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dimanche 25 septembre 2011

Chapitre 11 : Le duel

Dans le verger qui jouxtait la riche demeure des Aldobrandi, des cris de joie et des rires se faisaient entendre. Quelques représentants de la jeunesse dorée milanaise se livraient à des parties de colin-maillard, au milieu des cerisiers en fleurs. Une bonne dizaine d'adolescents des deux sexes, dont les vêtements aux couleurs vives égayaient le vert jauni de l'herbe sur laquelle ils s'ébattaient, occupaient leurs loisirs en jeux insouciants. Colombe était du lot, bien sur. Le feu de l'action avait rosi ses joues et elle portait un bliaud en lin d'un bleu lavande orné d'une longue ceinture dorée qui mettait en valeur son teint délicat. Un jeune garçon aux yeux bandés venait, de part ses attouchements, de la reconnaître, et il détacha le foulard qu'il portait pour le lui remettre à son tour, quand elle déclara à la cantonade :  «  Et si nous faisions une partie de cache-cache? » Sa proposition eut pour effet de soulever l'enthousiasme de ces adolescents désoeuvrés. Plusieurs voix s'élevèrent : « A Tiziano de chercher! Tiziano! » Le susnommé était un garçon d'une quinzaine d'années, au regard rêveur à moitié dissimulé sous une frange brune. D'une allure un peu pataude, son caractère apathique en faisait le plus souvent l'objet des quolibets de ses compagnons de jeu. Une fois celui-ci mis à l'écart et sous promesse qu'il n'userait d'aucune tricherie, le groupe de jeunes gens s'égailla au beau milieu des pêchers, cerisiers et autres amandiers, dans un concert de rires. Colombe, relevant ses jupes, courut avec les autres, puis se sépara d'eux pour se réfugier à l'ombre de vieux figuiers dont les branches soigneusement taillées formaient comme une voûte au-dessus de sa tête. Alors qu'elle contournait un des troncs noueux, ses pas précipités la jetèrent sans le vouloir dans les bras d'un homme qui attendait là, dissimulé dans la zone semi-obscure qu'entretenaient les lourds feuillages. Elle reconnut Hernaut et, confuse de l'avoir ainsi heurté, fit un pas en arrière en se dégageant de lui. Passant aux abords du verger, il avait été attiré par tout le tapage que produisait cette jeunesse turbulente, et s'était avancé discrètement pour les observer, lorsque la fille du Comte lui était miraculeusement tombée dans les bras. Il lui sourit afin de la rassurer : «  Je ne t'ai pas fait peur, au moins? » dit-il dans un murmure, tandis que la jeune femme tentait de réprimer les battements de son coeur. Celui qu'elle avait en face d'elle était au moins de dix ans son aîné et, à chacune de leurs rencontres, sa virilité d'homme mûr la troublait étrangement. « Je vois avec plaisir que vous êtes désormais guéri », lui dit-elle, faisant allusion aux côtes cassées, cadeau du chevalier italien dont elle était maintenant la promise. « Grâce à Dieu, me voilà en effet presque tiré d'affaire. » Il la dévisagea comme s'il voulait graver en lui chacun de ses traits juvéniles. Colombe le trouvait beau. Elle aimait son regard d'un bleu d'azur, son profil qui le faisait ressembler à un oiseau de proie. Et elle imaginait la vigueur de son corps athlétique. Elle remarqua, non sans déplaisir, qu'il portait, noué autour de son bras gauche, le ruban qu'elle lui avait offert au cours du tournoi. « Si tu veux te cacher, lui dit-il, ce n'est certes pas le meilleur endroit pour cela. Je connais un lieu qui conviendra bien mieux pour ce genre de divertissement. Et, disant cela, il la prit par la main et la mena sous les arbres, jusqu'à la clôture. Là, des fascines d'osier avaient pris racine, créant un enchevêtrement de branches tel qu'il était facile à un corps un peu gracile de s'y dissimuler. Hernaut lui désigna l'endroit, mais il ne la lâcha pas pour autant. « Quand ton père compte-t-il faire de toi l'épousée du chevalier Cavaletti? » Lui demanda-t-il d'un ton qui ne faisait aucun doute quant à son dépit. « D'ici à deux semaines tout au plus », lui répondit la belle. « Deux semaines! » Fit-il, songeur. « C'est peu pour avoir l'occasion de te voir, mais auprès de toi, ce pourrait être une éternité. » Colombe ne comprenait pas vraiment le sens de ses paroles, mais ce qu'elle pouvait lire au fond des yeux de cet homme était suffisamment éloquent pour qu'il n'ait pas besoin de lui en dire plus. Hernaut la serra contre lui et se mit à l'embrasser à pleine bouche. Elle fit d'abord mine de lui résister, puis il la sentit s'abandonner à lui. Il savait dès lors qu'il l'avait conquise. Il aurait pu en cet instant aller beaucoup plus loin, mais cette vierge sublime qu'il tenait dans ses bras méritait tout autre chose que ce qu'il réservait d'habitude aux autres femmes. Et, même si son attitude envers elle tendait à prouver le contraire, en vérité, elle l'intimidait. Aussi, il se détacha d'elle et, désignant le refuge d'osier :  « Hâte-toi de te dissimuler céans, avant qu'il ne te trouve. » Et, sans la quitter des yeux, il se dirigea lentement vers la sortie du verger, lui envoyant au passage du bout des lèvres un dernier baiser, qu'elle eut l'impression de cueillir, porté sur les ailes d'un léger souffle d'air.

Une fois dans la rue, Hernaut erra à travers la ville. Le marché s'était installé sur la place principale. Il remarqua sur certains étals la présence d'un légume venu directement d'Orient. Comment se nommait-il déjà? Ah, oui. Maintenant il se rappelait : aubergine était son nom. Les croisés l'avaient ramené dans leurs bagages, comme beaucoup d'autres choses. Plus loin, des soieries aux motifs byzantins, luxe que seules les familles aisées pouvaient s'offrir. Devant l'un de ces opulents étalages, il vit un petit attroupement, remarquable par la richesse des vêtements arborés. Composé uniquement d'hommes, visiblement de la haute société, Hernaut eut la sensation en passant tout près d'eux que de leur groupe se dégageaient des relents de morgue et d'arrogance. L'un des hommes était en train de marchander une pièce de tissu précieux, et il l'entendit nettement prononcer ces mots à l'adresse du commerçant: « Trop cher, et pas assez somptueux. Montre-moi ce que tu as de mieux. Sache que rien n'est trop beau pour le chevalier Cavaletti. » Hernaut reçut les derniers mots comme un coup de poing en plein visage. Il réagit vivement. «  Lequel d'entre vous est le chevalier Cavaletti? » S'écria-t-il indifféremment au groupe de nantis qu'il avait en face de lui. Un homme à la taille au-dessus de la moyenne se détacha du lot. Aussi richement vêtu que ses compagnons, il affichait sa fortune au moyen de broderies, de fourrures et de tissus précieux dans des dominantes de bleu du plus bel effet. Mais sous son couvre-chef porté avec panache, ses traits taillés à la serpe et son regard noir teinté de férocité faisaient plus penser à un soudard que la fortune aurait décidé brusquement de gâter, qu'à une créature bien née. « Je suis le chevalier Cavaletti, fit-il dédaigneusement. Et à qui ai-je l'honneur? » Hernaut ne déclina pas tout de suite son identité. Au lieu de cela, faisant mine d'ignorer son interlocuteur, il s'adressa directement au marchand de tissus, ainsi qu'au groupe d'hommes qui accompagnaient son rival : « Sachez qu'au contraire rien n'est trop sordide pour le chevalier Cavaletti. » Et, se tournant vers l'intéressé, il illustra aussitôt sa phrase d'une gifle monumentale qui laissa pantois celui auquel elle était destinée. Les hommes alentour réagirent promptement, ceinturant Hernaut pour l'empêcher d'aller plus loin dans son affrontement. «  Laissez-le », dit le chevalier, encore estomaqué mais néanmoins désireux d'en savoir plus. « Cet individu insolent me doit quelques explications. » Hernaut se dégagea brutalement et le regarda, éclatant d'un rire féroce. « La fille du comte Aldobrandi est une perle rare dont tu ne peux que ternir l'éclat. » Et, détachant le ruban aux couleurs de Colombe, il le lui mit sous le nez. Cavaletti se souvint alors. « Mais tu es celui que j'ai culbuté durant le tournoi, maintenant je m'en rappelle. Regardez! Fit-il, prenant à témoin toute sa cour. Cela ne lui a pas suffit. Il en redemande, le bougre! » Et tous de s'esclaffer devant l'impudence du jeune seigneur. « Et bien, poursuivit le chevalier, puisque la raclée que je t'ai mise la dernière fois ne t'a apparemment pas suffi, et qu'en plus de cela tu dois me répondre de ton outrecuidance présente, je te rencontrerai dans trois jours, devant la place de l'ancienne cathédrale, aux premières lueurs de l'aube. Je te laisse le choix des armes. Cela te va-t-il? »
_Cela me convient, répondit Hernaut. Et je choisis l'épée. » Puis, ayant obtenu ce qu'il cherchait, il tourna les talons et, se frayant un passage parmi la foule des badauds qui s'étaient massés là, attirés par tout ce tapage, s'éloigna à grands pas.

Le lendemain, dans un champ, à une demi-heure de marche de la périphérie de la ville, Hernaut, ayant payé les services d'un maître d'armes, s'exerçait depuis le lever du soleil. Son vassal Célinan avait eu la généreuse initiative de lui laisser largement de quoi vivre avant de le quitter, et il avait pu sans peine s'offrir les services d'un des meilleurs spécialistes en la matière. Et, depuis des jours déjà, bien avant sa rencontre avec le chevalier Cavaletti, il suait sang et eau au soleil d'Italie pour retrouver la force et la hardiesse qui le caractérisaient lors des combats, et qu'il avait en partie perdue après son accident de tournoi. De plus, il en profitait pour améliorer sa technique. C'était le point qui lui faisait le plus défaut. Ses frères le lui avaient souvent reproché : « Hernaut, disaient-ils, c'est le seul d'entre qui nous se batte en aveugle. De l'intrépidité, rien que ça. Mais quant à la raison et à l'expérience, il lui reste tout à apprendre. » Et ils ne cessaient néanmoins d'admirer les prouesses de celui-ci, qui s'en sortait le plus souvent avec seulement quelques entailles bénignes, comme si Dieu en personne s'était chargé de veiller sur lui. Colin, assis dans l'herbe à quelques pas de là, ne perdait rien du spectacle. Célinan lui avait recommandé de servir son suzerain le mieux possible, et il s'acquittait de cette tâche avec beaucoup de zêle, d'autant plus qu'un lien d'amitié avait commencé à se former entre eux deux.

Le maître d'armes, un italien qui avait fait ses débuts en terre franque, était en effet un des meilleurs que l'on puisse trouver en cette ville. Il entrainait Hernaut avec des épées de bois et des boucliers, et ils s'étaient dévêtus tous les deux jusqu'à la taille. Tout en tendons et en muscles, il faisait preuve d'une rigueur et d'une intransigeance qui obligeait chacun de ses élèves à exprimer, au prix de maintes souffrances, le meilleur de lui-même. Mais Hernaut s'était préparé psychologiquement à ce genre d'exercice. Et, au fil des jours, il sentait monter en lui des qualités qui lui avaient fait défaut jusque là. Cela valait bien quelques douleurs, en somme. Le maître ressassait ses préceptes comme autant de litanies : « Arrière droite, basse, intérieure gauche, médiane, droite. Gardez votre flanc, Messire, quand vous faites cela. Sinon, vous allez regretter d'être né. On recommence : arrière droite... »

Des heures durant à ce rythme infernal et, quand le maître lui signifia que la leçon était terminée, Hernaut n'était plus qu'un parangon de douleur, et chaque muscle de son corps se rappelait à lui. De la main de Colin, il prit un linge afin d'éponger la sueur qui le trempait. Et, après s'être désaltéré, retrouvant peu à peu son souffle, il fit quelques pas le long du champ en compagnie de son écuyer. « Alors, Colin, qu'en penses-tu ? » Lui demanda-t-il. « De quoi voulez-vous parler, Messire ?
_ De ce à quoi tu viens d'assister. Me juges-tu suffisamment prêt pour être désormais en mesure d'infliger une correction à ce poseur de chevalier ?
_ D'après ce que j'ai vu, vous m'en semblez en effet capable. Mais, si je peux me permettre, j'aurais juste un conseil à vous donner... » Hernaut, amusé par tant d'assurance de la part de cet adolescent, le prit par les épaules, et l'encouragea à poursuivre. « J'ai remarqué, continua Colin, que votre rival s'appuie essentiellement sur sa force physique. Ainsi vous a-t-il battu aisément au tournoi. » Hernaut dut reconnaître qu'il avait entièrement raison. En effet, qu'aurait-il pu faire face à cette masse imposante lancée sur lui au triple galop ? « Aussi, conclut Colin, il vous faudra vous servir de votre agilité plutôt que de votre force brute pour le contrer. » Décidément, Hernaut aimait bien ce garçon. « Oui, lui répondit-il. Et aussi me servir de ma tête comme tu sais si bien le faire. »

La veille de l'affrontement, Hernaut rendit visite au prélat qui l'avait confessé, il y avait maintenant plus d'un mois de cela, lorsqu'il errait dans les rues de Milan comme une âme en peine, à la recherche d'une rédemption et d'une oreille compatissante... L'homme d'église n'eut aucun mal à le reconnaître. Comment aurait-il pu oublier en effet ce rejeton de la haute noblesse, débarqué en pleine nuit dans son sanctuaire pour se faire écouter en confession, et tout ça pour se l'entendre avouer une faute qu'il prétendait majeure, mais dont néanmoins il ne pouvait lui en révéler la teneur. Cette fois-ci, l'intérieur de l'édifice était livré au grand jour, et des rayons de lumière de différentes couleurs traversaient les vitraux pour inonder les travées, des myriades de poussières dorées voltigeant à travers eux. Hernaut portait un coffret de bois scellé, qu'il remit dès son arrivée entre les mains du prêtre. « Prenez ceci, mon père, et mettez-le en lieu sur. Demain, je dois me battre en duel, et si moi ou mon écuyer ne venons pas d'ici deux jours réclamer cette cassette, veuillez considérer alors que ma vie s'est arrêtée là, et faites en sorte que ma dépouille, ainsi que ce coffret, soient acheminés le plus rapidement possible vers la terre de mes ancêtres. Et veillez à ce que le tout soit remis entre les mains de mon frère aîné, Eudes, Comte de Belombreuse. » Tout en disant cela, il glissa dans la main de l'officiant quelques pièces en or. Son amour pour Colombe était ce qu'il avait de plus cher pour le moment, mais il n'en oubliait pas pour autant ses devoirs envers ses frères, et c'était tout ce qu'il avait trouvé de mieux pour rapatrier le précieux parchemin au cas où il lui arriverait malheur. Le prêtre prit les pièces sans poser de questions. Il y avait là largement de quoi financer ce transfert, et même bien plus. Hernaut se contenta alors de voir avec lui les détails afférents à cette éventuelle entreprise.

Le jour se levait à peine sur la place qui prolongeait la cathédrale dévastée, et dont on apercevait les ruines calcinées en décor de fond. Mais déjà, chacun des belligérants étaient en place, assistés de témoins et de domestiques, ce qui se limitait à une seule personne pour Hernaut, et à une demi-douzaine d'hommes pour le chevalier. Colin n'avait pas manqué de faire remarquer à son maître combien la tenue de Cavaletti pouvait représenter un handicap pour son porteur : en effet, une lourde cotte de mailles lui arrivait aux chevilles et il était coiffé d'un heaume semblable à ceux qui étaient porté durant les tournois. A côté de ça, Hernaut se protégeait le buste au moyen d'une cuirasse ornée de plates de fer, beaucoup plus légère que la cotte, tandis que des épaulières, des cubitières et des gantelets du même métal finissaient de l'habiller, le garantissant au moins du pire. Mais, ses cheveux auburn noués en catogan, il avait opté pour garder la tête nue. C'était là une prise de risques entièrement calculée de sa part. Il aurait besoin de visibilité et de mobilité conjuguées pour affronter cette montagne qu'il allait avoir en face de lui.

Tandis que Colin finissait d'ajuster la cuirasse de son maître, des gouttes de sueur se mirent à perler au front de celui-ci. L'écuyer s'en aperçut. Ce n'était certes pas la fraîcheur de ce petit matin qui en était responsable. Hernaut, le regard rivé sur la silhouette imposante de son adversaire, fit remarquer : « Tout de même, il est impressionnant. 
_ Messire, fit Colin, conscient qu'il avait son rôle à jouer dans cette affaire, je suis à vos côtés pour apprendre le métier de chevalier. C'est moi qui ait besoin d'une leçon, et non vous. » Hernaut, tournant la tête, le dévisagea avec intérêt, avant de lui demander : « Mais encore ? » Colin soupira. Oui, il n'avait que quatorze ans, mais il avait déjà bien compris ce qui pouvait motiver un homme. Se penchant vers son maître, il lui murmura quelques mots à l'oreille. Hernaut, l'ayant entendu, le repoussa, et réclama son bouclier. Le bleu de ses yeux semblait avoir viré à l'orage. Il marcha sus à son rival et, sans préliminaires, l'attaqua de front. Les boucliers s'entrechoquèrent, les épées se heurtèrent dans un bruit de métal qui résonna dans l'air matinal, tandis que le silence s'installait parmi les témoins. Colin, un sourire aux lèvres, savait qu'il avait visé juste. L'image qu'il avait instillée à l'instant, de cette brute épaisse de chevalier déflorant la si délicate Colombe, était pour l'heure le seul moyen d'attiser la colère de son maître.

Hernaut, comme prévu, se révéla bien plus vif que son opposant. Il n'empêche, un moment d'inattention, et le chevalier, percevant la faille, en profita pour faire courir sa lame à la base de son cou. D'un rapide pas en arrière, le jeune seigneur se dégagea, de nouveau à l'abri derrière son bouclier. Le sang se mit à perler de sa blessure. Une simple estafilade, rien de plus. Il répliqua de plus belle. Flambante entama un ballet redoutable, menaçant à plusieurs reprises de toucher son adversaire. Puis, ce fut la chute. L'épée d'Hernaut, malgré la protection de la cotte, entailla largement la chair, au niveau d'un mollet. Le chevalier s'effondra à ses pieds en lâchant une bordée de jurons, et sa masse pesante fit trembler le sol tout autour de lui. C'était plus que suffisant. Hernaut, sans même un regard pour son rival, se détourna, tandis que le groupe de courtisans se précipitait à la rescousse de ce dernier. Il rejoignit Colin. Tuer le chevalier ne lui aurait apporté rien d'autre que des ennuis. Le blesser de cette manière aurait au moins pour effet de retarder la date du mariage. C'était tout ce qu'il désirait pour le moment. Son écuyer entreprit de le débarrasser de son armure. « Que vous arrive-t-il, Messire ?» demanda celui-ci, inquiet de le voir soudain si blême. « Rien de grave, je t'assure, Colin. » Répondit-il. Il venait de porter la main à sa blessure, et le contact du sang encore poisseux lui avait fait réaliser qu'à un doigt à peine de la jugulaire, cette histoire aurait très bien pu se terminer là, mettant un terme prématuré à sa vie ainsi qu'à ses amours terrestres.

lundi 12 septembre 2011

Chapitre 10 : Rochebonne

Depuis plusieurs jours déjà, Guilhem menait sa petite troupe à un train d'enfer, ralenti à peine par la présence de Claire, qu'il emmenait en croupe, chargeant ainsi son cheval d'un poids supplémentaire que celui-ci acceptait sans peine tellement elle était menue. Pour le voyage, elle avait adopté des vêtements masculins, et seuls la finesse de ses traits et ses cheveux noirs nattés en une tresse unique trahissaient sa féminité. Le matin même, ils avaient passé le Rhône sur un pont de bois, atteignant désormais le Vivarais qu'ils traversaient en direction de Saint Martin de Valamas, autre étape programmée par Guilhem. Au fur et à mesure de leur avancée, le relief se faisait de plus en plus tourmenté, et des blocs de rochers clairs apparaissaient par endroits, tachés de lichens. Chênes blancs, chênes verts et genévriers se succédaient à l'infini, et des fleurs s'épanouissaient partout en explosion de roses, de bleus et de jaunes. Ils avaient désormais abandonné les hautes futaies pour des régions plus ingrates, où l'arbre, poussant plus lentement, devait lutter sans cesse pour s'épanouir. Parfois, au hasard de leur route, ils croisaient une harde de sangliers ou bien apercevaient quelque écureuil surpris à leur passage. Demain, si tout allait bien, ils seraient à Saint Martin et, de là, se rendraient au château de Rochebonne afin d'y réclamer gîte et couvert pour la nuit suivante.

Deux jours plus tôt, avant leur très bref séjour entre les murs du donjon de Crest, tandis qu'ils chevauchaient sur un sentier qui longeait la Drôme, une odeur épouvantable, à l'approche d'une croisée de chemins, leur était brusquement parvenue, alors qu'au dessus de leurs têtes, des nuées d'oiseaux noirs voletaient en croassant. Guilhem avait détourné immédiatement sa monture, empêchant Claire de capter le spectacle macabre qui s'offraient à leurs yeux. Mais ses trois chevaliers s'étaient approchés lentement de la sinistre scène. Deux corps enchevêtrés dans les branches d'un arbre, dont les mains et les pieds avaient été transpercés de clous, tout comme le Christ en croix, étaient exposés aux yeux des passants dans la crudité de la mort, et des corbeaux, des lambeaux de chair au bec, s'envolèrent avec fracas à leur approche. L'Ours, apparemment insensible aux effluves putrescentes qui se dégageaient des corps, s'était rapproché d'eux afin de les examiner. Ce qu'il vit lui suffit aussitôt à identifier les cadavres. Faisant demi-tour, il rejoignit ses deux compères qui l'attendaient à quelques pas de là. « D'après ce qu'il leur reste de vêtements sur le dos, fit-il à leur adresse, je peux dire sans me tromper qu'il s'agit de moines soldats. 
_ De moines soldats ? Reprit le Balafré en écho. Comme ceux qui ont harcelé mon seigneur Eudes en Italie ?
_ Ceux-là mêmes, je peux te l'assurer », répondit l'Ours. Mordrain intervint à son tour : « Allons céans en faire part à Guilhem. Je pense qu'il sera d'accord avec moi qu'il faut désormais nous tenir sur nos gardes. Cette engeance est multiple et tenace et, ce qui est pire que tout, particulièrement bien renseignée. Mieux vaudrait, en dehors de ces deux charognes, éviter d'en croiser encore sur notre route. »

Ainsi Guilhem avait-il comprit que son frère aîné les avait précédé de plusieurs jours déjà sur le chemin qui les ramenait chez eux. Tout comme ces deux cadavres attiraient immanquablement les oiseaux nécrophages, Eudes semblait entraîner à sa suite les exécuteurs du pape. Mais, une fois de plus, la présence de ces dépouilles prouvait qu'il avait eu le dessus. Jusqu'à quand triompherait-il de ses agresseurs ? Ca, il préférait ne pas se perdre en conjectures sur le sort qui était réservé à son frère. Autant s'en remettre à Dieu, et d'ailleurs il comptait bien faire une halte au prieuré de Rochebonne, où il pourrait se recueillir et demander au Seigneur de veiller sur Eudes et sur le bon déroulement de leur commune entreprise.

Et ce fut suite à cette funèbre rencontre qu'il prit la décision d'accélérer leur chevauchée, afin de se mettre hors de portée des allées et venues des moines soldats. Comme à son habitude, il caracolait en tête en compagnie de Claire, et ses trois hommes le suivaient à peu de distance, tout en échangeant entre eux des propos teintés de jovialité. Une sente étroite les obligea quelque temps à rompre le groupe qu'ils avaient formé précédemment, et ils firent silence durant plusieurs minutes, à la suite l'un de l'autre, occupés à éviter soigneusement les branches et les broussailles qui leur barraient le chemin. Lorsque la piste s'élargit de nouveau, l'Ours, qui fermait la marche, rejoignit au trot ses deux autres compères. « Nous sommes suivis », leur déclara-t-il laconiquement. Un rapide coup d'oeil en arrière permit à Mordrain et au Balafré de vérifier ses dires. Derrière eux, des mouvements de feuillage à une hauteur significative dénotaient sans conteste qu'un ou plusieurs cavaliers leur emboitaient le pas. Quelques foulées rapides de son cheval, et l'Ours se déplaça à la hauteur de Guilhem, qu'il prévint aussitôt. Claire, l'entendant, s'adressa à son compagnon de route :  « Ils nous suivent depuis la veille déjà. Je les avais remarqué. » En tant que fille de bûcheron, familière des pistes forestières et de tout ce qui peuplait les espaces boisés, ses sens exercés avaient eu tôt fait de repérer leurs suiveurs. L'Ours, captant ses paroles, lui lança un regard dépourvu d'aménité : « Et pourquoi ne nous en as-tu rien dit ?
_ Je ne les ai aperçu qu'une fois hier, se justifia-t-elle. Et depuis, ne les ayant pas revus, je pensais qu'ils avaient suivi une autre route. » Guilhem prit aussitôt la décision qui lui paraissait la plus juste : « Accélérons un peu l'allure et, sitôt dans un endroit où la visibilité le permet, nous ferons volte-face et alors, nous verrons bien à qui nous avons à faire. »

En effet, dès qu'une ligne droite se présenta sur la piste élargie, ils se retournèrent dans un parfait mouvement d'ensemble, et attendirent de voir apparaître leurs poursuivants. Un silence impressionnant s'installa, et nul mouvement ne se fit au milieu des buissons vers lesquels s'était fixé leur attention. Au bout d'un moment, Guilhem se mit à parler à voix basse : « Ah ! C'est ainsi. Alors, suivez-moi ! » Et, ce disant, il talonna sa monture avec force, repartant au triple galop dans la direction opposée à celle d'où ils étaient venus. Les trois chevaliers, habitués à ce genre de manœuvre, lui collèrent au train sans peine. Quelques foulées plus tard, s'étant assurés qu'ils avaient pris suffisamment d'avance, ils firent pénétrer leurs chevaux dans un fouillis de garrigue, faisant fi des épines qui leur lacéraient les bras, et se dissimulèrent comme ils le pouvaient. Leur attente fut de courte durée. Neuf hommes montés, l'Ours prit soin de les compter, déboulèrent sur le sentier en face d'eux, leurs visages à moitié dissimulés par de larges cagoules, tous munis d'épées. Guilhem eut un frisson : ce qu'il appréhendait était en train de se produire. Les moines soldats, malgré toutes les précautions dont ils s'étaient entourés, les avaient pris pour cible. Tous les cinq retinrent leur souffle en les regardant défiler. Mais, allez savoir, peut-être un mouvement malvenu de l'un de leurs chevaux, ou bien une partie d'entre eux mal dissimulée, toujours est-il que l'un des moines en passant les repéra. Guilhem, voyant cela, obligea aussitôt Claire à descendre de son destrier et, faisant signe aux trois autres, tira Renversante de son fourreau et poussa sa monture en direction du chemin. L'affrontement eut lieu dans un vacarme de lames heurtées et de hennissements de chevaux. Claire, parfaitement camouflée par l'épaisseur des buissons, suivait le cœur battant cette lutte soudaine. Le seigneur et ses trois chevaliers étaient déjà passés maîtres dans ce genre de corps à corps. Mais ceux qu'ils avaient en face d'eux n'étaient pas que de simples détrousseurs. Ils maniaient l'épée avec tant de conviction qu'elle craignait à chaque instant pour la vie de ses compagnons. Mais il fut vite évident que, même en n'ayant pas l'avantage du nombre, les forces conjuguées de quatre vétérans de la croisade allaient faire pencher la balance de leur côté. Mordrain, toujours égal à lui-même, avait déjà trucidé son homme, et les trois autres n'allaient pas tarder à le rejoindre sur le plan de la performance. La moitié de la troupe des moines soldats était déjà dans une situation quasi désespérée, et l'autre moitié hésitait, balançant entre donner l'assaut ou prendre la fuite. Quand l'Ours, impressionnant de force et de brutalité, donna le coup de grâce à son adversaire du moment, et qu'il se tourna, poussant un rugissement féroce, vers les belligérants encore épargnés, un mouvement de panique se fit nettement sentir du côté de leurs adversaires. Quatre moines encore en vie, éperonnant leurs chevaux, prirent le parti de fuir le lieu des hostilités sans demander leur reste. Mordrain acheva son deuxième homme en même temps que ses deux compères fauchaient la vie de leurs antagonistes. Devant la fuite des assassins du pape, il ne put réprimer un cri sauvage de victoire. Puis il se tourna vers ses frères d'armes, afin de s'assurer qu'ils sortaient indemnes de ce bref combat. « Où est Guilhem ? » Fit-il en jetant un rapide coup d'oeil circulaire. Les deux autres l'imitèrent, et bientôt l'évidence leur sauta dessus, prenant la forme d'une effrayante vérité. Guilhem avait bel et bien disparu. Seule restait sa monture, abandonnée là un peu plus loin sur le chemin. Et, le corps et l'esprit engagés dans la bataille, aucun d'entre eux n'avait rien vu de ce qui avait pu se passer. Ils étaient encore à se questionner chacun lorsque Claire réapparut, telle une elfe diaphane sortant de son sous-bois. Des larmes récentes venaient de marquer son visage de pâles trainées humides. Faisant appel à tout son courage, elle se campa, fragile et déterminée à la fois, devant les trois hommes qui la dominaient de toute la hauteur de leurs fringants chevaux. « Ne cherchez plus votre seigneur, leur dit-elle, un semblant de fermeté dans la voix. De l'endroit où je me trouvais, j'ai pu voir ce qu'il est advenu de lui. Trois moines soldats l'ont encerclé, et l'un d'entre eux a réussi à l'assommer. Il a ensuite été emmené, inconscient, en travers de la selle de son agresseur. Regardez ! Ajouta-t-elle en leur désignant les traces que les chevaux avaient laissé sur la piste. Ils sont partis dans cette direction et vous ont fui avant même que vous ne puissiez réagir. Les marques de sabots à cet endroit sont plus profondes : ce sont celles de la monture qui a emporté Guilhem. Il n'y a plus qu'à les suivre. »

Claire ayant enfourché le destrier désormais sans maître de Guilhem, ce furent quatre cavaliers qui, adoptant un petit galop, se lancèrent à la poursuite de ce qui restait des exécuteurs du Pape. Leurs empreintes s'étaient imprimées sur le sol poussiéreux de telle sorte que les pister était pour eux un jeu d'enfant. Néanmoins, ils menaient un train d'enfer, et il devint vite évident qu'ils ne pourraient les rattraper qu'à la condition de maintenir sur de nombreuses lieues une semblable allure. Aussi sollicitèrent-ils leurs coursiers, malgré tout ce qu'ils avaient déjà exigé d'eux depuis leur départ matinal. Au bout d'un moment, ils s'aperçurent que leur traque les menait en direction de Saint Martin, sur le chemin qu'ils auraient eux-mêmes emprunté s'ils avaient pu poursuivre paisiblement leur voyage. Les moines ne cherchaient pas à dissimuler leurs traces. Visiblement, ils escomptaient semer leurs poursuivants. Claire, en cours de route, avait pris le soin de vérifier que le parchemin était toujours à sa place, au fond d'une des sacoches de cuir dont le cheval était équipé. Ses larmes avaient disparues, séchées par le vent de la course. Désormais, elle était seule responsable de l'objet en question, et elle savait tout ce que cela impliquait pour elle de dangers et de décisions à prendre.

Leur cavalcade incessante se poursuivit jusqu'à ce que les ombres de la nuit prennent le pas sur la clarté du jour. Leurs montures étaient fourbues et écumantes. Et, lorsqu'il fut certain que le peu qui restait de lumière ne leur permettrait plus de déchiffrer les empreintes, ils se trouvèrent dans l'obligation de s'arrêter. De plus, la lune étant dans son dernier quartier, il leur était impossible de compter sur sa complicité falote, mais néanmoins parfois suffisante. Ils improvisèrent un bivouac de fortune, au milieu de cette garrigue déserte et touffue. Et se retrouvèrent, assis au centre d'un amas de rochers qui leur procurait un abri sommaire pour passer la nuit, à mastiquer des tranches de pain à la farine d'épeautre, seule nourriture que le Balafré avait eu la présence d'esprit d'emporter avec lui à son départ de la ville de Crest.

Le lendemain, dès que les premiers rayons du soleil frappèrent la canopée, l'Ours se mit en devoir de réveiller tout son petit monde avec sa brusquerie habituelle. Le même régime d'eau et de pain bis pour se caler l'estomac, et ils s'empressèrent de seller leurs chevaux pour les enfourcher de nouveau et reprendre leur poursuite. Une demi-heure plus tard, Claire repéra tout un fouillis d'empreintes et, sur les bords du chemin, de vastes plages d'herbe couchée. « Ils ont fait halte là pour la nuit, déclara-t-elle aux trois chevaliers. Et ils doivent être à une bonne heure de cheval. » Aussitôt qu'ils l'eurent entendue, ils reprirent leur course. La matinée se passa en chevauchée dans un paysage accidenté et verdoyant. Enfin ils atteignirent un vallon encaissé dans lequel coulait un torrent. Son cours tumultueux était entrecoupé de cascades écumantes qu'ils entendaient de loin se déverser avec éclat. Des résineux poussaient un peu partout, embaumant l'air de leurs puissantes essences. Les traces les menèrent jusqu'à maints filets d'eau, qui parcouraient le sol rocailleux en sillons brillants. De nombreux cours d'eau irriguaient cette région, et ils les franchissaient, prenant à peine le temps d'abreuver leurs montures. A un moment donné, la forêt s'éclaircit pour laisser place à une vallée dégagée que surmontait, surgissant de falaises de pierre, un impressionnant piton rocheux. Sur celui-ci se dressait, majestueuse, une tour carrée qui paraissait naître de la roche. «  Le château de Rochebonne ! » s'écria Mordrain en stoppant net son cheval. Claire examina les marques de sabots sur le sol humide. Elles continuaient sur la piste, mais elles paraissaient encore fraîches. « Nous sommes en passe de les rattraper », dit-elle à ses compagnons.

Leur périple finit par les mener au pied d'un prieuré qui se nichait au creux d'un vallon dans lequel une source claire déversait son eau. Le cloître était de pierres grises, brut et massif à l'image de la nature sauvage qui l'environnait. Devant ses murs, les chevaux des moines soldats, gardés par l'un d'entre eux, paissaient l'herbe moutonnante. Ils mirent pied à terre à quelques pas de là, attachant leurs montures à l'ombre d'un bosquet providentiel qui les dissimulaient efficacement. Il ne faisait aucun doute que Guilhem était retenu prisonnier entre ces murs. Ils tinrent alors conseil afin de trouver un moyen de pénétrer dans la place.

lundi 5 septembre 2011

Chapitre 9 : Les guérisseuses

La première chose qu'il vit en ouvrant les yeux, ce fut un enchevêtrement de branches au-dessus de lui, et toutes sortes d'objets suspendus à cette voûte sommaire. Des touffes de fleurs séchées aux couleurs passées, des os jaunis d'animaux qu'il aurait été bien en peine d'identifier, des racines tortueuses étaient accrochées là, et sincèrement, tout cela ne lui disait rien du tout. Une odeur doucereuse de tisane parvint jusqu'à ses narines. Il se sentait faible et vaguement nauséeux. Par pur réflexe, sa main droite se porta à son front. Il toucha quelque chose d'huileux, une substance qu'il identifia comme étant une pommade dont l'odeur lorsqu'il abaissa de nouveau la main lui rappela celle du camphre utilisé par les médecins sarazins. Des souvenirs proches refirent soudain surface : il s'était battu sur le pont de la Drôme, comme un forcené, et il y avait eu la vision de ce faucon, puis plus rien que le néant. Les dernières images entrevues de la Belette accrochée à la crinière de sa jument renforcèrent en lui la conviction qu'il avait réussi à mettre à l'abri le parchemin avant de tomber. Mais où donc était-il maintenant? Une voix de femme inconnue le tira de ses pensées :  « Tiens donc, on dirait que notre petit Messire nous revient du monde des morts. » Ascelin tourna la tête en direction de la voix, et ce qu'il vit ne fut pas pour le rassurer : deux vieilles femmes se relayaient autour d'un chaudron d'où s'exhalait en bouillonnant une vapeur épaisse. Il lui sembla que l'une était plus âgée que l'autre. En attestaient ses cheveux d'un blanc de neige qui sortaient, épars, de sous sa coiffe, ainsi que ses rides profondes, alors que la deuxième avait tressé ses cheveux encore grisonnants en nattes multiples. Les yeux de la plus vieille le fixaient de leur regard d'un bleu passé. Il lui revint en mémoire tous ces contes dont sa nourrice l'avait abreuvé lorsqu'il était encore enfant, et dans lesquels des êtres semblables jetaient des sorts aux gens de bien et préparaient des potions dont les recettes leur étaient directement inspirées par le malin. La vieille femme l'approcha, une coupe en bois à la main. « Tiens, jeune sang bleu, bois ceci, tu ne t'en portera que mieux. » Ascelin, méfiant, s'assit sur son séant et prit la coupe, mais se contenta de la regarder d'un air suspicieux. Comment savait-elle qu'il était de naissance noble ? Après tout, ce n'était pas gravé sur son front. Et puis il pensa soudainement à Tranchante. Evidemment, une épée de cette sorte ne pouvait pas être la propriété de n'importe qui. « Qu'avez-vous fait de mon épée ? » commença-t-il par demander. Ce fut la plus jeune qui lui répondit : « Nous l'avons mise en lieu sur. Tu penses bien que nous ne voulons pas courir de risques. Qui sait si tu ne serait pas tenté de t'en servir contre nous? » Ascelin se sentit soulagé : au moins, elle n'avait pas été dérobée par ses agresseurs, car c'était ce qu'il avait craint un instant. Il posa le récipient empli d'un liquide encore fumant sur le sol. «  Et qui me dit que vous ne tentez pas de m'ensorceler avec ça ? » fit-il en désignant le bol. La réaction des deux femmes fut immédiate : elles partirent toutes deux d'un immense éclat de rire qui emplit tout l'espace de la hutte durant plusieurs secondes, tandis qu'à les entendre, un frisson lui parcourait l'échine. La plus âgée parvint enfin à articuler quelques mots : « Tu as bien retenu la leçon que ton entourage n'a pas manqué de te dispenser, jeune homme. » « Oui, enchaina la plus jeune, c'est bien connu : au plus profond des bois oeuvrent les sorcières...  Et la vieille reprit à son tour : « préparant des mélanges connus d'elles seules à base de bave de crapaud, oeil de lézard, écailles de dragon, bile humaine, cœur de berger, cervelle de chat et autres charmants ingrédients. Est-ce là ce que tu crois, fils de seigneur ? Ou bien as-tu suffisamment de bon sens pour ne pas gober toutes ces sornettes. » Ascelin tira jusqu'au menton le drap qui le couvrait. Là-dessous, il venait de se rendre compte qu'il était entièrement nu, et la présence de ces femmes le gênait passablement. «  Je veux juste savoir ce qu'il y a là-dedans, demanda-t-il. C'est tout. » La vieille eut à son égard un sourire édenté avant de répondre : « Si je te dis : matricaire, chélidoine et reine des prés, est-ce que, au moins, cela t'évoque quelque chose, enfant de château ? Ne compte pas sur moi pour t'en donner la recette, mais sache que nous sommes des guérisseuses, et non point des sorcières. Et estime-toi heureux que le hasard nous ait permis de te trouver, gisant et en piteux état sur le pont de la Drôme. » Ascelin hésitait encore. Effectivement, malgré les apparences, elles avaient soigné plutôt efficacement la plaie qu'il avait à la tête ainsi que ses diverses contusions. Et puis, il n'était pas né de la dernière pluie. Les noms que lui avait cité la vieille femme lui évoquaient ses escapades dans les prés qui jouxtaient le château paternel, lorsque les fils de paysans étaient encore ses compagnons de jeux et partageaient avec lui leur connaissance des herbes sauvages. Mais il se devait d'être prudent en toutes circonstances. « Allez, bois ! Lui intima la vieille. Si tu veux être sur pieds d'ici un jour ou deux. » Il porta la coupe à ses lèvres. Juste une odeur de plantes infusées. Le goût en était légèrement amer, mais pas désagréable. « Bien, mon jouvenceau ! Te voilà enfin raisonnable », commenta la femme, avant de retourner à ses chaudrons. Un jour ou deux, soit, pensa Ascelin. Pas plus. Après, il lui faudrait reprendre la route et consacrer toute son énergie retrouvée à la recherche de son page.

Comme elles le lui avaient prédit, à peine quarante huit heures suffirent pour qu'il ait de nouveau envie d'explorer d'autres horizons, et pour que l'univers de la hutte lui paraisse plus restreint que celui d'un cachot. Les deux femmes lui ayant restitué l'intégralité de ses affaires, il s'apprêtait à les quitter pour de bon, mais cette fois-ci à pied, et sans la moindre idée de la direction à suivre. Il se tenait debout, devant la cahute rudimentaire qui lui avait servi de refuge durant ces derniers jours. Trois jours en tout, voilà le temps, d'après elles, qu'il y était resté. C'était trois jours de trop. De blancs nuages tout en rondes-bosses passaient en groupes au-dessus de sa tête. La matinée était déjà bien avancée . Ses seuls biens se limitaient à ses vêtements de voyage, son épée qu'il avait passée dans son baudrier, et le coutelas dont il se servait pour chasser. Tout le reste était parti en même temps que la Belette. Il lui fallait quitter les lieux le plus rapidement possible. Les deux guérisseuses sortirent de la hutte pour le rejoindre. Trois jours d'intimité passés avec elles, et au moins maintenant connaissait-il leurs prénoms respectifs. La plus âgée était Ingeburge, et la cadette Ermengarde. A la lumière du jour, leurs traits lui parurent encore plus creusés par l'âge. C'était si étonnant cette vitalité et cette malice qu'il lisait dans leurs yeux. Des esprits si jeunes dans des corps déjà si vieux. Elles n'avaient cessé de le fasciner durant son séjour parmi elles, et il en garderait un souvenir tenace. « Par où dois-je passer pour rejoindre la Drôme ? » leur demanda-t-il lorsqu'elles furent à ses côtés. Ermengarde répondit :  « Marche par là, à travers la forêt, toujours en direction du soleil couchant. D'ici une heure environ tu rejoindras la rivière. Les deux femmes s'étaient bien gardées d'établir leur logis au bord d'un lieu de passage. Aucun chemin, aucune sente sur une lieue à la ronde n'interrompaient la sylve. Il allait prononcer quelques mots aimables à leur égard en guise de remerciements, lorsque la plus âgée se mit à le questionner : « Je me trompe, ou quelque chose te tracasse, jeune nobliau ? Tu sembles ne pas encore savoir vers où diriger tes pas. » Comme il avait eu le loisir de le constater durant ces quelques jours passés auprès d'elles, il était très difficile de leur dissimuler certains sentiments. Elles étaient toutes deux d'une perspicacité impressionnante. Il jugea bon de leur confier ses préoccupations, quoiqu'il estima que cela était encore pour lui une perte de temps. « Lors de mon agression sur le pont, expliqua-t-il, j'étais en compagnie de mon page, et celui-ci à réussi à s'enfuir. Il me faudrait le retrouver, mais, à cette heure, j'ignore où il peut être. » Les deux femmes se regardèrent et Ingeburge dit à l'autre : « Il a encore besoin de notre aide, tu ne crois pas ?
_Oui, nous ne pouvons pas le laisser repartir comme ça. » Ascelin crut qu'il allait perdre patience. Qu'est-ce qu'elles allaient bien pouvoir encore inventer ? « Je vous remercie, mais vous en avez déjà fait suffisamment pour moi. Je me débrouillerai seul, cette fois. »
_ Pas question ! L'interrompit Ingeburge. Sans nous, tu passeras sans doute des jours à tourner en rond à la recherche de ton page. Et, au bout du compte, il est fort possible que tu ne remettes jamais la main dessus.
_ Nous avons un moyen infaillible pour le retrouver, ajouta Ermengarde. Patiente quelques instants devant la hutte. Nous te dirons lorsque tu pourras y entrer de nouveau. » Et, à peine eut-elle dit cela que les deux femmes disparurent dans leur abri de fortune, laissant là le jeune noble qui se demandait encore s'il devait se fier à elles où disparaître aussitôt à grands pas en direction de l'ouest. Finalement, il opta pour l'attente, sa curiosité ayant pris le dessus sur son impétuosité. Il marcha en cercles durant plusieurs minutes, puis vint s'asseoir près de l'ouverture de la cabane. Curieuses femmes, tout de même, qui semblaient avoir des remèdes à tout. Guérisseuses, certes, mais un peu sorcières, il fallait en convenir. Enfin, jusqu'à présent, elles avaient été vraiment de son côté, et semblaient se complaire à le materner.

Ce fut au bout d'un temps qui lui parut infiniment long qu'Ermengarde réapparut enfin, et lui fit signe de la suivre à l'intérieur. Cette fois-ci, l'odeur qui émanait du chaudron était bien différente de celles auxquelles elles l'avaient habitué jusqu'à présent. C'était quelque chose d'indéfinissable, qu'il n'avait jamais eu l'occasion de sentir, à mi-chemin entre le poivre et le musc. Ermengarde lui demanda de s'asseoir sur la litière de fougères qu'elle avait préparée à cette intention. Il lui obéit, toutefois vaguement inquiet de connaître la suite des événements. Comme il s'y était attendu, il eut à ingurgiter une nouvelle potion qui, à sa surprise, avait un goût similaire à celui d'une soupe d'orties. « Et quel est le rapport entre ce breuvage et le fait de retrouver la Belette ? » Demanda-t-il, toujours aussi sceptique quant à l'efficacité de la chose. Un sourire illumina le visage d'Ingeburge, la rajeunissant de plusieurs années, lorsqu'elle lui répondit : « Ca, mon jeune ami, c'est une drogue puissante. Qui la prend sera capable de voir loin, très loin. » Ermengarde tint à préciser : « C'est grâce au hibou que tu pourras profiter des vertus de ce breuvage. La communauté des oiseaux de proie a pris la décision de t'aider. » Ascelin ne put dissimuler sa surprise. « Le hibou ? Quel hibou ? » Demanda-t-il, stupéfait. Ermengarde tenta de lui rafraîchir la mémoire : « Le hibou que tu as sauvé il y a quelques jours de ça. Tu ne te rappelles pas ? »
_ Celui que des paysans avaient piégé ? Fit le jeune homme, incrédule. « Oui, celui-là même. » Ascelin trouvait que là, elles allaient un peu loin dans leur rôle de sorcières bénéfiques. Quelle était cette folie ? Cette histoire d'oiseaux, de drogue pour voir loin, il n'y comprenait décidément plus rien. Ingeburge se rapprocha de lui, autoritaire : « Maintenant que tu as bu la potion, il te faut t'allonger. Elle ne va pas tarder à faire effet. » Ascelin s'exécuta. Une pensée lui vint à l'esprit : « Quelles vieilles folles ! » Charmantes, certes, mais folles, c'était à n'en pas douter.

Une minute à peine s'était-elle écoulée depuis qu'il reposait sur le dos lorsqu'il lui sembla soudain que le plafond de la hutte se mettait à onduler. Sa vision se brouilla presque instantanément et, comme dans un rêve, toutes sortes d'objets imaginaires se mirent à flotter devant lui : filaments aux couleurs de l'arc-en-ciel qui s'entrecroisaient au hasard, bulles éthérées sur lesquelles s'accrochaient de multiples reflets, points luminescents et irisés... Et puis, tout d'un coup, il eut la sensation d'une formidable explosion dans sa tête, et ce monde de chimères sembla voler en éclats pour laisser place à l'immensité de l'azur. Devant lui, plus aucun plafond ne lui faisait obstacle : il n'y avait plus que le ciel d'un bleu profond, et des nuées effilochées qui apparaissaient çà et là. Ses bras se mouvaient avec aisance et, lorsqu'il vit les rémiges plumeuses tachées de brun sombre, alors il comprit qu'il volait. Il oublia que l'état dans lequel il se trouvait pouvait être le résultat de quelque diablerie. La sensation était bien trop surprenante et bien trop agréable pour le moment. Il eut conscience qu'il se retournait avec aisance, et toute une mosaïque d'arbres, de buissons, de clairières apparut, lointaine, en-dessous de lui. Son regard acéré distinguait, malgré la distance, chaque détail, chaque mouvement : un lièvre minuscule galopait à la lisière d'un pré, une pie s'envolait d'une cime sur une autre. Sa vision était décuplée, et il était maintenant semblable à ces faucons qu'il admirait tant lorsqu'ils sillonnaient le ciel. Un courant ascendant le happa comme s'il n'était qu'un vulgaire flocon de neige. Il vit nettement la hutte des guérisseuses et, au-delà de la forêt, le ruban argenté de la rivière qui sinuait par endroits au milieu des arbres. Quelques coups d'ailes, et sa vision porta beaucoup plus loin. Il avait compris : c'était le meilleur moyen de repérer la Belette. Alors il se mit à flotter sur les masses d'air en cercles concentriques de plus en plus grands, et rien tout en bas ne semblait lui échapper. Sa recherche se poursuivit jusqu'à ce qu'un mouvement inaccoutumé attirât son attention. Sur un chemin de terre, un petit groupe d'hommes marchait à vive allure, suivis de deux chevaux que tiraient des longes. Il venait de reconnaître Ombrage et son cheval de bât. Quelques secondes d'attention lui suffirent pour repérer son page, traîné de force à la suite de la troupe, les deux bras entravés derrière son dos. Il ignorait qui étaient ces hommes, mais il était certain que la Belette était dans une situation pour le moins délicate. Alors il repéra la direction dans laquelle le groupe d'hommes se dirigeait, et évalua la distance par rapport à la hutte : une demi-journée de cheval d'avance, pas plus. Mais pour un homme à pied, c'était déjà bien trop.

L'effet de la drogue ne tarda pas à se dissiper, et Ascelin retrouva peu à peu le lacis de branchages qui faisait office de plafond. Les deux femmes veillaient à ses côtés et, le voyant revenir à la réalité, se mirent à le questionner : « Alors, petit seigneur, as-tu réussi à savoir ce que tu voulais ? » Il releva le buste, la tête encore embrumée. « Je sais où est mon page. Mais, hélas, il est déjà bien trop loin pour que je puisse espérer le rattraper. 
_ Qu'à cela ne tienne, fit Ingeburge. Pour ça aussi nous avons une solution. » Et elle le prit par la main, l'obligeant à se lever et à la suivre.

Dehors, à quelques pas de là, en bordure d'une futaie, un cheval bai, entièrement arnaché, attendait calmement qu'on vienne le chercher. « Où avez-vous trouvé ça ? » demanda Ascelin, déconcerté par tant de conjonctures en sa faveur. Ce fut Ermengarde qui lui répondit : « Tu sais, mon agnelet, il en passe du monde dans ces bois, et il arrive souvent que les voyageurs égarent un de leurs biens. » Le jeune seigneur n'en demanda pas plus. Il accepta l'offrande en toute simplicité et monta en selle avec légèreté. Ingeburge, pensant qu'il en aurait peut-être besoin par la suite, lui remit une gourde en cuir contenant un reste de la potion. Il la prit et la dissimula dans ses fontes, puis, du haut de sa monture, regarda les deux vieilles femmes et leur déclara : « Je vous dois beaucoup, gentes dames, mais vous me voyez-là démuni de tout et incapable de payer ma dette envers vous.
_Ne t'inquiète pas pour ça, Ascelin, répondit la plus âgée. Contente-toi de retrouver ton page. Et si tu veux néanmoins nous payer en retour, alors... promets-nous de ne jamais farcir la tête de tes enfants de toutes ces fadaises qui circulent sur les sorcières, et continue à protéger les oiseaux de proie. » Ascelin les gratifia d'un de ses plus beaux sourires avant de répondre : « Vous avez ma parole, Mesdames. » Et, faisant virer son cheval, il s'éloigna au trot dans l'ombre des futs centenaires.