désirez que je vous les montre...
_ Non, cela me suffit ! Dois-je en conclure que vous êtes mon homme ?
_ Vous savez à quel point je suis amoureux de votre fille. Comment pourrais-je refuser de l'emmener avec moi ? Certes, la méthode que vous me suggérez n'est pas celle que j'aurais adoptée, mais si Colombe est d'accord pour me suivre, pourquoi pas ?
_ Dans ce cas, tenez-vous prêt, jeune homme. Assurez-vous le service d'un ou deux hommes surs pour détourner l'attention des serviteurs du Comte le jour venu. Quant à moi, je me chargerai de la duègne. Je vous ferai savoir lorsque le moment sera propice à notre entreprise. »

La Comtesse lui offrit alors sa main à baiser et prit congé de lui dans un tourbillon de tissus précieux. Son parfum resta en suspens dans la pièce un long moment encore après son départ. Hernaut exultait. Depuis l'une des fenêtres qui donnaient sur la place, il héla Colin qui, accoudé à la fontaine, attendait patiemment le bon vouloir de son maître. « Hé, Colin ! Monte ! Il y a du nouveau, et je vais avoir besoin de tes services. »

Le même jour, Raymond d'Asp prit incognito la route de Rome, non sans s'être assuré que tout était bien en place pour garder le seigneur Hernaut sous étroite surveillance. Après plusieurs jours de voyage en chariot, lorsqu'il parvint enfin dans l'enceinte de la ville papale, ce fut pour se présenter devant le Saint Père sous son aspect habituel, celui d'un dirigeant de l'ordre secret des soldats du Pape. Sa Sainteté l'attendait cette fois dans un petit salon, mais qui par son luxe n'avait rien à envier aux pièces d'apparat où il recevait d'ordinaire. Outre les tentures sur lesquelles des scènes religieuses étaient représentées, Raymond remarqua l'immense mosaïque qu'il foula en entrant, et il ne put s'empêcher de la parcourir du regard. Elle dégageait une ambiance de fin du monde : une multitude d'âmes au supplice, sous formes de corps dénudés, y était représentée en proie aux sévices d'un nombre tout aussi important de diablotins et de monstres, de ces horreurs que seule l'imagination humaine était capable d'engendrer. Le mouvement que fit le pape en se levant à son approche le tira brusquement de sa contemplation. Il respecta l'étiquette, s'agenouillant et baisant la main chargée de bagues qui était tendue vers lui. Pascal II lui présentait un visage sévère, et il lui sembla qu'il avait maigri depuis la dernière fois qu'il l'avait rencontré. Sa moustache était soigneusement peignée. Nu tête, sa tonsure était bien visible, rappelant qu'il y avait peu encore, il était membre de l'ordre des Bénédictins. Sur sa chasuble en soie était brodé d'or et d'argent la figure d'un Christ en croix. Raymond d'Asp avait l'habitude de côtoyer les grands de ce monde et toute cette opulence affichée, loin de l'émouvoir, avait plutôt tendance au contraire à le rebuter. Il était homme de terrain avant tout, et l'austérité lui tenait lieu de compagne, comme l'affichait clairement sa simple tenue monacale.

« Comment s'est passé votre voyage ? » s'enquit le Pape en guise d'accueil. « Sans encombre, votre Sainteté. Depuis la fin de la Croisade, on dirait qu'un semblant d'ordre règne de nouveau sur les routes.
_Oui, répondit le pontife, songeur. Cette expédition a calmé les esprits, et les seigneurs de retour de guerre sainte ont tendance à reprendre les choses en main. » Puis, entrant dans le vif du sujet :  « Alors, quelles sont les nouvelles de Milan ?
_ J'ai rencontré moi-même Hernaut de Belombreuse, et je suis maintenant persuadé qu'il détient une copie du parchemin. J'ignore où il la cache mais, lorsqu'il aura réglé ses affaires de cœur, ce qui ne saurait tarder, il ne va pas manquer de quitter la ville et d'emporter le manuscrit avec lui. Une fois sorti des murs, j'ai un homme qui sera capable de le lui dérober sans qu'il ne se rende compte de rien.
_ Ah ! Et de qui s'agit-il ?
_ Il s'agit bien sur d'Anthèlme le Noir, votre Sainteté. » A l'annonce de ce nom, Pascal II eut comme un mouvement de recul, et se signa rapidement avant de poursuivre : «  Le Noir ? Et vous n'avez rien trouvé de mieux ? Vous savez pourtant que je répugne à recourir aux services d'un personnage tel que lui.
_ Il est membre de notre ordre, votre Sainteté, objecta le moine, et il nous a déjà rendu plus d'un service par le passé.
_ Oui, je ne l'ignore pas. Mais cet homme aurait passé un pacte avec le diable en personne que cela ne m'étonnerait pas. J'ai déjà accepté la dernière fois que nous nous sommes vus l'intervention de Guillaume Messonnier, dont je désapprouvais les méthodes, et tout ça pour rien, je dois dire. Le seigneur Guilhem de Belombreuse n'a pas lâché un seul mot qui aurait pu nous aider, et cela malgré toute la science de Messonnier que votre confrère Hugues d'Anjorran s'était efforcé de me vanter.
_ Mais, votre Sainteté, vous ne pouvez comparer Guillaume Messonnier à Anthèlme le Noir. Le premier emploie des méthodes empiriques qui, selon l'individu sur lequel elles sont utilisées, peuvent très bien échouer. Mais le second, lui, a toujours réussi. Excusez-moi de vous donner ces détails car je sais qu'ils font froid dans le dos, mais il se sert de sortilèges qui jusqu'à présent n'ont jamais pu être contrés. D'ailleurs, vous n'ignorez pas que nous exploitons actuellement ses compétences dans la traque du jeune Ascelin et de ses trois chevaliers qui sont partis de Fiercastel il y a quelques jours de cela. Et je suis désormais en mesure de vous dire heure après heure où ils se trouvent exactement. Et puis, c'est tout de même lui qui a provoqué la perte des trois autres parchemins.
_ C'est ce qu'il prétend, tout du moins. Et si ce qu'il dit est vrai, c'est purement démoniaque. Comme je vous l'ai déjà dit la dernière fois, personne d'autre que vous et moi ne doit connaître la vérité concernant ses interventions. En d'autres termes, je ne veux rien savoir. Faites votre devoir, mais cette conversation entre nous n'a jamais eu lieu. Jurez-le sur la Sainte Croix.
_ Je le jure, votre Sainteté.
_ Ah ! Et tant que j'y pense, puisque nous venons d'en parler, le seigneur Guilhem ne nous sert plus à rien. Je pense que Messonnier n'en tirera rien de plus. Alors,faites-le libérer. Faites en sorte qu'il retrouve son frère Ascelin. Au moins, cela occupera ce dernier pendant que vous vous chargez du seigneur Hernaut.
_ Bien, votre Sainteté. »

Raymond d'Asp quitta ce jour-là le palais avec une certaine sérénité. Il savait que le Noir réussirait. Pour une fois, un sourire éclaira faiblement sa face marquée de la longue cicatrice tandis qu'il descendait les marches de marbre blanc qui l'éloignaient pas à pas des appartements du Pape.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire