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lundi 29 août 2011

Chapitre 8 : Regrettable impulsion

Au confluent de la Chalaronne et du Relevant se dressait dans la Dombes un modeste château, tout de briques rouges, et dont la tour carrée et les remparts, du haut d'une éminence, dominaient le plateau environnant. Après s'être rejoints au large de la ville de Lyon, les deux bataillons commandés par le seigneur Eudes s'étaient refondus en une seule et unique troupe. Au pied du castel, ils avaient monté leurs tentes, lesquelles venaient en contrebas fleurir les prés de dizaines de cônes blancs, surmontés de bannières à l'effigie de l'ours. Pour l'heure, de gros nuages gris roulaient dans le ciel printanier, chargés d'humidité. Jehan leva les yeux vers eux et, tout en fixant les nuées changeantes, s'adressa à Thibaud en ces termes : « Ca va bien finir par nous tomber dessus.
_ Ouais, répliqua l'autre, et c'est bien connu, comme le dit le proverbe, pluie et cordes point ne s'accordent.
_ Tu l'as dit, compère. Nous devrions nous mettre céans à l'abri d'une tente. Celle du noble Eudes me conviendrait tout à fait, qu'en penses-tu?
_ D'autant plus qu'il m'a l'air d'apprécier notre art », répondit le blondinet en nouant ses cheveux d'un ruban cramoisi. 
Les deux ménestrels venaient de passer la nuit dehors, sous la protection d'un antique chêne rouvre, à la limite du campement. Ramassant leurs affaires, ils se dirigèrent vers la tente d'Eudes, celle dont l'étendard était le plus voyant, croisant tout au long de leur marche des hommes en armes, qui les laissaient passer un sourire amusé au coin des lèvres. Depuis ces deux semaines durant lesquelles ils s'étaient insérés dans la troupe, ils avaient eu le temps de se faire accepter. D'abord par Eudes, qui semblait effectivement prendre plaisir à écouter leur répertoire lorsque la halte du soir leur donnait enfin quelque repos. Et puis par ses hommes, pour qui leur présence était synonyme de divertissement. De leur côté, ils y voyaient l'occasion bien sur d'exercer leur talent, mais aussi de recueillir toutes sortes d'anecdotes auprès de ces acteurs de la croisade. Anecdotes qu'ils s'efforçaient d'embellir et de transcender pour, de la matière brute qui leur venait des champs de bataille, tisser peu à peu les histoires qui, auprès des générations à venir, feraient naître la Légende.

Devant la tente du seigneur, Quentin de Belval et le Chancelant étaient de faction autour d'un feu. Voyant venir à eux les deux artistes, ils tinrent à les prévenir aussitôt. « Si c'est Eudes que vous désirez voir, fit Quentin, il faudra repasser. » « Oui, précisa son compagnon d'armes. Il faisait encore nuit lorsqu'il est parti pour le château, et il y a de fortes chances qu'il revienne tard dans la soirée, voire même seulement demain. » Une lueur d'étonnement teinta le regard des deux ménestrels. Le château de Châtillon sur Chalaronne qu'ils venaient de leur désigner, était vide de son seigneur depuis des années, depuis qu'il avait rejoint le cortège des nobles en partance pour l'orient. Et dans la région, on disait qu'il n'était pas encore rentré. Le Chancelant les invita à s'asseoir au coin du feu et à partager avec eux un gobelet de vin claret accompagné d'une tranche de pain à l'anis. Ils acceptèrent avec entrain, et se retrouvèrent ainsi à discuter de choses et d'autres devant le foyer ravivé du matin qui dissipait peu à peu l'humidité de la nuit.
« Je parie que vous aimeriez savoir pourquoi Eudes a rejoint le château, et ne réside pas parmi nous comme à son habitude », fit remarquer Quentin entre deux gorgées de vin. «  Ma foi, répondit Jehan, si vous êtes prêts à nous le conter... 
_ Et bien , enchaîna le chevalier, à l'heure qu'il est, il est auprès de sa maîtresse, Blanche, épouse du seigneur de Châtillon.
_ Ah! fit Thibaud. Voilà donc la raison de son absence. Il prend du bon temps, votre maître. Mais qui pourrait avoir l'impudence de le lui reprocher?
_ Personne assurément, répondit Quentin. D'ailleurs, tout le monde est parfaitement au courant de sa liaison. Sauf le mari, cela va de soi. » A ces mots, des sourires apparurent sur toutes les lèvres présentes. Thibaud en rajouta une couche : « Je me trompe, ou c'est la caractéristique même d'un cocu ? » Des rires fusèrent, vite réprimés. Quentin poursuivit : «  En fait, cela a commencé il y a maintenant quatre ans, lorsque nous sommes partis à la suite de Godefroy de Bouillon. A l'époque, nous avions fait une halte dans les parages, et Eudes a voulu rendre une visite de courtoisie au seigneur de Châtillon. Mais il ne l'a jamais trouvé, car il était déjà sur le chemin des croisades.
_ Donc, conclut Jehan, en lieu et place du maître des lieux, il a trouvé sa femme.
_ Si fait! S'exclama le Chancelant, tandis que les sourires réapparaissaient. Et il en est tombé fort amoureux. La preuve en est notre étape de ces jours-ci. » A peine eut-il fini de parler que quelques gouttes d'eau, de la taille d'un ongle, se mirent à tomber. Thibaud regarda le ciel en grimaçant : « Je crois que nous devrions nous mettre à l'abri. Ce qui s'annonce risque de s'avérer plutôt sévère. » Aidé du Chancelant, Quentin commença à réunir leurs affaires, dans le but d'un repli vers la tente la plus proche. Jehan, s'adressant aux deux hommes, leur déclara : «  Mon compagnon et moi allons nous rendre au château avant que la pluie ne nous trempe les os. Je pense que la dame de ces lieux, ainsi que son seigneur d'amant, ne refuseront pas l'hospitalité à deux pauvres musiciens en quête d'un peu de chaleur et d'un toit pour abriter leurs talents. » Et, suivi de Thibaut, il prit en toute hâte la direction des murs fortifiés qui se dressaient en protecteurs à une centaine de mètres de là.

Dans la chambre du château, derrière les courtines de lin grège qui entouraient l'immense lit de plumes, Eudes et Blanche, nus comme au premier jour, se tenaient si étroitement enlacés qu'ils donnaient l'impression de n'être plus qu'un seul corps. Leurs souffles accélérés et leurs cris de jouissance envahissaient la pièce, allant se perdre parmi les grandes tapisseries qui ornaient les murs, et qui les absorbaient comme ils l'auraient fait d'un liquide. Eudes, les yeux grand ouverts sur la beauté brune de sa partenaire, laissa passer lentement la vague orgasmique, puis, comme à regret, se détacha d'elle pour s'allonger à ses côtés, le buste calé sur des oreillers moelleux. De toutes les femmes qu'il avait connu, c'était elle , assurément, qui répondait le mieux à ses désirs de mâle. Et il savait que réciproquement, ses performances au lit le dotaient à son égard d'une aura considérable, que sa participation aux croisades, à elle seule, n'aurait pas suffi à lui procurer. S'arrachant à la douceur de la couche et des bras de sa maîtresse, il entreprit de se vêtir. Tout en faisant cela, il ne pouvait s'empêcher de la détailler du coin de l'oeil. Elle était si belle. Le noir de ses cheveux défaits et de la région de son sexe contrastait singulièrement avec la blancheur de sa peau. Et ses seins tout comme ses hanches étaient parfaits, il n'y avait rien à y redire. Les journées et les nuits qu'il avait passées en sa compagnie suite à leur première rencontre l'avaient tellement marqué que leur souvenir, malgré les quatre années de séparation, était resté intact en lui, et il la retrouvait aujourd'hui inchangée, tout comme ses sentiments pour elle. Il se dirigea, à moitié vêtu, vers l'une des ouvertures ménagées à travers l'épaisseur des murs, attiré par le bruit de la pluie qui s'était mise à tomber violemment au-dehors. Il se pencha sur l'embrasure de briques. De là, le regard pouvait embrasser les prairies alentour, et une odeur de terre et de végétaux mouillés remontait maintenant des contreforts herbeux. Il eut un léger soubresaut lorsqu'il sentit les bras de Blanche lui enserrer la taille. Elle venait de le rejoindre, sans même prendre le temps de s'habiller, et la tiédeur de sa peau contre la sienne le fit se retourner. Ses yeux plongés dans les siens, elle demanda : « Puis-je espérer ta présence pour cette nuit encore ? » Eudes lui sourit. Il lui semblait que d'elle, jamais il n'en serait rassasié. « Tout ce qui reste de jour et tout ce qu'il adviendra de la prochaine nuit, je resterai avec toi. » Et, ce disant, il posa ses lèvres sur les siennes. Sa nudité l'excitait de nouveau. En son château de Fiercastel, il savait que sa femme l'attendait, avec ses deux jumeaux, un garçon et une fille qu'elle lui avait donné, et qui devaient avoir environ dans les huit ans maintenant. Mais ils pouvaient attendre. Blanche comptait plus que tout.

Alors qu'il la menait vers le lit, un des hommes de sa garde fit irruption dans la pièce. Couvert de mailles de fer, son épée au côté, sa présence en ces lieux semblait soudain à Eudes parfaitement déplacée dans ce temple de l'amour qu'il s'était improvisé. Mais, il le savait, ses soldats jouaient parfaitement leur rôle. Aussi écouta-t-il sans broncher ce que l'homme avait à lui dire. « Monseigneur, il y a là deux ménestrels qui demandent à vous voir »,fit le garde, imperturbable devant la nudité de la dame. « Ah, oui, répondit Eudes. Je les avais oublié, ces deux-là. » Et, se tournant vers sa maîtresse : « Ca te dirait, ma mie, d'écouter une chanson de geste sur les exploits réalisés durant les croisades ? Je dois avouer que ces deux artistes ont un talent avéré. Ils arrivent à mettre assez joliment en scène certaines histoires que je leur ai contées.
_ Cela me siérait, seigneur Eudes », répondit elle en fourrant négligemment une main dans la maigre toison rousse qui lui ornait le torse. Eudes s'adressa alors à son homme : « Installe-les dans les cuisines. Nous allons les rejoindre d'ici peu. » Puis, tandis que le garde s'éloignait d'un pas vif, répondant à la sollicitation de sa compagne, il la gratifia de nouveau d'un long baiser qu'il ponctua d'une phrase :  «  Je ne sais pas pour toi, mais moi je meurs de faim. »

Quelques instants plus tard, Blanche finissait de s'habiller lorsqu'elle vit, posé sur l'un des coffres en bois qui meublaient la pièce, un rouleau de parchemin assez épais. Cet objet l'intrigua. Son mari en possédait quelques-uns, mais pas aussi lourds. Il lui était arrivé de se faire lire certains d'entre eux, lesquels, se rappelait-elle, traitaient essentiellement du sentiment amoureux. Aussi, s'en saisit-elle et, curieuse, commença à le dérouler. Eudes n'attendit pas pour lui sauter dessus. Surgissant d'un angle de la chambre, tel un chat sauvage sur sa proie, il lui arracha l'ouvrage des mains, ne pouvant s'empêcher de s'exclamer : « Ne touche pas à çà ! » Fortement surprise, elle dirigea vers lui son regard noir comme le jais. « Un cadeau d'une autre de tes maîtresses ? » demanda-t-elle, une nuance d'ironie dans la voix. En disant cela, et bien malgré elle, ses yeux sombres se mirent à briller d'une flamme que son amant ne lui avait jamais connue jusque là. Il trouva que cela lui seyait à merveille et, par jeu, prit la décision d'entretenir cette étincelle d'amour exclusif qu'il lui découvrait subitement. « Et si cela était ? Hasarda-t-il. Peut-être après tout n'es-tu pas la seule femme qui m'attire ? » Pour toute réponse, elle l'approcha avec une démarche ondulante et, lui effleurant la joue, murmura : « Si le nom de celle qui t'accorde ses faveurs vient à m'être connu, je te le jure, Eudes, je la tue de mes propres mains. » Un rire irrépressible le secoua alors. Déposant le rouleau sur le coffre, aux côtés de son épée Divine, il la prit par la taille. « Dieu ! Ce que la jalousie te va bien ! Mais, crois moi, tu n'auras pas à arriver à de telles extrémités.
_ Puisque mon Seigneur l'affirme », lui fut-il répondu aussitôt.

Dans la cuisine, pièce aux grandes dimensions surmontée d'une charpente bien visible, l'immense cheminée dispensait une chaleur réconfortante pour les deux ménestrels qui, passablement trempés, s'étaient temporairement réfugiés auprès d'elle. Alentour, une poignée de serviteurs des deux sexes s'affairaient à préparer divers mets pour alimenter toute la maisonnée. Derrière eux, sur une lourde table en chêne, quelques perdreaux déjà plumés attendaient l'heure d'être rôtis, au milieu de divers légumes et racines. Et, sous les crédences surchargées de vaisselle et de poteries garnies d'aromatiques, pendaient des tresses d'ails et d'oignons. Le même garde vint alors les chercher, leur intimant de les suivre. Leurs vêtements à peine secs, ils lui emboitèrent le pas, pour gagner la vaste salle dans laquelle les attendaient, déjà attablés, le seigneur ainsi que sa maîtresse. A la demande d'Eudes, ils entamèrent un chant de leur composition, qui relatait la prise d'Antioche. La voix de Thibaud s'élevait, pure et forte à la fois, accompagnée du son du luth. Eudes songeait, en écoutant les paroles, combien la version de l'événement relaté dans ce poème épique pouvait être édulcorée. Mais c'était mieux ainsi. Expurger ces moments vécus de tout ce qu'ils avaient pu comporter de honteux et de traumatisant, oublier combien d'hommes, là-bas, étaient morts de dysenterie ou de faim, éliminer de la mémoire collective le fait que certains avaient été réduits à se nourrir de la chair des cadavres, cela valait mieux pour tout le monde.

Ils se divertirent ainsi longtemps, et quand ils furent enfin rassasiés de chansons et de nourriture, le seigneur, raccompagnant les ménestrels, les confia aux bons soins d'une cuisinière, et le couple illégitime reprit le chemin de la chambre. A peine arrivé, Eudes enveloppa de nouveau sa compagne de ses bras. Mais, avant même qu'il eut le temps de lui délacer sa tunique, un rapide coup d'oeil dans la pièce lui fit comprendre que l'objet auquel il tenait tant n'était plus à sa place. Sa réaction fut vive : «  Où est le parchemin ? » Demanda-t-il d'emblée, et une certaine agressivité perçait dans sa voix. « Je l'ignore », lui répondit-elle. « Ne me ment pas. Il était encore là il y a peu, et tu es la seule en ces murs à en connaître l'existence ! » Eudes exerçait une ascendance maîtrisée sur son entourage, et il avait l'habitude d'être obéi. Devant cette démonstration d'autorité, elle ne se sentait pas de taille à continuer à lui mentir. Elle se retourna à moitié, boudeuse, avant de lui avouer : «  Je l'ai détruit. Tu semblais y attacher tellement d'importance, beaucoup plus qu'à moi...
« Es-tu folle ?  La coupa Eudes. Et qu'en as-tu fait exactement ?
_ Je l'ai jeté au feu, dans les cuisines, pendant que tu discutais avec les ménestrels. » Elle sentit la colère monter en lui, mais en même temps les efforts qu'il faisaient pour la réprimer. « Ah ! Reprit-il, tu n'es qu'une femelle ignorante. Jamais je n'aurais du te faire confiance. Si tu t'imagines que je me promène avec sur moi des lettres d'amour, tu te trompes lourdement. Ce que tu viens de détruire par folle jalousie avait beaucoup plus de valeur à mes yeux que les écrits d'une femme. » Blanche commençait à réaliser la hauteur de sa bévue. Mais elle voulait d'abord en savoir plus. « Et qu'est-ce qui peut compter autant aux yeux de mon seigneur ? » demanda-t-elle. « Ce que tu viens de détruire touche aux affaires publiques et religieuses, et ton attitude à mon égard me déçoit terriblement. 
_Est-ce vraiment très...grave ? » Fit-elle, ne sachant plus trop quoi penser.
_ Le geste en soi est grave, mais je suis suffisamment prudent pour faire en sorte que ce ne soit pas irréversible. Par contre, je me vois dans l'obligation de te quitter. Il me faut retourner à Fiercastel le plus rapidement possible. » Dans les yeux qui le fixaient il lut alors un réel repentir. « Je regrette Eudes, dit-elle, j'ignore ce qui m'a pris. C'était comme une impulsion soudaine. Je regrette tellement.
_ Tes regrets ne changeront rien à ma décision. Il fallait y penser plus tôt. Songes-y durant le temps où je vais être de nouveau loin de toi. La prochaine fois, évite les accès d'humeur. » Sur ces dernières paroles, Eudes ramassa son épée et s'éloigna de la chambre à grands pas, laissant là sa maîtresse, confuse et désemparée. Bientôt suivi d'une petite escorte d'hommes en armes, il traversa les cuisines, emmenant dans son sillage les deux ménestrels qui, interrompus au beau milieu de leur ripaille improvisée, quittèrent les lieux avec chacun une juteuse cuisse de perdreau à la main. Passant devant la cheminée, le seigneur ne put s'empêcher de jeter un coup d'oeil rapide dans le foyer encore rougeoyant. Des restes calcinés du rouleau de parchemin jonchaient effectivement les pierres de l'âtre. Il en ramassa une partie, qui s'évanouit en fine poussière charbonneuse dès le premier contact. Il savait que trois copies circulaient en ce moment même, enfin, il le supposait, et ignorait totalement à quels endroits elles se trouvaient. Désormais, il lui fallait rallier son fief tout en continuant de détourner l'attention des moines soldats, s'il voulait que ses frères aient une chance de réussir. Il en voulait à Blanche d'avoir cédé si facilement à la jalousie, et en même temps il s'en voulait à lui-même d'avoir essayé de jouer avec un tel sentiment. Lorsqu'il franchit, suivi de ses hommes, la porte extérieure qui menait à son campement, le feu de la colère couvait encore en lui.

lundi 22 août 2011

Chapitre 7 : Le tournoi

                                                                Toujours la même chambre minable et crasseuse. Cela faisait maintenant des jours qu'ils étaient là, coincés dans la ville méridionale grouillante de monde. Hernaut, assis au bord de la paillasse, rêvassait comme à son habitude, le regard perdu dans quelque songe bien à lui. Célinan, vêtu de brun et de vert jade, les cheveux noirs et lisses retombant sur les épaules, s'apprêtait à sortir. Il tira son compagnon de ses pensées en s'adressant à lui : « Hernaut, ça ne peut plus durer. Ne compte pas sur moi pour rester indéfiniment ici. Dans deux ou trois jours tout au plus, je quitte définitivement cette ville, que tu me suives ou non. » Son interlocuteur leva les yeux vers lui, dans un effort visible pour reprendre contact avec le monde réel. « Tu es libre, Célinan. Pourquoi t'empêcherais-je de partir ? Mais tu le sais bien, je ne te suivrai pas. Pas en étant si prêt du but, en tous cas. » Depuis quelque temps, il avait réussi à s'introduire dans l'entourage du comte d'Ildebrando Lambardi, père de la douce Colombe, celle pour laquelle il se consumait d'amour, et pour lui c'était un premier pas positif en direction de la belle, même s'il n'avait pas encore réussi à échanger ne serait-ce que quelques mots avec elle. Au moins, de temps à autre, il pouvait espérer l'apercevoir furtivement dans les couloirs du palais Lambardi, tandis qu'il flattait le père. Pour conquérir la fille, il était prêt à tout. « Et que vais-je dire à ton frère Eudes lorsque je le reverrai ? » attaqua de nouveau Célinan. «  Et bien, tu lui diras la pure vérité. Que j'ai trouvé ici la plus belle des fleurs, et que je compte rester jusqu'à ce que je puisse la cueillir pour l'emmener avec moi à Fiercastel.
_ Hernaut, si je me souviens bien, ton frère aîné tenait à ce que je reste à tes côtés afin de t'escorter jusqu'à ton retour. Si je reviens sans toi, il va me le reprocher, c'est sur. Crois-moi, laisse tomber cette jouvencelle. De toutes façons, c'est perdu d'avance. Jamais son père n'acceptera de te la confier. A ce que l'on m'a dit, elle a bien trop de prétendants dont les titres et les richesses ne te laissent aucune chance.
_ Bah ! Fit Hernaut en haussant les épaules. Ce sont tous de vieux barbons. J'ai pour moi mon nom et ma jeunesse, et aussi la promesse de terres que mon frère saura me céder si je me marie.
_ Tu es désespérant, Hernaut. C'est comme si un mal insidieux t'avait soudain frappé. Je renonce désormais à te convaincre.
_ Je n'y puis rien, c'est ainsi. Et si tu veux ôter le mal voluptueux qui a pris racine en moi, il te faudra désormais m'arracher le cœur. » Célinan eut une moue dégoûtée avant de répondre : « Je laisse tomber, te dis-je. Encore trois jours durant lesquels je continue à jouer, car je suis dans une telle veine en ce moment que je suis en train de me constituer une petite fortune, et je reprends la route sans toi. Et peu importe ce que dira Eudes, j'aurais fait mon possible pour te convaincre. » Disant cela, il se saisit de son couvre-chef et, jetant un dernier regard plein d'intensité à son compagnon, le quitta sur le champ.

Hernaut resta encore quelques minutes accroché à ses chimères. Le regard de Colombe semblait ne plus vouloir le quitter. Sans cesse il revoyait ses yeux mauves à nuls autres pareils. Il avait passé la plus grande partie de sa journée dans les corridors à peine éclairés où des courtisans en mal de reconnaissance attendaient des heures durant le bon vouloir d'Ildebrando. Et il n'avait pu être reçu que l'espace d'un instant, juste le temps d'assurer le comte de son dévouement à son égard, et pour recueillir l'espoir d'être de nouveau convié le lendemain à partager avec lui quelques pas sur les dalles marbrées de sa somptueuse demeure. Et pas de Colombe ce jour-ci : elle n'avait pas réapparu, contrairement à son attente. Un rictus de dépit au coin des lèvres, il se saisit de Flambante, discernant à peine son mince reflet sur sa lame parfaite. Hernaut de rien du tout, voilà ce qu'il était. Célinan avait raison. Même son nom ne lui ouvrirait pas la porte qui menait au cœur de sa belle. Prenant la garde à deux mains, il dressa l'épée devant lui : « Flambante, je t'en fais le serment. Je n'attendrai pas la prochaine lune pour gagner l'amour de Colombe. Dussé-je recourir à la force pour qu'elle s'attache à moi. » Il réalisa soudain que c'était à son épée qu'il s'adressait. Il fallait qu'il se reprenne, sinon tout ça finirait par le mener au bord de la folie. Le jour déclinait à travers l'ouverture qui, drapée d'un tissu d'un jaune sale, donnait sur la rue. Le mieux était qu'il sorte, qu'il donne en pâture aux élans de son cœur autre chose que ces quatre murs mal blanchis et que ce plafond qui manquait à tout instant de s'écailler. Aussi se leva-t-il, et après avoir ouvert la porte, dévala les escaliers branlants qui le menaient vers l'extérieur.

Une fois dehors, il fit quelques pas à travers les ruelles peu éclairées, se heurtant à la foule des manants qui, revêtus de tuniques ou de pourpoints aux couleurs vives, souvent usagés, commençaient à cette heure à animer la ville. Milan s'éveillait, et Hernaut, d'ordinaire, appréciait ce moment où, le soleil se couchant, apparaissaient comme par miracle toutes sortes de gens, sortis d'on ne sait où, et prêts à dépenser sans compter l'énergie qu'ils avaient accumulé durant le jour. Mais maintenant, depuis qu'il avait rencontré Colombe, il recherchait plutôt la solitude, et s'enfonçait dans les ruelles sordides, évitant au passage les ordures qui jonchaient le sol, fuyant la populace pour quelque placette reculée, où il pourrait trouver le calme propice à ses méditations d'amoureux incompris. Au hasard de sa promenade nocturne, non loin de la cathédrale qu'un malheureux incendie venait de détruire, à un endroit suffisamment vaste pour que les badauds puissent s'y masser, il tomba sur un attroupement qui attira son attention. Un crieur de rue y annonçait un événement pour lequel il éprouva un grand intérêt : le comte d'Ildebrando faisait annoncer en public son intention d'organiser un tournoi d'ici à quelques jours. Hernaut en fut d'abord surpris. Ce genre de réjouissance, s'il était répandu au nord de la Loire, ne se pratiquait habituellement pas dans les régions méridionales. C'est alors que le crieur informa la foule du prix qui serait dévolu au vainqueur du tournoi. Il s'agissait tout bonnement, et cette récompense n'était pas des moindres, de la main de la fille du Comte, la si splendide et si courtisée Colombe d'Ildebrando Lambardi. A cette annonce, le sang d'Hernaut ne fit qu'un tour, et il crut qu'il allait défaillir. La main de Colombe pour enjeu ! Il en déduisit que le Comte, assailli par les chevaliers de passage qui venaient demander sa fille en mariage, avait fini par suivre le conseil de l'un d'entre eux, et qu'il estimait qu'une joute serait le meilleur moyen de repérer, parmi tous ces prétendants, celui qui était le plus vaillant et le plus courageux, et par conséquent le plus digne de son bijou de fille. Il fallait absolument qu'il participe à ce tournoi, car il voyait clairement là le moyen d'arriver à ses fins. Mais, plumé par ses dernières parties de dés, il ne lui restait rien de son équipement guerrier : pas la moindre pièce d'armure, pas une cotte de maille, même pas de destrier en outre. Même ses éperons y étaient passés. Seul Flambante était toujours en sa possession, mais il était clair qu'il ne pouvait pas se présenter au tournoi muni de sa seule épée. Bref, c'était la déchéance la plus complète. Alors, il pensa subitement à Célinan. Lui, au moins, il avait largement de quoi acheter un équipement complet et un cheval plus que correct, ainsi que de s'assurer les services d'un écuyer. Il fallait absolument qu'il le trouve ce soir.

Ce fut d'ailleurs assez rapidement qu'il remit la main dessus. Célinan avait coutume de fréquenter deux ou trois tavernes de son choix, et ce fut un jeu d'enfant de le retrouver. Il le surpris comme d'habitude se livrant à son passe-temps favori, et ce fut aussi sans étonnement qu'il constata qu'il était encore en veine. N'hésitant pas à le déranger, il lui glissa un mot à l'oreille. Il faut croire qu'il était convainquant, car Célinan, abandonnant la partie en cours, le suivit séance tenante dans la rue. Une fois là, à la lueur des torches, il lui expliqua en détail ce qu'il attendait de lui. Son vassal, après qu'il se fut engagé bien sur à le lui rendre au centuple, consentit aussitôt à lui fournir une armure et un cheval, et lui promit d'embaucher un écuyer le plus rapidement possible. Si Hernaut n'avait pas été aussi aveuglé par sa fièvre amoureuse, il se serait certainement douté que si Célinan acceptait aussi vite, c'est qu'il y avait là anguille sous roche. Il n'y avait qu'à voir l'éclat qui brillait dans son regard de braise à ce moment-là pour comprendre. Mais l'amour n'a point d'yeux pour percevoir la réalité des choses. Aussi accepta-t-il l'aide de son compagnon sans se poser de question, ravi bien au contraire d'avoir trouvé la solution pour s'inscrire à ce tournoi. Maintenant, il en était persuadé, il en sortirait vainqueur, et le prix de sa victoire ne pouvait être que Colombe.

Le jeune homme qu'il reçut quelques jours plus tard dans leur modeste chambre devait avoir dans les quatorze ans, pas plus. C'était le fils cadet d'une famille de petite noblesse que Célinan lui avait déniché pour le servir. Il avait certes fière allure. Il venait d'ôter son chapeau en entrant, découvrant un visage plutôt volontaire, qu'encadraient ses cheveux noirs et raides coupés au bol et qu'illuminaient ses yeux vifs et sombres. Il était déjà bien charpenté pour son âge et portait une tunique vert mousse sur des chausses noires qui, resserrée à la taille par une ceinture de cuir, mettait en évidence son corps de jeune athlète. Hernaut songea en le voyant qu'il ressemblait étrangement à Célinan. Rien d'étonnant à cela, d'ailleurs. Son vassal aimait les garçons énergiques et fringants, à son image. « Colin, fils cadet du baron Bermond d'Anduze, Messire, pour vous servir. » articula nettement l'adolescent, tout en accompagnant sa phrase d'un élégant salut. Son père, vassal du comte de Toulouse, avait du l'emmener avec lui lors de la croisade, ce qui expliquait sa présence en ces lieux. Il ferait parfaitement l'affaire.

Flanqué de son écuyer, Hernaut se rendit au monastère où étaient exposés les blasons des nobles et des chevaliers désignés pour la joute, et face auxquels il devrait se déclarer comme étant leur adversaire. Dans la salle capitulaire, sous les voûtes d'arêtes soutenues par de solides piliers, les écus, au nombre de six, avaient été exposés. Passant devant chacun d'eux, il offrit à l'adolescent qui le suivait un aperçu de son savoir en héraldique, qu'il avait acquis en côtoyant les diverses familles durant son séjour en Orient. Cette connaissance lui était d'ailleurs devenue indispensable en temps de paix comme en temps de guerre, lorsqu'il voulait savoir à qui il avait à faire. «  D'or et d'azur surmonté de trois fleurs de lys, commenta-t-il en s'arrêtant devant l'un des blasons. C'est la maison de Guînes, assurément. » Puis il poursuivit, talonné par l'adolescent qui semblait boire chacune de ses paroles : « Ah! Maison d'Avesnes, cette fois-ci. Presque nos voisins. Ecusson bandé d'or et de gueules de six pièces. » Ce qui dans son jargon signifiait six bandes or et rouges alternées. Puis, un peu plus loin, désignant des armoiries où le noir et le rouge se mêlaient à l'or : « Maison de Sourdeval, ils viennent de Normandie. » Il avança encore d'un pas, et s'arrêta net devant un écu d'un bleu saphir sur lequel s'étalait avec insolence, les ailes déployées, un aigle noir. « Qu'est ceci? » fit Hernaut à haute voix, mais s'adressant à lui-même. Son écuyer ne pouvant certes pas le renseigner, il interpella le moine qui, de faction dans la salle, se tenait silencieux dans un angle, tonsure et robe de bure dans la pénombre. « Dites-moi, frère convers, à qui appartiennent ces couleurs? » Le religieux, sortant de sa cache obscure, dévoila un visage osseux dans lequel brillaient des yeux perçants. «  Ce sont celles d'un chevalier, le sire Cavaletti, vassal du Duc de Milan. » Hernaut se tourna vers Colin pour lui faire remarquer : « Et bien, en voilà au moins un qui m'est complètement étranger. Ce sera l'occasion de faire sa connaissance. »

L'écuyer savait, depuis qu'il avait démarré sa carrière en tant que jeune page, que si les six chevaliers avaient été triés sur le volet par le comte lui- même, n'importe quel autre gentilhomme était autorisé à les défier. C'était bien ce que son maître avait l'intention de faire.

Le jour dit, Hernaut se présenta devant la lice, laquelle, bordée de palissades, avait été montée dans un champ, un peu à l'écart de la ville. Il y avait déjà foule sur les lieux. Toutes sortes de badauds s'étaient retrouvés là, friands de ce genre de spectacle où venaient s'exposer aux regards de tous les poncifs de la chevalerie, à savoir force, courage, éclat, et pour couronner le tout, effusions de sang et os brisés. Colin bien sur, mais aussi Célinan l'accompagnaient. Il montait un destrier de grande taille, gris pommelé aux crins noirs, bête splendide que son vassal, toujours sur les bons coups, avait néanmoins su dénicher à un prix plus que raisonnable. Déjà revêtu de son armure, il attendit que les hommes en armes, chargés du bon déroulement du tournoi, lui fassent signe d'entrer. Partout se dressaient des tentes de toile aux couleurs éclatantes. Chacun des chevaliers en lice avait la sienne propre. Un geste de la main à peine aperçu, et il pressa les flancs de son cheval, lequel pénétra dès lors dans l'enceinte, suivi de ses deux compagnons à pied. Des hérauts clamaient à la foule le nom et les titres des champions qui se présentaient. Depuis l'aube, il y en avait eu pléthore. Mais tous avaient fini par mordre la poussière. Hernaut, la visière de son heaume relevée, s'avança jusqu'aux loges d'honneur où, au sommet d'échafaudages improvisés, siégeait la fine fleur de la noblesse milanaise. Il reconnut de loin le comte, et chercha du regard durant quelques instants sa fille, qu'il trouva sans peine au milieu d'un groupe de femmes, tellement sa beauté et son maintien la distinguaient des autres. Colin leva à bout de bras l'écu des Belombreuse, et le fond d'or sur lequel se détachait l'ours noir accrocha soudainement les rayons du soleil. L'un des hérauts clama alors l'identité de son propriétaire. Depuis sa loge, Colombe adressa un regard plus qu'éloquent à ce jeune seigneur, dont elle ne voyait que les yeux d'un bleu céleste qui la fixaient intensément sous la visière de son heaume. Se saisissant de la longue lance que Célinan lui tendait, il la dressa alors vers le ciel, amenant la pointe de celle-ci à quelques centimètres de la jeune fille. Avec des gestes gracieux, elle noua un ruban de couleur azur à l'extrémité de l'arme. Hernaut, non sans l'avoir gratifiée d'un dernier coup d'oeil qui eut pour effet de la faire rougir, fit faire demi-tour à son cheval, et se retrouva face aux six chevaliers qui, arrogants et superbes dans leurs armures de métal, les heaumes surmontés de panaches de plumes aux couleurs aussi vives que leurs écussons, attendaient de front le long d'une des palissades. Il allait choisir son adversaire du moment. De la pointe de sa lance, il toucha sans hésiter le bouclier du seigneur d'Avesnes. Cela signifiait, en langage de chevalerie, qu'il était prêt à se battre avec lui à armes réelles. Avesnes, il l'avait rencontré sur la route qui menait à Saint Jean d'Acre, et il connaissait sa valeur au combat.

Chacun des antagonistes se dirigea vers une des extrémités de la lice, aussitôt rejoints par leurs écuyers, lesquels finissaient de les préparer pour la joute. Puis, une sonnerie de trompettes, un étendard incliné
du côté des hérauts et, de part et d'autre, les visières se baissèrent et les éperons s'enfoncèrent sans concession dans le flanc des chevaux, qui démarrèrent en trombe dans un fracas de hennissements et de sabots heurtés. Le choc fut terrible. Avec près de deux tonnes cumulées d'os, de muscles et de tendons lancés à toute vitesse, sans compter le poids des cavaliers et de leurs armures, il fallait bien s'y attendre. Mais il apparut très rapidement que des deux adversaires, aucun n'avait pris l'avantage sur l'autre, et ils se séparèrent sur l'élan de leur galop, un moignon de lance à la main, tandis que des esquilles venaient joncher le sol poussiéreux. Le temps de se réarmer, et ils repartaient à l'assaut.

Bien à l'abri de l'autre côté des barrières, Colin et Célinan assistaient au spectacle. Célinan se fendit d'un rictus un semblant ironique, ce qui attira la curiosité de l'adolescent, lequel lui demanda en toute franchise : « Qu'est-ce qui vous fait sourire ainsi, Messire Célinan? »
_ C'est que je lui fais confiance, et je suis persuadé qu'il va tous les exploser », mentit-il au jeune homme. Il ne pouvait certes pas lui avouer qu'il savait Hernaut mal préparé à ce genre d'affrontement, et qu'il attendait patiemment le moment où il viderait les étriers. Cela, d'après lui, ne saurait tarder. Ainsi, son maître devrait renoncer à la main de sa belle et, ridiculisé, n'aurait alors plus d'autre choix que de quitter la ville et de suivre son vassal. C'était dans ce but inavoué qu'il avait dépensé une partie de ses gains.

Le second choc fut aussi violent que le premier. Mais le résultat fut tout autre, et Avesnes se retrouva violemment projeté sur le sol, cloué sur le dos par le poids de son armure. Hernaut, sous les acclamations de la foule, le laissa aux mains des écuyers et des hommes d'armes qui accouraient pour lui porter secours, et se dirigea derechef vers les cinq autres chevaliers qui l'attendaient, imperturbables sur leurs solides et piaffantes montures. Cette fois-ci, son choix se porta sur le normand. Et, quelques minutes plus tard, au son des trompettes, la passe d'armes reprit de plus belle. Hernaut fut de nouveau vainqueur, non sans toutefois quelques dommages collatéraux, qui se soldèrent pour lui par une estafilade au creux de l'épaule, et pour son adversaire, de manière plus sérieuse, par une jambe brisée. Le sourire de Célinan s'était depuis lors métamorphosé en grimace : cela ne se passait pas tout-à-fait comme il l'avait prévu. Mais il restait encore quatre autres belligérants, et il gardait bon espoir. Ce fut donc, après cela, le tour d'un seigneur du Hainaut, auquel Hernaut, comme pour les deux autres, fit goûter au vin amer de la défaite. Puis il y eut l'homme du nord, aux armes des Guînes, et ensuite un chevalier originaire de Bourgogne qui, malgré sa vigueur apparente, se fit défaire comme les autres, et fut même victime d'une vilaine blessure à la face que le fer de son rival, traversant la visière de son heaume, lui infligea. Célinan n'en revenait pas. Qu'avait donc ingurgité son suzerain pour faire montre d'autant de mordant et de puissance? Pourtant, il l'aurait juré, toutes ces journées d'oisiveté passées dans sa chambre à rêvasser, et toutes ces heures à boire et à sacrifier au démon du jeu, auraient du normalement émousser la vitalité et la robustesse de son seigneur. Il ne restait maintenant plus qu'une seule carte à jouer : c'était celle du chevalier milanais inconnu. Et, d'après la tournure que prenaient les choses, il risquait fort de se retrouver seul sur la route les prochains jours, et rien que d'y penser, cela le contrariait au plus haut point.

Les vivats de la foule s'était accrus. Désormais, il était clair que la belle Colombe appartiendrait soit au chevalier italien, soit au seigneur ardennais. Le chevalier Cavaletti était une véritable baraque, ce qui eut pour effet de remonter un tant soit peu le moral de Célinan. Il enfourchait un imposant étalon d'un noir charbonneux caparaçonné de rouge, ce qui rendait son allure plus terrible encore. Hernaut s'apprêta à s'élancer une fois de plus. Des gouttes de sueur lui brouillaient la vue, il faisait une chaleur infernale sous le métal, et il avait hâte d'en finir une bonne fois pour toutes. Sa monture couverte d'écume fit un bond en avant. Le choc attendu eut lieu, le seigneur de Belombreuse prit la lance de son adversaire en plein poitrail et en eut le souffle coupé. Quelques foulées de son cheval plus tard, il glissa sur le côté, pour terminer sa chute sur le sol de la lice.

Célinan se retint de hurler de joie : son plan venait enfin de se réaliser. Il était temps. Néanmoins, il eut une pensée pour son maître, qui gisait à quelques toises de là, et pour lequel on n'aurait su dire, empêtré comme il l'était dans son armure, s'il lui était advenu quelque mal ou pas. « J'espère qu'il n'a rien », fit-il en s'adressant à Colin. Et tous deux sautèrent la barrière, afin de s'enquérir au plus vite de l'état de santé de leur seigneur.

Hernaut avait tout à fait conscience qu'il venait de perdre l'ultime manche, celle qui lui aurait permit de réaliser enfin son rêve le plus cher, pour lequel il bataillait en vain depuis des semaines. Mais une douleur fulgurante au flan gauche le tourmentait tellement, qu'il n'arrivait plus à se concentrer sur les gens et les événements qui l'entouraient. Il eut conscience de la présence de Célinan à ses côtés, l'entendit vaguement prononcer quelques mots, puis se sentit soulevé et transporté dans un halo de souffrance, tant qu'il ferma momentanément les yeux. Chacune de ses respirations le mettait au supplice. Lorsqu'il rouvrit les paupières, ce fut pour voir, tendue au dessus de lui, la toile blanche du pavillon dans lequel on l'avait déposé. Colin et Célinan l'avaient rejoint et, avec des gestes précautionneux, tentaient de le débarrasser peu à peu des pièces de son armure. L'opération lui parut prendre un temps d'une longueur infinie. Lorsqu' il ne fut plus revêtu d'aucun morceau de métal, ils le laissèrent enfin en paix. Soudain, il eut conscience qu'était posé sur lui le regard mauve qu'il voyait si souvent en rêve et pour lequel il se serait damné sans hésiter. Colombe était à ses côtés, accompagnée d'une seule de ses suivantes. Il ne vit que ses yeux et la nuance d'inquiétude qu'ils reflétaient. « Comment vous sentez-vous, noble seigneur? » lui demanda-t-elle d'une voix suave, qui lui fit penser à la plus fraîche et la plus pure des sources. Il fit un effort qui lui parut surhumain et, se relevant à moitié, lui répondit : « A vous voir, Damoiselle, je me sens déjà beaucoup mieux. »

Soulevant un pan de la tente, Célinan ne perdait rien de la scène. Ses projets venaient subitement de tomber à l'eau. Jamais il n'aurait imaginé que la fille du comte se prendrait soudain de compassion pour ce jeune seigneur qui venait de perdre le prix que représentait sa gracieuse personne. Mais ce diable d'Hernaut, bien que vaincu, s'était battu comme un dieu, et cela avait forcément de quoi ravir le coeur d'une si jeune demoiselle. Demain, il reprendrait la route, seul et désabusé, tout en ayant allégé sa bourse de quelques dizaines de pièces d'or. Se retournant, il s'adressa à Colin qui attendait debout à deux pas de la tente :  « Il ne s'en tire pas trop mal, au final. Quelques côtes cassées, rien de plus. Reste auprès de lui, et continue à le servir. Il aura surement besoin de toi les jours prochains. »
  

lundi 15 août 2011

Chapitre 6 : Une rencontre

                                                               Les quatre cavaliers s'enfoncèrent dans la forêt, suivant une voie empierrée suffisamment large pour un passage de charrette. De gros nuages blancs voilaient le soleil, rendant le sous-bois plus sombre et plus mystérieux. Guilhem savait que cette route les mènerait jusqu'au bourg de Crest, où il comptait bien se faire héberger par le seigneur des lieux. Là, il aurait rejoint la Drôme et pousserait vers l'ouest jusqu'au Rhône, puis traverserait le fleuve pour rallier le Vivarais. Sa connaissance des grandes maisons leur assurerait le gîte et le couvert tout au long du voyage. L'Ours, Gahériet et Mordrain le suivaient en toute confiance. Pour eux, leur rôle se limitait à assurer sa sécurité. Seul Gahériet lui avait prêté allégeance. Les deux autres étaient ordinairement attachés à Eudes, ils étaient comme son ombre, attentifs et prêts à répondre au moindre souhait de leur maître. Mais le challenge de Guilhem leur avait plu d'emblée. Partir en nombre restreint sur les routes de France, mener la grande vie aux étapes, ça les changeait nettement des campements improvisés et des chevauchées braillardes et poussiéreuses, au milieu d'une bonne centaine de leurs compatriotes, que le seigneur Eudes leur avait offert jusque-là.

Une bonne demi-heure s'était écoulée sous le couvert des arbres lorsque Guilhem arrêta son cheval et mit pied à terre. L'attachant à un tronc, il fit quelques pas dans la futaie pour aller se soulager, suivi aussitôt par ses trois hommes. Leur urine fumante se répandit sur l'humus sombre. Depuis longtemps déjà, les trois chevaliers avaient réglé leur vessie sur celle de leur suzerain. Lorsque ce fut fait, ils allèrent récupérer leurs montures respectives. Mordrain, prêt à mettre le pied à l'étrier, se ravisa soudain et, tendant l'oreille, attira l'attention des trois autres : « Vous avez entendu ? »
_ « Quoi donc ? » s'étonna Gahériet. « On dirait des cris. » Effectivement, par-delà le léger murmure des feuillages, ils crurent percevoir, lointain, quelque chose qui pouvait s'apparenter à des hurlements. « Cela ressemble à des cris de femme », précisa Guilhem. Alors, sans attendre d'en savoir plus à ce sujet, ils enfourchèrent leurs montures de concert et se dirigèrent à l'oreille vers les clameurs qu'ils avaient perçues. Celles-ci se firent de plus en plus précises au fur et à mesure de leur avancée. Pour eux, il n'y avait plus de doute, c'était bien une femme qui hurlait comme cela. Il semblait que les cris provenaient du sous-bois sur leur droite. Ils y pénétrèrent, se couchant sur les encolures pour éviter les branches qu'ils ne manquaient pas de rencontrer sur leur passage. Le bruit redoubla en intensité. Ils passèrent au large d'un chêne plusieurs fois centenaire, et derrière celui-ci se cachait une petite clairière. Guilhem fut le premier à comprendre de quoi il s'agissait. La vue de la femme, maintenue par deux hommes, troussée et les jambes écartées, tandis qu'un troisième la fouraillait, lui rappela soudain les viols dont il avait parfois été témoin en terre sainte. Mais là, on était sur la terre de France. C'était pour lui encore plus insupportable. Les trois scélérats l'aperçurent et, le temps qu'il les atteigne, ils avaient déjà décampé dans les fourrés, laissant leur victime à terre, couchée dans l'herbe telle un animal blessé. Guilhem sauta à bas de son cheval et s'approcha doucement de la femme. Ses cuisses étaient couvertes de sang. Il s'agenouilla près d'elle, dénoua sa cape et recouvrit de celle-ci son corps meurtri, avec des gestes lents. Elle était jeune encore, surement belle, avec ses longs cheveux noirs défaits. Mais Guilhem ne vit d'abord que ses yeux. C'était les yeux de l'épouvante la plus totale. Leurs pupilles étaient si dilatées par la peur qu'il pouvait presque se voir dedans. Le miroir de l'effroi. C'est ce qu'il ressentit en cet instant. Il avança une main vers elle, dans l'intention de repousser une mèche de cheveux qui cachait en partie son visage. Elle eut un geste brusque de recul. « Exactement comme un animal sauvage », pensa-t-il. Il lui faisait peur. « Tout doux, fit-il posément. Je ne te ferai aucun mal. Tes agresseurs sont partis maintenant. Tu n'as plus rien à craindre d'eux. » Derrière lui, les trois chevaliers avaient laissé leurs montures. Ils s'étaient enfoncés à pied au cœur des broussailles. Il entendit leurs pas fouler l'herbe, écrasant des brindilles sèches qui jonchaient le sol. Ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient, il n'en avait cure. Seule la femme comptait pour lui en ce moment. Il continua à lui parler, choisissant ses mots, puis les murmurant, veillant à l'effaroucher le moins possible. Elle lui faisait penser à ce chevreuil qu'il avait trouvé piégé dans les bois autour de Fiercastel lorsqu'il était encore adolescent. Le même regard, les mêmes soubresauts. Il lui faudrait de la patience pour conquérir sa confiance. Il perçut comme dans un rêve de nouveaux hurlements, ceux d'un homme cette fois. Dieu seul savait ce que ses compagnons d'armes étaient en train de fabriquer, à quelques mètres de là. Il parvint enfin à effleurer la main de la femme. La douceur de sa voix et des propos tenus lui avaient fait comprendre qu'il était de son côté. Mais il y avait toujours cette lueur de panique dans ses yeux noirs.

Les minutes passèrent, et il était encore agenouillé auprès d'elle lorsque ses trois vassaux déboulèrent des buissons alentour. Lisant dans le regard de la femme un regain de frayeur, il lui serra la main un peu plus fort, tout en lui disant : « N'aie pas peur d'eux. Ils sont avec moi. Ils ne te toucheront pas. » Par dessus son épaule, il jeta un coup d'oeil à ses hommes. Il était certain que, vu leur allure présente, ils n'avaient rien de rassurant. Leurs mains étaient couvertes de sang. L'Ours essuyait son coutelas encore rougi dans l'herbe d'un vert intense. Le Balafré prit le premier la parole : « Nous les avons tué tous les trois, Guilhem. Ainsi ils ne pourront plus faire de mal à personne. » Mordrain, un sourire carnassier sur les lèvres, ajouta à sa suite : « Même en enfer, ils ne pourront plus copuler. Nous avons fait ce qu'il faut pour ça. » Guilhem crut bon de rassurer à nouveau la victime : «  Tu les entends ? Tu n'as absolument plus rien à craindre d'eux. Tout ça, c'est fini désormais. » L'ours derrière lui examina son arme, tournant la lame pour vérifier si elle avait retrouvé son éclat initial. Satisfait, il la remit à sa ceinture : « Bon, que faisons-nous maintenant ? » demanda-t-il. Guilhem dirigea vers lui son regard d'un bleu pastel : « Nous emmenons la femme jusqu'au prochain village. Là, je trouverai bien quelque guérisseuse pour s'occuper d'elle. Elle a besoin avant tout de soins et de réconfort. » Disant cela, il la souleva avec aisance et légèreté, ses yeux plongés dans les siens, attentif à la moindre de ses réactions. Elle était si aérienne et si fluette qu'il avait l'impression de tenir un oiseau au creux de ses bras. Faisant quelques pas en direction de leurs montures, il s'adressa à Gahériet : « Ote la selle de mon cheval. » Le Balafré s'exécuta aussitôt, et Guilhem, avec d'infinies précautions, la plaça en amazone sur le dos de l'animal, avant de l'enfourcher lui-même derrière elle, aidé de son vassal. Puis ils partirent en direction de la route qu'ils venaient de quitter quelques instants plus tôt.

Arrivés dans le village ou quelques dizaines de maisons de pierres et de chaume se regroupaient autour d'une place dallée, ils furent accueillis par celui qui dirigeait incontestablement cette communauté de paysans libres, un petit homme mur aux tempes argentées, au regard franc dans un visage sans grâce mais respirant l'honnêteté. Il s'appelait Balain, et était à la tête du village de Neubourg, sur un emplacement défriché depuis peu. Il les avait reçus en toute simplicité, avait trouvé de quoi aliter la femme violée, s'était empressé d'envoyer à son chevet une vieille experte en baumes et potions de toutes sortes, et leur avaient offert son modeste gîte pour le temps qu'ils jugeraient bon de rester. Les trois chevaliers, une fois leurs montures pansées, abreuvées et dûment nourries, attendaient devant l'une des masures que leur seigneur, au chevet de sa protégée, réapparaisse enfin. Aucun d'entre eux ne tenait à rester plus de quelques heures dans cette pauvre bourgade. Ils désiraient rejoindre Crest rapidement, et le confort que cette noble place forte leur donnait à espérer. Guilhem ne tarda pas à revenir. Il tint à les informer immédiatement de sa décision : «  Nous resterons ici pour la nuit, et probablement aussi les jours suivants, jusqu'à ce qu'elle soit complètement guérie. 
_ Mais, protesta l'Ours, ne devions-nous pas la déposer au premier village rencontré, pour ensuite reprendre notre route une fois qu'elle serait hors de danger et confiée à la garde des vilains ?
_ Certes non, précisa Guilhem. Je me considère désormais comme responsable de cette femme. Et je compte bien, une fois rétablie et en état de reprendre la route, la mener jusqu'en mes terres aux confins de Belombreuse. Considérez dès maintenant qu'elle fait partie du voyage. En attendant, occupez-vous. Mêlez-vous à ces paysans, rendez-vous utiles. Je ne sais pas, moi... participez aux semailles puisque c'est la saison, ou apprenez auprès d'eux à tondre les moutons. » Tout en disant cela, le seigneur esquissa un léger sourire : il ne connaissait que trop la réaction de ses hommes. Celle-ci d'ailleurs fut instantanée : «  Nous sommes des chevaliers, pas des paysans », répondit l'Ours. C'est alors que Mordrain, s'attardant un moment sur les formes prometteuses d'une jeunesse du cru qui passait non loin d'eux, crut bon d'ajouter : «  Les semailles et les moutons ? Pourquoi pas ? Cela peut-être utile de les apprendre pour la gestion future de nos domaines. » A ces mots, Guilhem, une lueur de malice au fond de ses yeux clairs, les quitta pour partir à la recherche de Balain.

L'hospitalité de ces gens était chez eux une qualité innée. Ils n'eurent de cesse de le prouver à leurs hôtes, et tout particulièrement leur chef, dont ils partagèrent quelques jours durant le très humble logis ainsi que le non moins modeste brouet qu'il leur servait quotidiennement, au grand désespoir de l'Ours et du Balafré. Comme Guilhem l'avait pressenti, Mordrain avait depuis longtemps jeté aux orties ce genre de considérations, occupé qu'il l'était à lutiner la fille unique de Balain, une beauté d'un genre particulier, dont la blondeur et la lourdeur de ses seins, malgré ses guenilles, pouvait effectivement présenter quelques appâts. Ses deux autres compagnons en avaient pris leur parti et s'étaient finalement résignés, bon gré, mal gré, à prêter main forte aux paysans qui les avaient si bien accueillis. Et l'Ours notamment se découvrait une dextérité jusque là insoupçonnée dans la tonte des moutons que, coutelas à la main, il délestait illico de leur lourde toison de laine chargée de paille et de suin, au grand bonheur des villageois qui ne se lassaient pas d'un tel spectacle.

Ce ne fut qu'au bout de trois jours que Guilhem rendit de nouveau visite à la femme. Il la trouva changée : ses yeux noirs ne reflétaient plus l'angoisse, mais la résignation. Son traumatisme était encore présent, mais elle pouvait de nouveau communiquer avec les autres. Elle lui parut encore plus belle qu'au premier jour. Elle le reçut assise sur le bord de la paillasse où elle avait reposé et, devinant à son regard qu'il était le bienvenu, il n'hésita pas à venir auprès d'elle pour lui parler. « Tu sembles te porter beaucoup mieux, s'enquit-il. Apparemment, les soins que t'a prodigué la vieille femme te conviennent. » Elle leva vers lui ses yeux de biche affolée : «  Oui, Messire, je vais déjà mieux.
_ Alors, je peux désormais me présenter sans que tu cherches à me fuir comme si j'étais le Diable en personne. Je suis le comte Guilhem de Belombreuse, troisième du nom. » Lorsqu'il eut prononcé ces mots, il lui sembla que l'effroi reprenait possession de ces yeux sombres qui le regardaient fixement. Aussi ajouta-t-il aussitôt : «  Ne sois pas effrayée par mes titres, considère simplement que ce ne sont pour l'instant que des mots et que, face à toi, je suis un homme comme les autres. Maintenant, j'aimerais connaître ton nom. » La jeune femme se reprit avant de lui répondre : « Mes parents m'ont donné le nom de Claire, et je suis fille de bûcheron. » Puis elle ajouta : « Pourquoi, Messire, faites-vous tout ça pour moi ? » Guilhem s'attendait à cette question. «  Pourquoi fais-je tout ça ? répondit-il. Je serais tenté de te dire que c'est pour me racheter...
_ Pour vous racheter de quoi ?
_ De tous les viols auxquels j'ai pu assister ces dernières années sans pouvoir intervenir, sans pouvoir même dire quoi que ce soit, je suppose. » Elle le dévisagea alors comme si elle venait de le voir pour la première fois. Il était tellement différent des autres. Cela la perturbait. Guilhem lui sourit avant de lui dire : « J'ai une femme qui m'attend en mon château. Je la connais à peine, mais des années de séparation n'ont pu venir à bout de mon désir d'elle. Je suis sur qu'elle approuverait ce que je fais. Et puis ne peut-on donner sans exiger quelque chose en échange ? N'est-il pas possible d'envisager un acte qui serait purement gratuit ? » Ce qu'il lui disait en cet instant était pour elle inconcevable. Il poursuivit :  «  J'ai pris la décision de t'emmener avec moi jusqu'à Belombreuse. Une fois là-bas, tu pourras vivre décemment et faire ce qu'il te plaira. Je m'y engage. Mais auparavant je veux recueillir ton assentiment. » Claire allait de surprise en surprise. C'est d'une voix mal assurée qu'elle lui répondit : « Je suis prête à vous suivre où vous voudrez, Messire. » De toutes façons, elle n'avait plus de famille depuis longtemps, et nulle part où aller.

Après un peu plus d'une semaine, ils reprirent la route, salués par l'ensemble des villageois qui s'étaient regroupés à la sortie de leur bourg pour leur faire leurs adieux. Héberger de tels hôtes était un événement qui ne risquait pas de se reproduire de sitôt. Claire montait en croupe derrière son sauveur et maître. Elle n'aurait de toutes façons accepté de partager la monture de personne d'autre que lui. Ce qui fit qu'ils eurent l'occasion de se parler maintes fois durant le voyage, et apprirent ainsi beaucoup l'un sur l'autre. Derrière eux, à quelque distance, les trois chevaliers caracolaient ensemble, et les ragots allaient bon train. Ce fut l'Ours qui commença : « Qui l'eut cru ? Notre seigneur en compagnie d'une femme du peuple. J'ai vu bien des choses durant ma vie de chevalier. Mais ça, j'étais loin de m'y attendre.
_ Et alors ? réagit Mordrain. Peut-être a-t-il l'intention de la sauter, au final? Femme du peuple ou pas, elle n'est pas si mal que ça, après tout. » Gahériet s'emporta, et les cicatrices qui couturaient sa face se déformèrent, l'enlaidissant encore plus : « Qu'est-ce que tu racontes ? Je connais mon suzerain bien mieux que vous deux. Et je peux te dire que ce genre de choses ne l'intéresse pas. Depuis notre départ pour la croisade, il ne jure que par sa jeune épouse.
_ Et bien, intervint Mordrain, ce n'est surement pas le cas de son frère Eudes. Lui, il sait ce que vaut la présence d'une maîtresse.
_Et Hernaut ? renchérit l'Ours. Vingt-cinq ans et toujours pas casé. Et il ne se refuse rien. D'ailleurs, qu'il soit marié ou pas ne changerait sans doute pas grand chose à sa façon de vivre.
_ Tu te rappelles, l'Ours, intervint de nouveau Mordrain, de cette fille qui le suivait partout, à Jérusalem ?
_ Ah, oui, répondit l'intéressé. Je vois de qui tu veux parler : de cette putain qui avait un grain de beauté sur un de ses seins.
_ Mais non, rétorqua Mordrain, élevant la voix, c'est pas sur les seins qu'elle l'avait, c'est sur le...
_ Ca suffit ! » interrompit brusquement Guilhem, qu'ils venaient de rattraper, et qui avait entendu leurs dernières phrases, prononcées sur un ton plus élevé qu'ils ne l'auraient voulu. Ils avaient atteint la Drôme, et il était temps pour eux, à la moitié du jour, de faire halte. « Nous allons nous arrêter quelque temps au bord de cette rivière », ordonna le seigneur. Ses hommes descendirent de cheval, trop heureux de la présence de ce cours d'eau qui, outre d'abreuver leurs montures, leur permettrait de se délasser un peu. Guilhem fit descendre à son tour sa compagne de voyage, et s'éloigna avec elle pour rejoindre l'ombre d'un vieux saule, devant lequel s'étalait une plage de graviers. Ses trois hommes, déjà hors de vue, ignorant la pudeur, s'étaient entièrement dévêtus pour plonger dans le lit de la rivière, à grands renfort de clameurs et d'éclaboussures. Il fit asseoir Claire sur un vieux tronc d'arbre flotté que le courant, dans un moment impétueux, avait déposé là. « Excuse leurs manières un peu frustres, lui dit-il. Sous leur dehors rudes, ce sont d'excellents hommes, tu peux me croire. Ils sont forts en gueule, c'est tout...
_ Ne les excuse pas. Je n'ai confiance qu'en toi.
_ Il faudra alors que je t'apprenne à apprécier ce que vaut réellement un homme », fit Guilhem, songeur. Puis il reprit : « En parlant de confiance, il y a quelque chose pour laquelle je voudrais que tu t'engages envers moi.
_ Pour vous, mon seigneur, je donnerai même ma vie.
_ Par le sang du Christ ! Je ne t'en demande pas tant. Non, il s'agit juste de, au cas où il m'arriverait malheur.... » Elle l'interrompit : « S'il vous advenait quelque mal, je crois que je ne m'en remettrai pas. 
_ Il le faudra bien, ma belle. Il te faudra surmonter cette épreuve. Fais-le pour moi, je t'en conjure. Je t'explique pourquoi : j'ai en ma possession un parchemin qui est, pour beaucoup, plus précieux que ma vie. Si, par hasard, je me trouvais dans l'impossibilité de le faire, il te faudra l'acheminer jusqu'à Fiercastel, et le remettre à mon frère Eudes . Tu entends ?
_ Oui, mon seigneur. Chacune de vos paroles restera gravée en moi.
_ Bien. Donc, je te montrerai où il se trouve, et tu feras exactement ce que je te dirai.
_ Je le ferai, sans nul doute. Mais pourquoi me confier cette tâche à moi, et pas à l'un de vos chevaliers ?
_ Tout simplement parce que tu es une femme, et je suis prêt à gager que ceux qui sont à la recherche de cet objet ne penseront jamais qu'il a été confié à une femme. Et de surcroit, qui irait soupçonner une fille de bûcheron? »

Ce fut seulement vers la tombée du jour qu'ils atteignirent la bourgade de Crest. Adossé à une colline, son donjon la dominait comme témoin de la puissance du seigneur des lieux. Et un bouquet de maisons s'étalaient à ses pieds, serrées les unes contre les autres pour mieux se protéger. Guilhem mena son petit groupe jusqu'à la première porte insérée dans les remparts, et ils passèrent la nuit dans cette enceinte fortifiée.

lundi 8 août 2011

Chapitre 5 : Ascelin et la Belette

Ascelin, du haut de sa jument noire, se réjouissait du spectacle qu'il avait devant les yeux : depuis plusieurs minutes déjà, la Belette, comme pris de frénésie, sautait en tous sens au milieu des hautes herbes, tentant d'attraper de malheureux papillons aux couleurs chatoyantes qui invariablement lui filaient entre les doigts. Comment était-il possible que dans un corps si frêle réside autant d'énergie? Il avait oublié qu'au même âge, de l'énergie, il en avait à foison, et que de l'aube jusqu'à la tombée du jour, il passait son temps en jeux de toutes sortes, puisant dans ses réserves physiques sans jamais en tarir la source, suivant sans se lasser ses frères aînés. La Belette, les cheveux en bataille, fit un bond plus élevé que les autres... et disparut subitement au beau milieu d'une touffe de graminées bien plus hautes que lui. Ascelin n'était pas loin d'éclater de rire. Mais quelques secondes d'attente sans voir l'enfant réapparaître figèrent le sourire qu'il avait sur les lèvres. Il poussa sa monture jusqu'à l'endroit où était supposé se trouver son petit compagnon. Il le vit allongé de tout son long, sur le ventre, au beau milieu des herbes. Le jeune seigneur mit aussitôt pied à terre, vaguement inquiet. La Belette releva lentement sa tête pointue, et le regarda avec des yeux vifs avant de se mettre péniblement debout. Il venait de vivre une superbe chute, en attestaient ses genoux sanguinolents. Mais pas un cri, pas une larme. Rien dans sa physionomie aurait pu faire penser qu'il s'était fait mal. Ascelin lui fit signe de remonter à cheval et d'une bourrade le remit en selle avant de se jucher lui-même sur le dos de sa jument. Il panserait ses écorchures plus tard, lorsqu'ils auraient rejoint la rivière. « Dur à la douleur, n'est-ce pas? » fit-il remarquer à son passager. Il le valait mieux, d'ailleurs. Ascelin comptait lui apprendre ce qu'était la rude vie de page, par laquelle devait passer tout chevalier digne de ce nom, et il ne se sentait pas prêt à supporter les pleurs incessants d'un mioche. Lui-même, enfant, en avait goûté les joies, entre le décrassage des écuries et les exercices physiques que son père n'avait pas manqué de lui imposer, même au plus fort des gelées hivernales.

Ces considérations ne l'empêchèrent cependant pas de laver avec soin les genoux écorchés de la Belette dans le courant de la Drôme, dès qu'il en eut l'occasion. Il fallait qu'une fois de plus il se mette en quête de nourriture, car le gamin engloutissait tout ce qu'il lui proposait, et son appétit paraissait ne pas connaître de limites. Il confia les chevaux à l'enfant, et s'enfonça dans les bois, une flèche à portée de main, prêt à la décocher. Se déplaçant avec précaution au milieu des taillis, il parcourut plusieurs mètres et, au hasard de sa chasse, son oeil exercé tomba sur un piège, une sorte de cage en bois et en métal, qu'il avait déjà vu ailleurs, dans d'autres circonstances, qu'il savait destinée à attraper les oiseaux, et dont l'usage était répandu dans les campagnes. S'apercevant qu'un animal occupait la cage, il s'approcha , intrigué, jusqu'à ce qu'il distingue nettement la tête d'un hibou petit duc, dont les magnifiques yeux dorés le fixaient sans ciller. Laissant l'animal, il retourna sur ses pas. Il fallait que la Belette voit ça.

Quelques minutes plus tard, il revenait au même endroit, l'enfant sur ses traces. Celui-ci s'enthousiasma aussitôt à la vue du bel oiseau de nuit qui semblait d'ailleurs n'avoir aucunement souffert de sa capture. « Dites, Messire, on le garde. » fit-il, le nez collé contre la cage. Pour lui, ce n'était pas une requête. Il était évident que le Seigneur n'allait pas laisser s'échapper un tel trésor. Ascelin eut vite fait de lui ôter ses illusions. « Pas question, dit-il. Que veux-tu que je fasse d'un hibou? Habituellement, les paysans les tuent en les crucifiant sur les portes de leurs granges. Vieille superstition. Mais celui-ci a eu la chance de me rencontrer. Je vais le relâcher. »
_ Non, s'écria la Belette. Faites pas ça! R'gardez comme il est beau. » Ascelin porta sur l'enfant un regard compatissant d'un bleu intense, avant de lui demander : « Ca te plairait, à toi, si tu savais voler, de te retrouver enfermé dans une cage, et de ne plus pouvoir parcourir librement le ciel? » Le gamin ne sut que répondre. Une fois de plus, son maître avait raison. Ascelin sortit son coutelas et eut vite fait de faire une brèche dans la prison qui retenait l'oiseau. Lorsqu'il lui eut ménagé une ouverture suffisante, tous deux se reculèrent et, assis sur leurs talons, attendirent. Au bout de plusieurs minutes, le hibou se dirigea vers l'orifice et, ayant extirpé son petit corps plumeux du piège, déploya ses ailes, et en quelques battements parfaitement silencieux, s'éleva dans les airs pour disparaître à leurs yeux.

Pour leur repas du soir, ils durent se contenter de quelques racines bouillies, d'une miche de pain et d'un morceau de fromage. Ascelin avait échoué dans sa quête de gibier, mais le jour même, ils avaient traversé un hameau, et une paysanne, en échange de quelques deniers, leur avait cédé de quoi se sustenter. Le temps d'effectuer sa tractation avec la femme, la Belette avait d'ailleurs disparu et il l'avait cherché dans tout le village, qui, heureusement, ne comportait que quelques foyers. Jusqu'à ce qu'il le retrouve dans une grange, occupé à converser avec une fillette du même âge que lui. Il avait alors réalisé qu'éduquer cet enfant ne se limitait pas à lui apprendre à parler correctement, à soigner les chevaux et à briquer les armures : il lui faudrait aussi tenir compte de l'apprentissage de sa sexualité. Mais, personnellement, il ne se sentait pas de taille à affronter ça. Alors il espérait plutôt, qu'une fois retrouvés ses frères à Belombreuse, l'un d'entre eux aurait le bon vouloir de s'y atteler, peut-être Hernaut, pourquoi pas? Car, malgré les apparences, Hernaut respectait les femmes. Et il n'était pas question de voir grandir sous sa protection un futur écuyer qui se comporterait tel un soudard.

A cette heure, il nourrissait à l'égard de la Belette d'autres desseins : celui-ci, à son goût, bâclait un peu trop les tâches qu'il lui confiait. Aussi lui avait-il fait reprendre, juste avant le repas du soir, l'étrillage d'Ombrage, sa jument. Et maintenant que c'était fait, il l'avait enfin autorisé à dîner, tout en l'admonestant. Il essayait de lui inculquer les principes de base que son père en personne lui avait enseignés, à force de leçons et de persévérance. Mais il comprit rapidement que ce qui manquait le plus à son petit compagnon, c'était la motivation. Alors que la Belette, assis au coin du feu, achevait son repas, il sortit Tranchante de son fourreau, et la fit miroiter un instant à la lueur des flammes. « En fait, c'est ça que tu veux depuis le début, dit-il. C'est apprendre à t'en servir. » La réponse affirmative qu'il recueillit confirma tout à fait ses pensées. « Alors nous commencerons l'entraînement dès demain, reprit-il. Mais je t'enseignerai d'abord à manier un bâton, cela va de soi. » La Belette se fendit d'un sourire plus qu'éloquent. Ascelin modéra cette expression de joie en ajoutant : « Néanmoins, tu dois continuer à t'occuper des chevaux, et j'attends de toi autre chose que ce que tu m'as servi ces derniers temps. Quand on cure les pieds d'un cheval, on le fait correctement. Et quand on l'étrille, il doit briller comme s'il était revêtu de soie. » Et, ce-disant, il rangea Tranchante et vint s'asseoir à côté de l'enfant. Celui-ci, comme tous ceux de son âge, adorait les histoires. Ascelin avait un certain talent pour narrer les événements qu'il avait vécus et, les soirs précédents, il avait eu l'occasion de lui faire goûter son savoir-faire. Aussi ne fut-il pas du tout surpris lorsque le gamin lui réclama le récit d'un de ces épisodes qu'il avait eu l'heur de connaître durant son séjour en terre sainte. Seul le sujet réclamé lui causa quelque étonnement : « La prise de la petite citadelle, au nord d'Antioche? fit-il, un tant soit peu déconcerté. Mais je te l'ai déjà contée au moins deux fois, si je me rappelle bien. » « S'il vous plait, M'sire, racontez-la moi encore. Elle me plaît à moi, c't histoire. » Ascelin laissa échapper un léger soupir, et commença son récit, les yeux tels des miroirs dans lesquels se reflétaient de dansantes flambées. Il lui décrivit une fois de plus le rôle qu'avait joué un de leurs chevaliers, un dénommé Mordrain, durant le siège d'une des forteresses de Syrie. Celui-ci, déguisé en femme, avait réussi à se glisser dans la place forte au nez et à la barbe des Turcs, ouvrant le passage aux troupes croisées qui s'étaient massées devant les murs. Mordrain contrefaisait la femme à merveille : il suffisait de farder à peine ses traits délicats et de l'affubler de jupes pour qu'il donne immédiatement le change. Mais une fois dans la place, et après qu'il eut fait entrer le dernier de ses compagnons d'armes, il s'était alors battu comme un lion. La description qu'en faisait Ascelin fascinait la Belette. Le jeune seigneur en était conscient. Il lui avait promis qu'une fois à Fiercastel, dès qu'ils seraient tous rentrés, il le présenterait à Mordrain, lequel faisait partie de l'escorte de son frère Guilhem. Il préférait de loin lui narrer de telles anecdotes plutôt que de s'appesantir sur tous les massacres qu'il avait encore, récents, à l'esprit, et qui venaient régulièrement hanter ses nuits. Sans compter ses propres souffrances : pour la première fois de sa vie, il avait connu la faim durant le siège d'Antioche et l'horreur des scènes qu'il avait vécues durant cette période l'avait marqué au fer rouge. De cela, il préférait n'en rien dire, surtout pas à cet enfant.

Lorsqu'il eut terminé son récit, il estima qu'il était plus que temps pour tous les deux de se coucher : demain, la journée promettait d'être longue. Outre qu'il aurait à entraîner la Belette tôt le matin, il fallait qu'ils progressent vers le nord. Il avait déjà trop tardé ces derniers jours à s'occuper de ce gamin au lieu de chevaucher vers les terres qui l'avaient vu naître et grandir. Mais, au moment même où il allait s'installer pour passer la nuit, voici que le mioche se mit à lui faire des révélations. Peut-être enhardi par la patience et la bienveillance de ce jeune seigneur rencontré au hasard de sa route, pour la première fois il lui prit l'envie de se confier à lui. «  Moi aussi j'ai des frères », commença -t-il par dire. Ascelin, surpris de le voir soudain si disert, se rassit à ses côtés. Il était près à entamer le dialogue. « Et combien en as-tu? »demanda-t-il. « Deux, M'sire, et trois soeurs. Enfin, j'avais deux frères et trois soeurs. » Ascelin pressentit le drame dont il allait entendre le récit. La gorge serrée, il demanda : « Et que leur est-il arrivé? »
_ Tous morts de maladie ou de faim. D'abord y a eu mon père, qui a été tué par les hommes du Seigneur de Marcheloup, là où il cultivait ses terres. Et puis ma mère n'avait plus de quoi nous nourrir...
_ Sombre histoire », coupa Ascelin. « Et qu'avait fait ton père pour que les hommes de son seigneur lui ôtent la vie?
_ Rien, absolument rien. Il était là par hasard quand y a eu un combat avec un seigneur rival. »
_ Et tu étais le dernier survivant?
_ Oui, M'sire. J'ai quitté mon village, et j'ai marché des jours et encore des jours . Et puis j'vous ai rencontré. » Ascelin, le regard perdu dans le foyer qui dansait devant lui, sembla réfléchir quelques secondes. « Alors, je suppose que si tu désires tant devenir chevalier, c'est pour te venger de ce qu'ils ont fait à ton père...
_ Oui, M'sire. » Le jeune seigneur, abandonnant sa contemplation du feu, le fixa alors de ses yeux remarquablement bleus. L'enfant en fut impressionné. « Cela ne t'apportera rien de bon, précisa Ascelin. La vengeance n'est pas une motivation en soi. Elle te pourrira l'âme et t'écartera du bon chemin. Autant que tu abandonnes cette idée tout de suite. » Puis, laissant le gamin se démener seul au milieu de ses pensées, il se mit à l'écart et, s'enveloppant d'une couverture, prit le parti de s'endormir enfin.

Dès que les premières lueurs du jour eurent vaincu la noirceur de la nuit, Ascelin donna un avant-goût à la Belette des exercices qui président à l'apprentissage d'un sport de combat. Désormais, il l'entraînerait chaque matin, tout au long de la route qui le ramenait jusque chez lui. Lorsque le seigneur estima que l'exercice était suffisant, il obligea la Belette à l'accompagner jusqu'à la rivière pour faire leurs ablutions et, dès qu'ils furent prêts, ils repartirent tous deux sur le dos d'Ombrage.

Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsqu'ils atteignirent le pont. Arrivé à la hauteur de la vierge de pierre, Ascelin stoppa son cheval et se signa, engageant l'enfant à faire de même. Il remarqua au passage les traces de sabots et de pas, nombreuses, qui marquaient le sol, et qui se séparaient en deux dès l'entrée de l'ouvrage. Il s'engagea sur celui-ci, traînant derrière lui la haridelle chargée de ses affaires. Arrivé à peu près au milieu de la chaussée, il vit un petit groupe d'hommes à pied se réunir à l'autre extrémité du pont, juste en face d'eux. Son instinct lui fit immédiatement deviner que les intentions de ces derniers étaient loin d'être pacifiques. Prudemment, il fit faire demi-tour à la jument. Et ce fut pour constater qu'à l'entrée du pont, d'autres hommes venaient de se masser, leur barrant inexorablement le passage. Ils venaient de tomber sur des détrousseurs. Ascelin n'avait plus le choix. Il réagit avec une présence d'esprit et une vitesse impressionnantes. Il mit pied à terre, laissant les rênes aux mains de la Belette. De dessous sa tunique de lin, il sortit l'étui de cuir cylindrique qui contenait le rouleau de parchemin que son frère Eudes lui avait confié, et le remit aussitôt à l'enfant, en lui disant : « Je vais les occuper. Toi, file au triple galop, sauve ta vie et aussi ce que je viens de te confier. Je te retrouverai plus tard. » Puis, sans attendre de réponse, il dégaina Tranchante, se saisit de son écu et, l'arme bien en évidence, courut en direction des hommes qui leur barraient l'issue. Ils étaient au nombre de six. Ascelin rentra en contact avec eux avec la brutalité d'un sanglier qui charge. Face à lui, aucune épée, mais bâtons, serpes et dagues. Ses adversaires n'étaient qu'une poignée de coupe-bourses issus du vulgaire qui ignoraient tout de l'art de se battre. N'empêche, ils avaient l'avantage du nombre. Tandis qu'il les tenait à distance, il entendit les sabots d'Ombrage frapper le sol derrière lui. La Belette passait, c'était l'essentiel. Mais, trouvant que cela n'allait pas assez vite, il tourna sur lui-même l'espace d'une respiration, allant frapper du plat de son épée la croupe de sa jument, laquelle, après avoir bronché, démarra en trombe, l'enfant sur son dos, entraînant à sa suite le second cheval dans un galop effréné qui les éloigna sans attendre du lieu de la rixe. Ascelin entendit le bruit de leur fuite et, en partie soulagé, se tourna de nouveau vers ses adversaires. Mais un rapide coup d'oeil en arrière lui fit comprendre qu'il était désormais cerné. Les hommes postés de l'autre côté du pont venaient de les rejoindre, le prenant en tenaille. Il était près à se battre jusqu'à la dernière extrémité. Il affirma Tranchante au bout de son bras et causa quelques dégâts parmi ses antagonistes. Une gerbe de sang l'éclaboussa subitement. Puis, tout alla très vite : soudain le monde éclairé de soleil bascula dans l'obscurité. Et la dernière vision qu'il en eut fut celle d'un faucon planant dans les airs, si haut, si détaché de tout. Il aurait tellement voulu être à sa place en cet instant-là.

lundi 1 août 2011

Chapitre 4 : Eudes

La petite troupe avançait au pas rythmé de ses chevaux, et les hommes à pied, nombreux, suivaient derrière. La lumière déclinante de cette fin de jour accrochait des reflets sur le fer des armures, des hauberts de maille et des casques à nasal. Mais ceux qui attiraient le plus l'attention, et avaient suscité tant d'intérêt mêlé d'admiration de la part du vulgaire qui s'était massé par endroits sur leur passage, regroupé en essaims éparts sur les bords des chemins parcourus, étaient sans conteste la vingtaine de chevaliers qui ouvraient la marche, Eudes de Belombreuse en tête. Celui-ci montait un destrier entièrement blanc, dont les naseaux d'un rose délicat palpitaient en exhalant un souffle empreint de nervosité contenue. Il l'avait acquis durant son séjour en Asie, séduit par la blancheur de sa robe et par son allure racée, produit des heureux mélanges qui se pratiquaient alors dans les haras d'Andalousie. Tout comme ses compagnons, il chevauchait nue-tête, et les couleurs chatoyantes de leurs bliauts, leurs longs manteaux clairs battant au vent, ainsi que leurs armoiries portées bien en évidence, achevaient de rendre ce spectacle plus que mémorable. Eudes arborait à son bras gauche qu'il recouvrait entièrement, l'écu de sa famille, orné d'un ours noir sur fond d'or. Ils longeaient depuis longtemps la rivière, suivant son cours onduleux, qui les avait menés d'une région de montagnes dont les sommets abrupts allaient au fil de leur trajet en s'arrondissant, jusqu'à une zone de plaine où les champs alternaient avec de profondes forêts. Des paysans rencontrés au hasard de leur périple leur en avait dévoilé le nom. Elle se nommait la Drôme. Le cours d'eau, au fur et à mesure que le relief s'aplanissait, n'avait fait que s'élargir, et maintenant le chenal s'étirait entre des bancs de galets, donnant l'illusion d'être peu profond. Mais des pluies printanières récentes en avaient néanmoins grossi l'étiage, et Eudes n'aurait pas risqué sa troupe à franchir son lit. C'est pourquoi il était à la recherche d'un gué, ou d'un quelconque pont qui leur aurait permis de rejoindre sans risque l'autre berge. Au-delà, il pourrait reprendre vers le nord en direction de Valence, entre les murs de laquelle il comptait bien saluer Geilin II, comte de Valentinois.

Autour de lui, les chevaliers tout l'après-midi avaient mené grand tapage, comme excités à l'idée de retourner dans leurs foyers. Il faut dire qu'il avait eu ces derniers temps un peu de mal à faire régner la discipline. La présence de l'Ours commençait à lui faire défaut, lui qui le secondait si efficacement, répondant au moindre de ses ordres, remettant à leur place les récalcitrants avec une poigne de fer, sachant se faire entendre autant du plus âgé des chevaliers que de la bleusaille piétonne qui leur emboîtait le pas. Guilhem avait emmené à sa suite les meilleurs de leurs hommes, choisissant, outre l'Ours, Mordrain et Gahériet le balafré, autres fleurons de la chevalerie. A eux trois, il valaient bien dix guerriers, et des plus entraînés encore. Eudes ne lui en voulait pas de s'être si bien entouré, il avait même donné son aval, sachant que son frère avait choisi la route la plus risquée : celle sur laquelle, se rendant de château en château, il était très aisé de suivre sa trace, et aussi d'anticiper son itinéraire. Facile de préparer une embuscade dans ce cas. Ascelin, lui, avait opté pour la voie de l'anonymat, comptant se fondre dans les bois les plus épais, dissimuler ses traces dans l'entrelacs des pistes de chasse ou des sentes peu usitées, si ce n'est par quelque serf local. A cet effet, il avait préféré voyager léger, se contentant d'un simple écuyer pour toute compagnie. Quant à Hernaut et à son double dépravé, Dieu seul savait quelle route ils avaient empruntée. Ces derniers jours, sa colère envers Hernaut avait commencé à refroidir comme une jatte de lait bouillant sortie du feu. Mais il restait encore une peau épaisse à la surface, qui l'empêchait de voir que si celui-ci buvait, baisait et se lançait au cœur des batailles sans aucune modération, ce n'était pas parce qu'il aimait la vie avec passion, mais plus exactement parce qu'il y avait un grand vide dans son existence. Il réalisa que les cavaliers qui l'entouraient s'étaient tus, peut-être enfin lassés de leurs conversations qui s'entrecroisaient au hasard du pas de leurs chevaux, et où il avait été question, d'après le peu qu'il en avait entendu, d'histoires de chasse, de festins passés, de projets d'avenir, le tout assaisonné de quelques blagues salaces dont ils étaient coutumiers. Lui, il ne s'était pas mêlé à leurs bavardages, pressant le plus souvent sa monture afin de garder la tête de la cohorte. A cette heure, il balayait les rives de son regard d'aigle, à la recherche d'un endroit propice où ils pourraient faire halte et monter leur bivouac. Ils prendraient leur repos à la belle étoile. Le ciel dégagé le laissait présumer. Il ne s'était pas passé une seule nuit sans qu'il n'aille dormir au milieu de ses hommes, et cela même lorsque, invité dans certaine forteresse appartenant à l'une de ses nombreuses connaissances, il était sollicité à profiter de la couche moelleuse des propriétaires des lieux. Il ne voulait en aucun cas se servir de son rang pour creuser encore plus le fossé qui, de part sa condition sociale, le séparait d'eux. Et ceux-ci, conscients du sacrifice qu'il faisait à leur égard, l'en respectaient d'autant plus.

Tout en scrutant le décor environnant, il repensait une fois de plus à ce parchemin marqué de son sceau qu'il transportait dans ses fontes. C'était cet objet, et uniquement lui, qui avait dicté leur conduite depuis leur départ de Jérusalem. Le texte qu'il contenait, œuvre d'un philosophe grec ancien, renfermait tant d'idées subversives, qu'à lui tout seul il aurait pu mettre le feu à tout l'empire chrétien d'Occident. Eudes se l'était fait traduire en latin par un moine rencontré dans la ville sainte. Il était question de la remise en cause de l'existence même de Dieu, et de sujets aussi brûlants que la genèse et la forme de la terre. Tous les grands principes admis comme immuables par le commun des croyants y étaient disséqués un à un, démontés, soupesés, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que le doute et la soif de vérité. Cet opus, qu'il avait découvert par hasard dans une des bibliothèques byzantines, juste avant qu'elle ne soit détruite par un incendie lors de la mise à sac de Jérusalem, était par conséquent un véritable brûlot. Et il avait partagé avec ses trois autres frères la connaissance de ces textes. Ensemble, ils avaient décidé de les mettre en lieu sur afin, disaient-ils, d'éviter leur destruction qui n'aurait pas tardé à survenir s'ils avaient été révélés tels quels à la face du monde. Ils étaient tombés d'accord qu'il s'agissait d'un patrimoine bien trop précieux pour l'humanité, et que le perdre n'aurait fait qu'enfoncer un peu plus leur univers dans l'obscurité. Et ce furent ces raisons qui les poussèrent à prêter serment les uns envers les autres de ne jamais rien divulguer concernant ce grimoire. Eudes avait l'intention de le porter lui-même, au retour des croisades, jusqu'à un monastère de sa connaissance, situé sur ses terres, qui serait le garant de la conservation de l'ouvrage. Après ça, on verrait bien ce que l'on pourrait en faire. Et puis, c'est alors qu'Hernaut, bien que malgré lui, avait vendu la mèche, dans une des premières villes d'Italie qu'ils avaient rejointes. S'en était suivi une foule de péripéties, au cours desquelles Eudes avait failli y laisser la vie. L'existence de son manuscrit était maintenant connu d'une partie du clergé, vraisemblablement du pape lui-même. En attestaient les deux embuscades dont il avait fait l'objet depuis, perpétrées par des moines soldats, serviteurs zélés de Sa Sainteté. Alors, à Gênes, il avait réuni sa fratrie et, craignant de ne pas pouvoir atteindre seul l'objectif qu'il s'était fixé, avait décidé de se servir de son moine traducteur pour effectuer des copies de l'ouvrage, une pour chacun d'entre eux. Ainsi, sous la condition de se séparer dès que possible, ils multiplieraient les chances d'arriver à leurs fins. Et lui, afin de donner le change, continuerait sa route comme si de rien n'était, attirant à sa suite les moines-soldats, détournant leur attention de ses frères, servant en quelque sorte d'appât. L'opération leur avait pris plusieurs jours, et il lui avait fallu inventer une bonne raison de maintenir sa troupe enfermée dans les murs de la ville. Mais finalement, il y était arrivé, et aujourd'hui, chacun suivait son chemin, inexorablement.

La berge qu'ils longeaient, jusqu'alors encombrée de saules et de peupliers qui, vigoureux, poussaient dans le plus parfait des désordres, se métamorphosa soudain en clairière lumineuse, qui descendait en pente douce, venant se faire lécher les bords par de légers remous d'eau verdâtre, en mélodieux clapotis qui berçaient le silence. Il venait de tomber sur ce qu'il recherchait. Il y avait ici suffisamment de place pour y faire tenir sa compagnie, et même plus. D'une simple pression des rênes, il stoppa son cheval, qui se mit à encenser furieusement. L'homme qui le rejoignit d'abord montait un hongre gris, dont la longue crinière retombait sur l'encolure telle une draperie. C'était Hugues le Chancelant, qui le secondait, remplaçant en cela l'Ours, et dont le sobriquet rappelait qu'il avait reçu une mauvaise blessure à la jambe, ce qui le rendait désormais plus à l'aise à cheval qu'à terre. « Nous ferons halte ici pour la nuit », se contenta de formuler Eudes. Et sa phrase fut suivie d'une série d'ordres brefs, jappés d'un bout à l'autre de la troupe, et qui ne cessèrent qu'une fois le campement monté.

La nuit enveloppant peu à peu le camp, les bruits des conversations et de vaisselle heurtée se fondirent progressivement dans un silence troublé seulement par l'écoulement de l'eau et les hululements des hiboux. Eudes reposait sous la voute céleste, à quelques pas des tentes, enveloppé dans sa longue cape de laine. Ces derniers temps, il avait souvent eu du mal à trouver le sommeil. Peut-être était-ce du au fait qu'il ne se sentait plus vraiment au cœur de l'action, contrairement à ce qu'il avait vécu en orient. Et il lui revenait par fragments des images fugaces de ces combats et de ces longs sièges qui venaient, encore récents, de jalonner sa vie.

Un léger son, comme un crissement de gravier, lui parvint soudainement depuis l'obscurité avoisinante. Scrutant la nuit, il essaya de distinguer dans l'ombre la source de ce bruit. Mais il n'eut même pas le temps de faire appel à ses sens que déjà, surgissant de la noirceur environnante, trois silhouettes encapuchonnées se dirigèrent vers lui, l'entourant en silence avec des mouvements parfaitement coordonnés, comme s'ils avaient été tous trois reliés à un esprit unique. Eudes n'attendit pas de voir briller l'éclat de leurs poignards, il savait d'avance à qui il avait à faire. Il se leva d'un bond, les deux mains d'emblée sur la garde de Divine, qu'il fit aussitôt voltiger dans les airs, tout en poussant dans un seul souffle le cri de ralliement si familier aux oreilles de tous ses hommes : « Fiercastel ! A moi ! » Et sa lame tournoya en sifflant, venant décapiter, dans une gerbe de sang, la tête de l'un de ses agresseurs. Celle-ci alla rouler dans l'herbe comme ces grosses balles de cuir avec lesquelles les paysans jouaient à la soule. Et un pied l'arrêta. C'était celui de Quentin de Belval, l'un de ses chevaliers qui, l'arme au clair, venait lui prêter main forte. Devant la tournure que prenaient les évènements, les deux assaillants restants, estimant qu'ils risquaient de passer subitement du statut d'assassins à celui de cadavres, disparurent sans attendre dans les ténèbres, aussi rapidement qu'ils étaient venus. Quentin, de lui-même, se lança à leurs trousses. Des mouvements se faisaient percevoir peu à peu alentours, accompagnés des bruits métalliques des lames que l'on sortait des fourreaux. Eudes s'écria à la ronde, à l'intention de tous ceux qui pouvaient l'entendre : « Hola ! N'y a-t-il pas quelqu'un de réveillé à cette heure ? Faites-moi venir le Chancelant ! Et plus vite que ça ! » Ses éclats de voix furent suivis, quelques secondes plus tard, du bruit caractéristique des pas de son aide de camp, lequel arrivait en claudiquant. Eudes reprit, encore échauffé par ce qu'il venait d'endurer : « Comment se fait-il que les sentinelles n'ont rien vu venir ? Elles dormaient, ou quoi ? » Décidément, l'Ours lui manquait de plus en plus. Ce genre d'événement, lui présent, c'est à peine s'il en aurait recueilli les échos. Devant l'air marri de son bras droit, il ajouta : «  Bon, prend quelques hommes avec toi, et des plus alertes de préférence, et tente de me ramener les deux froqués qui ont essayé d'attenter à ma vie. » Le Chancelant entreprit de s'exécuter, mais son seigneur le retint au dernier moment, sa main ferme se posant sur son épaule : «  Et à ton retour, fit-il, surtout n'oublie-pas de doubler la garde. Je n'apprécierai pas du tout que ce genre d'événement se reproduise. »

Le lendemain aux aurores, la troupe reprit son chemin comme si rien ne s'était passé. Eudes, toujours en tête, ruminait quelque sombre pensée au rythme syncopé des pas de son cheval andalou. Cette même nuit, Quentin de Belval lui avait ramené le corps sans vie d'un second moine, qu'il n'avait pu éviter de trucider afin de défendre sa propre existence. Quant au troisième homme, il lui avait échappé, et l'intervention du Chancelant n'y avait rien changé ; après de longues recherches, il fallait bien se rendre à l'évidence : le bougre s'était envolé dans la nature, aussi prestement qu'il était apparu. Eudes avait depuis lors un mauvais pressentiment, celui d'être pisté comme un vulgaire gibier, mais avec des moyens qui allaient en grandissant. La papauté, il en était persuadé, ne reculerait devant rien. Sa tête était mise à prix, et au prix fort, de s'être commis dans cette histoire de texte ancien, et il ne serait véritablement en sécurité que sur ses terres, en son château de Fiercastel. D'ici là, il lui faudrait faire preuve de la plus grande prudence.

Hugues ne tarda pas à le rejoindre, et les deux hommes se tinrent au botte à botte un instant. « Qu'as-tu fait des deux corps ? » demanda son seigneur. « Je les ai cloués sur un vieil arbre, bien en évidence depuis la route, comme tu me l'as demandé. » Eudes estimait en effet que cette sorte d'avertissement pourrait faire réfléchir certains de ses poursuivants, et si cela avait pour conséquence de les retarder, c'était toujours un avantage de plus pour lui, à cette course dans laquelle il venait de s'engager.

Tout en longeant la Drôme, il réfléchissait de nouveau à un moyen de la traverser, quand il aperçut sur l'autre berge, deux hommes à pied qui se tenaient, immobiles, au bord de l'eau. Il crut distinguer de loin la forme d'un instrument de musique, peut-être un luth ou une vielle, que l'un des deux voyageurs portait en bandoulière. Sans doute des ménestrels qui se rendaient de village en village pour exercer leur art et y puiser leur inspiration, pensa-t-il. S'approchant de la berge, il les héla. « Dites-moi, mes braves, connaissez-vous un passage qui nous permette de franchir la rivière sans encombre, à mes hommes et à moi ? » Il perçut leur réponse par bribes que le vent emportait aussitôt. Il en déduisit qu'il existait un premier pont, à deux heures de marche de là, puis un deuxième encore plus loin. « Parfait, pensa-t-il . Nous pourrons dès lors nous séparer en deux groupes, pour nous retrouver plus tard, une fois la rivière franchie. » Il espérait ainsi semer la confusion chez ses éventuels suiveurs. Se dressant sur sa monture, ses mains en porte-voix, il interpella de nouveau les deux vagabonds. « Où allez-vous? » demanda-t-il. Le timbre de l'un des deux hommes ne tarda pas à se faire entendre : « Nous nous dirigeons vers Valence! » Ce à quoi le Seigneur de Belombreuse leur répondit :  « Rejoignez-nous au prochain pont. Nous pourrons faire un bout de chemin ensemble. » Discernant un signe de leur part qu'il prit pour un assentiment, il fit alors volter son cheval et rejoignit sa troupe. Des musiciens parmi eux, pourquoi pas? Un peu de distraction serait la bienvenue.

Comme il leur avait été annoncé, ils finirent par atteindre un vieux pont de pierre autrefois érigé par les Romains, et dont l'arche s'élançait gracieusement au-dessus de l'onde. Une antique statue de la Vierge, érodée par le temps et les intempéries, en marquait l'accès. Eudes fit se regrouper autour de lui sa vingtaine de chevaliers, et leur exposa son plan en quelques phrases succintes. Il traverserait avec la moitié des hommes à pied et des cavaliers. Le Chancelant, quant à lui, prendrait la tête du reste de la troupe pour passer avec eux le pont qui se situait en aval. Après cela, il fut convenu qu'ils se retrouveraient bien plus tard, sur la route de Valence. Eudes prit le temps de choisir parmi les chevaliers présents. Il nomma entre autres Quentin de Belval. Sa bravoure et sa fougue de la veille l'avait impressionné, et il comptait bien se faire seconder par lui durant cette étape de leur voyage. Lorsqu'il eut fini, le lent cortège se scinda en deux et, avec une parfaite synchronisation, la cohorte menée par le seigneur franchit le pont, dans un vacarme retentissant de sabots frappant la pierre. Au bout les attendaient les deux ménestrels. Eudes, lorsqu'il fut à leur hauteur, se présenta à eux. Son regard bleu ciel était plein de convivialité, voire même teinté d'une certaine jovialité. La présence ici de ces deux artistes l'intriguait et l'amusait à la fois. C'était comme s'il avait laissé ses soucis de l'autre côté du pont. Le premier des deux hommes qui lui répondit était fluet et d'une taille au-dessus de la moyenne, et il portait un luth dans son dos. Sous son chapeau ses longs cheveux bruns encadraient un visage encore jeune et ses yeux rieurs attiraient la sympathie : « Je me prénomme Jehan, et mon compagnon que voici s'appelle Thibaud. » Aussitôt nommé, le Thibaud en question, jeune blondinet aux allures de fille, se fendit d'un sourire aguicheur en même temps que d'une légère révérence. « Il est l'instrument, et je suis la voix, précisa-t-il. C'est volontiers que nous nous joignons à vous, messire. Nous serions ravis de vous distraire. »