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lundi 5 septembre 2011

Chapitre 9 : Les guérisseuses

La première chose qu'il vit en ouvrant les yeux, ce fut un enchevêtrement de branches au-dessus de lui, et toutes sortes d'objets suspendus à cette voûte sommaire. Des touffes de fleurs séchées aux couleurs passées, des os jaunis d'animaux qu'il aurait été bien en peine d'identifier, des racines tortueuses étaient accrochées là, et sincèrement, tout cela ne lui disait rien du tout. Une odeur doucereuse de tisane parvint jusqu'à ses narines. Il se sentait faible et vaguement nauséeux. Par pur réflexe, sa main droite se porta à son front. Il toucha quelque chose d'huileux, une substance qu'il identifia comme étant une pommade dont l'odeur lorsqu'il abaissa de nouveau la main lui rappela celle du camphre utilisé par les médecins sarazins. Des souvenirs proches refirent soudain surface : il s'était battu sur le pont de la Drôme, comme un forcené, et il y avait eu la vision de ce faucon, puis plus rien que le néant. Les dernières images entrevues de la Belette accrochée à la crinière de sa jument renforcèrent en lui la conviction qu'il avait réussi à mettre à l'abri le parchemin avant de tomber. Mais où donc était-il maintenant? Une voix de femme inconnue le tira de ses pensées :  « Tiens donc, on dirait que notre petit Messire nous revient du monde des morts. » Ascelin tourna la tête en direction de la voix, et ce qu'il vit ne fut pas pour le rassurer : deux vieilles femmes se relayaient autour d'un chaudron d'où s'exhalait en bouillonnant une vapeur épaisse. Il lui sembla que l'une était plus âgée que l'autre. En attestaient ses cheveux d'un blanc de neige qui sortaient, épars, de sous sa coiffe, ainsi que ses rides profondes, alors que la deuxième avait tressé ses cheveux encore grisonnants en nattes multiples. Les yeux de la plus vieille le fixaient de leur regard d'un bleu passé. Il lui revint en mémoire tous ces contes dont sa nourrice l'avait abreuvé lorsqu'il était encore enfant, et dans lesquels des êtres semblables jetaient des sorts aux gens de bien et préparaient des potions dont les recettes leur étaient directement inspirées par le malin. La vieille femme l'approcha, une coupe en bois à la main. « Tiens, jeune sang bleu, bois ceci, tu ne t'en portera que mieux. » Ascelin, méfiant, s'assit sur son séant et prit la coupe, mais se contenta de la regarder d'un air suspicieux. Comment savait-elle qu'il était de naissance noble ? Après tout, ce n'était pas gravé sur son front. Et puis il pensa soudainement à Tranchante. Evidemment, une épée de cette sorte ne pouvait pas être la propriété de n'importe qui. « Qu'avez-vous fait de mon épée ? » commença-t-il par demander. Ce fut la plus jeune qui lui répondit : « Nous l'avons mise en lieu sur. Tu penses bien que nous ne voulons pas courir de risques. Qui sait si tu ne serait pas tenté de t'en servir contre nous? » Ascelin se sentit soulagé : au moins, elle n'avait pas été dérobée par ses agresseurs, car c'était ce qu'il avait craint un instant. Il posa le récipient empli d'un liquide encore fumant sur le sol. «  Et qui me dit que vous ne tentez pas de m'ensorceler avec ça ? » fit-il en désignant le bol. La réaction des deux femmes fut immédiate : elles partirent toutes deux d'un immense éclat de rire qui emplit tout l'espace de la hutte durant plusieurs secondes, tandis qu'à les entendre, un frisson lui parcourait l'échine. La plus âgée parvint enfin à articuler quelques mots : « Tu as bien retenu la leçon que ton entourage n'a pas manqué de te dispenser, jeune homme. » « Oui, enchaina la plus jeune, c'est bien connu : au plus profond des bois oeuvrent les sorcières...  Et la vieille reprit à son tour : « préparant des mélanges connus d'elles seules à base de bave de crapaud, oeil de lézard, écailles de dragon, bile humaine, cœur de berger, cervelle de chat et autres charmants ingrédients. Est-ce là ce que tu crois, fils de seigneur ? Ou bien as-tu suffisamment de bon sens pour ne pas gober toutes ces sornettes. » Ascelin tira jusqu'au menton le drap qui le couvrait. Là-dessous, il venait de se rendre compte qu'il était entièrement nu, et la présence de ces femmes le gênait passablement. «  Je veux juste savoir ce qu'il y a là-dedans, demanda-t-il. C'est tout. » La vieille eut à son égard un sourire édenté avant de répondre : « Si je te dis : matricaire, chélidoine et reine des prés, est-ce que, au moins, cela t'évoque quelque chose, enfant de château ? Ne compte pas sur moi pour t'en donner la recette, mais sache que nous sommes des guérisseuses, et non point des sorcières. Et estime-toi heureux que le hasard nous ait permis de te trouver, gisant et en piteux état sur le pont de la Drôme. » Ascelin hésitait encore. Effectivement, malgré les apparences, elles avaient soigné plutôt efficacement la plaie qu'il avait à la tête ainsi que ses diverses contusions. Et puis, il n'était pas né de la dernière pluie. Les noms que lui avait cité la vieille femme lui évoquaient ses escapades dans les prés qui jouxtaient le château paternel, lorsque les fils de paysans étaient encore ses compagnons de jeux et partageaient avec lui leur connaissance des herbes sauvages. Mais il se devait d'être prudent en toutes circonstances. « Allez, bois ! Lui intima la vieille. Si tu veux être sur pieds d'ici un jour ou deux. » Il porta la coupe à ses lèvres. Juste une odeur de plantes infusées. Le goût en était légèrement amer, mais pas désagréable. « Bien, mon jouvenceau ! Te voilà enfin raisonnable », commenta la femme, avant de retourner à ses chaudrons. Un jour ou deux, soit, pensa Ascelin. Pas plus. Après, il lui faudrait reprendre la route et consacrer toute son énergie retrouvée à la recherche de son page.

Comme elles le lui avaient prédit, à peine quarante huit heures suffirent pour qu'il ait de nouveau envie d'explorer d'autres horizons, et pour que l'univers de la hutte lui paraisse plus restreint que celui d'un cachot. Les deux femmes lui ayant restitué l'intégralité de ses affaires, il s'apprêtait à les quitter pour de bon, mais cette fois-ci à pied, et sans la moindre idée de la direction à suivre. Il se tenait debout, devant la cahute rudimentaire qui lui avait servi de refuge durant ces derniers jours. Trois jours en tout, voilà le temps, d'après elles, qu'il y était resté. C'était trois jours de trop. De blancs nuages tout en rondes-bosses passaient en groupes au-dessus de sa tête. La matinée était déjà bien avancée . Ses seuls biens se limitaient à ses vêtements de voyage, son épée qu'il avait passée dans son baudrier, et le coutelas dont il se servait pour chasser. Tout le reste était parti en même temps que la Belette. Il lui fallait quitter les lieux le plus rapidement possible. Les deux guérisseuses sortirent de la hutte pour le rejoindre. Trois jours d'intimité passés avec elles, et au moins maintenant connaissait-il leurs prénoms respectifs. La plus âgée était Ingeburge, et la cadette Ermengarde. A la lumière du jour, leurs traits lui parurent encore plus creusés par l'âge. C'était si étonnant cette vitalité et cette malice qu'il lisait dans leurs yeux. Des esprits si jeunes dans des corps déjà si vieux. Elles n'avaient cessé de le fasciner durant son séjour parmi elles, et il en garderait un souvenir tenace. « Par où dois-je passer pour rejoindre la Drôme ? » leur demanda-t-il lorsqu'elles furent à ses côtés. Ermengarde répondit :  « Marche par là, à travers la forêt, toujours en direction du soleil couchant. D'ici une heure environ tu rejoindras la rivière. Les deux femmes s'étaient bien gardées d'établir leur logis au bord d'un lieu de passage. Aucun chemin, aucune sente sur une lieue à la ronde n'interrompaient la sylve. Il allait prononcer quelques mots aimables à leur égard en guise de remerciements, lorsque la plus âgée se mit à le questionner : « Je me trompe, ou quelque chose te tracasse, jeune nobliau ? Tu sembles ne pas encore savoir vers où diriger tes pas. » Comme il avait eu le loisir de le constater durant ces quelques jours passés auprès d'elles, il était très difficile de leur dissimuler certains sentiments. Elles étaient toutes deux d'une perspicacité impressionnante. Il jugea bon de leur confier ses préoccupations, quoiqu'il estima que cela était encore pour lui une perte de temps. « Lors de mon agression sur le pont, expliqua-t-il, j'étais en compagnie de mon page, et celui-ci à réussi à s'enfuir. Il me faudrait le retrouver, mais, à cette heure, j'ignore où il peut être. » Les deux femmes se regardèrent et Ingeburge dit à l'autre : « Il a encore besoin de notre aide, tu ne crois pas ?
_Oui, nous ne pouvons pas le laisser repartir comme ça. » Ascelin crut qu'il allait perdre patience. Qu'est-ce qu'elles allaient bien pouvoir encore inventer ? « Je vous remercie, mais vous en avez déjà fait suffisamment pour moi. Je me débrouillerai seul, cette fois. »
_ Pas question ! L'interrompit Ingeburge. Sans nous, tu passeras sans doute des jours à tourner en rond à la recherche de ton page. Et, au bout du compte, il est fort possible que tu ne remettes jamais la main dessus.
_ Nous avons un moyen infaillible pour le retrouver, ajouta Ermengarde. Patiente quelques instants devant la hutte. Nous te dirons lorsque tu pourras y entrer de nouveau. » Et, à peine eut-elle dit cela que les deux femmes disparurent dans leur abri de fortune, laissant là le jeune noble qui se demandait encore s'il devait se fier à elles où disparaître aussitôt à grands pas en direction de l'ouest. Finalement, il opta pour l'attente, sa curiosité ayant pris le dessus sur son impétuosité. Il marcha en cercles durant plusieurs minutes, puis vint s'asseoir près de l'ouverture de la cabane. Curieuses femmes, tout de même, qui semblaient avoir des remèdes à tout. Guérisseuses, certes, mais un peu sorcières, il fallait en convenir. Enfin, jusqu'à présent, elles avaient été vraiment de son côté, et semblaient se complaire à le materner.

Ce fut au bout d'un temps qui lui parut infiniment long qu'Ermengarde réapparut enfin, et lui fit signe de la suivre à l'intérieur. Cette fois-ci, l'odeur qui émanait du chaudron était bien différente de celles auxquelles elles l'avaient habitué jusqu'à présent. C'était quelque chose d'indéfinissable, qu'il n'avait jamais eu l'occasion de sentir, à mi-chemin entre le poivre et le musc. Ermengarde lui demanda de s'asseoir sur la litière de fougères qu'elle avait préparée à cette intention. Il lui obéit, toutefois vaguement inquiet de connaître la suite des événements. Comme il s'y était attendu, il eut à ingurgiter une nouvelle potion qui, à sa surprise, avait un goût similaire à celui d'une soupe d'orties. « Et quel est le rapport entre ce breuvage et le fait de retrouver la Belette ? » Demanda-t-il, toujours aussi sceptique quant à l'efficacité de la chose. Un sourire illumina le visage d'Ingeburge, la rajeunissant de plusieurs années, lorsqu'elle lui répondit : « Ca, mon jeune ami, c'est une drogue puissante. Qui la prend sera capable de voir loin, très loin. » Ermengarde tint à préciser : « C'est grâce au hibou que tu pourras profiter des vertus de ce breuvage. La communauté des oiseaux de proie a pris la décision de t'aider. » Ascelin ne put dissimuler sa surprise. « Le hibou ? Quel hibou ? » Demanda-t-il, stupéfait. Ermengarde tenta de lui rafraîchir la mémoire : « Le hibou que tu as sauvé il y a quelques jours de ça. Tu ne te rappelles pas ? »
_ Celui que des paysans avaient piégé ? Fit le jeune homme, incrédule. « Oui, celui-là même. » Ascelin trouvait que là, elles allaient un peu loin dans leur rôle de sorcières bénéfiques. Quelle était cette folie ? Cette histoire d'oiseaux, de drogue pour voir loin, il n'y comprenait décidément plus rien. Ingeburge se rapprocha de lui, autoritaire : « Maintenant que tu as bu la potion, il te faut t'allonger. Elle ne va pas tarder à faire effet. » Ascelin s'exécuta. Une pensée lui vint à l'esprit : « Quelles vieilles folles ! » Charmantes, certes, mais folles, c'était à n'en pas douter.

Une minute à peine s'était-elle écoulée depuis qu'il reposait sur le dos lorsqu'il lui sembla soudain que le plafond de la hutte se mettait à onduler. Sa vision se brouilla presque instantanément et, comme dans un rêve, toutes sortes d'objets imaginaires se mirent à flotter devant lui : filaments aux couleurs de l'arc-en-ciel qui s'entrecroisaient au hasard, bulles éthérées sur lesquelles s'accrochaient de multiples reflets, points luminescents et irisés... Et puis, tout d'un coup, il eut la sensation d'une formidable explosion dans sa tête, et ce monde de chimères sembla voler en éclats pour laisser place à l'immensité de l'azur. Devant lui, plus aucun plafond ne lui faisait obstacle : il n'y avait plus que le ciel d'un bleu profond, et des nuées effilochées qui apparaissaient çà et là. Ses bras se mouvaient avec aisance et, lorsqu'il vit les rémiges plumeuses tachées de brun sombre, alors il comprit qu'il volait. Il oublia que l'état dans lequel il se trouvait pouvait être le résultat de quelque diablerie. La sensation était bien trop surprenante et bien trop agréable pour le moment. Il eut conscience qu'il se retournait avec aisance, et toute une mosaïque d'arbres, de buissons, de clairières apparut, lointaine, en-dessous de lui. Son regard acéré distinguait, malgré la distance, chaque détail, chaque mouvement : un lièvre minuscule galopait à la lisière d'un pré, une pie s'envolait d'une cime sur une autre. Sa vision était décuplée, et il était maintenant semblable à ces faucons qu'il admirait tant lorsqu'ils sillonnaient le ciel. Un courant ascendant le happa comme s'il n'était qu'un vulgaire flocon de neige. Il vit nettement la hutte des guérisseuses et, au-delà de la forêt, le ruban argenté de la rivière qui sinuait par endroits au milieu des arbres. Quelques coups d'ailes, et sa vision porta beaucoup plus loin. Il avait compris : c'était le meilleur moyen de repérer la Belette. Alors il se mit à flotter sur les masses d'air en cercles concentriques de plus en plus grands, et rien tout en bas ne semblait lui échapper. Sa recherche se poursuivit jusqu'à ce qu'un mouvement inaccoutumé attirât son attention. Sur un chemin de terre, un petit groupe d'hommes marchait à vive allure, suivis de deux chevaux que tiraient des longes. Il venait de reconnaître Ombrage et son cheval de bât. Quelques secondes d'attention lui suffirent pour repérer son page, traîné de force à la suite de la troupe, les deux bras entravés derrière son dos. Il ignorait qui étaient ces hommes, mais il était certain que la Belette était dans une situation pour le moins délicate. Alors il repéra la direction dans laquelle le groupe d'hommes se dirigeait, et évalua la distance par rapport à la hutte : une demi-journée de cheval d'avance, pas plus. Mais pour un homme à pied, c'était déjà bien trop.

L'effet de la drogue ne tarda pas à se dissiper, et Ascelin retrouva peu à peu le lacis de branchages qui faisait office de plafond. Les deux femmes veillaient à ses côtés et, le voyant revenir à la réalité, se mirent à le questionner : « Alors, petit seigneur, as-tu réussi à savoir ce que tu voulais ? » Il releva le buste, la tête encore embrumée. « Je sais où est mon page. Mais, hélas, il est déjà bien trop loin pour que je puisse espérer le rattraper. 
_ Qu'à cela ne tienne, fit Ingeburge. Pour ça aussi nous avons une solution. » Et elle le prit par la main, l'obligeant à se lever et à la suivre.

Dehors, à quelques pas de là, en bordure d'une futaie, un cheval bai, entièrement arnaché, attendait calmement qu'on vienne le chercher. « Où avez-vous trouvé ça ? » demanda Ascelin, déconcerté par tant de conjonctures en sa faveur. Ce fut Ermengarde qui lui répondit : « Tu sais, mon agnelet, il en passe du monde dans ces bois, et il arrive souvent que les voyageurs égarent un de leurs biens. » Le jeune seigneur n'en demanda pas plus. Il accepta l'offrande en toute simplicité et monta en selle avec légèreté. Ingeburge, pensant qu'il en aurait peut-être besoin par la suite, lui remit une gourde en cuir contenant un reste de la potion. Il la prit et la dissimula dans ses fontes, puis, du haut de sa monture, regarda les deux vieilles femmes et leur déclara : « Je vous dois beaucoup, gentes dames, mais vous me voyez-là démuni de tout et incapable de payer ma dette envers vous.
_Ne t'inquiète pas pour ça, Ascelin, répondit la plus âgée. Contente-toi de retrouver ton page. Et si tu veux néanmoins nous payer en retour, alors... promets-nous de ne jamais farcir la tête de tes enfants de toutes ces fadaises qui circulent sur les sorcières, et continue à protéger les oiseaux de proie. » Ascelin les gratifia d'un de ses plus beaux sourires avant de répondre : « Vous avez ma parole, Mesdames. » Et, faisant virer son cheval, il s'éloigna au trot dans l'ombre des futs centenaires.

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