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lundi 8 août 2011

Chapitre 5 : Ascelin et la Belette

Ascelin, du haut de sa jument noire, se réjouissait du spectacle qu'il avait devant les yeux : depuis plusieurs minutes déjà, la Belette, comme pris de frénésie, sautait en tous sens au milieu des hautes herbes, tentant d'attraper de malheureux papillons aux couleurs chatoyantes qui invariablement lui filaient entre les doigts. Comment était-il possible que dans un corps si frêle réside autant d'énergie? Il avait oublié qu'au même âge, de l'énergie, il en avait à foison, et que de l'aube jusqu'à la tombée du jour, il passait son temps en jeux de toutes sortes, puisant dans ses réserves physiques sans jamais en tarir la source, suivant sans se lasser ses frères aînés. La Belette, les cheveux en bataille, fit un bond plus élevé que les autres... et disparut subitement au beau milieu d'une touffe de graminées bien plus hautes que lui. Ascelin n'était pas loin d'éclater de rire. Mais quelques secondes d'attente sans voir l'enfant réapparaître figèrent le sourire qu'il avait sur les lèvres. Il poussa sa monture jusqu'à l'endroit où était supposé se trouver son petit compagnon. Il le vit allongé de tout son long, sur le ventre, au beau milieu des herbes. Le jeune seigneur mit aussitôt pied à terre, vaguement inquiet. La Belette releva lentement sa tête pointue, et le regarda avec des yeux vifs avant de se mettre péniblement debout. Il venait de vivre une superbe chute, en attestaient ses genoux sanguinolents. Mais pas un cri, pas une larme. Rien dans sa physionomie aurait pu faire penser qu'il s'était fait mal. Ascelin lui fit signe de remonter à cheval et d'une bourrade le remit en selle avant de se jucher lui-même sur le dos de sa jument. Il panserait ses écorchures plus tard, lorsqu'ils auraient rejoint la rivière. « Dur à la douleur, n'est-ce pas? » fit-il remarquer à son passager. Il le valait mieux, d'ailleurs. Ascelin comptait lui apprendre ce qu'était la rude vie de page, par laquelle devait passer tout chevalier digne de ce nom, et il ne se sentait pas prêt à supporter les pleurs incessants d'un mioche. Lui-même, enfant, en avait goûté les joies, entre le décrassage des écuries et les exercices physiques que son père n'avait pas manqué de lui imposer, même au plus fort des gelées hivernales.

Ces considérations ne l'empêchèrent cependant pas de laver avec soin les genoux écorchés de la Belette dans le courant de la Drôme, dès qu'il en eut l'occasion. Il fallait qu'une fois de plus il se mette en quête de nourriture, car le gamin engloutissait tout ce qu'il lui proposait, et son appétit paraissait ne pas connaître de limites. Il confia les chevaux à l'enfant, et s'enfonça dans les bois, une flèche à portée de main, prêt à la décocher. Se déplaçant avec précaution au milieu des taillis, il parcourut plusieurs mètres et, au hasard de sa chasse, son oeil exercé tomba sur un piège, une sorte de cage en bois et en métal, qu'il avait déjà vu ailleurs, dans d'autres circonstances, qu'il savait destinée à attraper les oiseaux, et dont l'usage était répandu dans les campagnes. S'apercevant qu'un animal occupait la cage, il s'approcha , intrigué, jusqu'à ce qu'il distingue nettement la tête d'un hibou petit duc, dont les magnifiques yeux dorés le fixaient sans ciller. Laissant l'animal, il retourna sur ses pas. Il fallait que la Belette voit ça.

Quelques minutes plus tard, il revenait au même endroit, l'enfant sur ses traces. Celui-ci s'enthousiasma aussitôt à la vue du bel oiseau de nuit qui semblait d'ailleurs n'avoir aucunement souffert de sa capture. « Dites, Messire, on le garde. » fit-il, le nez collé contre la cage. Pour lui, ce n'était pas une requête. Il était évident que le Seigneur n'allait pas laisser s'échapper un tel trésor. Ascelin eut vite fait de lui ôter ses illusions. « Pas question, dit-il. Que veux-tu que je fasse d'un hibou? Habituellement, les paysans les tuent en les crucifiant sur les portes de leurs granges. Vieille superstition. Mais celui-ci a eu la chance de me rencontrer. Je vais le relâcher. »
_ Non, s'écria la Belette. Faites pas ça! R'gardez comme il est beau. » Ascelin porta sur l'enfant un regard compatissant d'un bleu intense, avant de lui demander : « Ca te plairait, à toi, si tu savais voler, de te retrouver enfermé dans une cage, et de ne plus pouvoir parcourir librement le ciel? » Le gamin ne sut que répondre. Une fois de plus, son maître avait raison. Ascelin sortit son coutelas et eut vite fait de faire une brèche dans la prison qui retenait l'oiseau. Lorsqu'il lui eut ménagé une ouverture suffisante, tous deux se reculèrent et, assis sur leurs talons, attendirent. Au bout de plusieurs minutes, le hibou se dirigea vers l'orifice et, ayant extirpé son petit corps plumeux du piège, déploya ses ailes, et en quelques battements parfaitement silencieux, s'éleva dans les airs pour disparaître à leurs yeux.

Pour leur repas du soir, ils durent se contenter de quelques racines bouillies, d'une miche de pain et d'un morceau de fromage. Ascelin avait échoué dans sa quête de gibier, mais le jour même, ils avaient traversé un hameau, et une paysanne, en échange de quelques deniers, leur avait cédé de quoi se sustenter. Le temps d'effectuer sa tractation avec la femme, la Belette avait d'ailleurs disparu et il l'avait cherché dans tout le village, qui, heureusement, ne comportait que quelques foyers. Jusqu'à ce qu'il le retrouve dans une grange, occupé à converser avec une fillette du même âge que lui. Il avait alors réalisé qu'éduquer cet enfant ne se limitait pas à lui apprendre à parler correctement, à soigner les chevaux et à briquer les armures : il lui faudrait aussi tenir compte de l'apprentissage de sa sexualité. Mais, personnellement, il ne se sentait pas de taille à affronter ça. Alors il espérait plutôt, qu'une fois retrouvés ses frères à Belombreuse, l'un d'entre eux aurait le bon vouloir de s'y atteler, peut-être Hernaut, pourquoi pas? Car, malgré les apparences, Hernaut respectait les femmes. Et il n'était pas question de voir grandir sous sa protection un futur écuyer qui se comporterait tel un soudard.

A cette heure, il nourrissait à l'égard de la Belette d'autres desseins : celui-ci, à son goût, bâclait un peu trop les tâches qu'il lui confiait. Aussi lui avait-il fait reprendre, juste avant le repas du soir, l'étrillage d'Ombrage, sa jument. Et maintenant que c'était fait, il l'avait enfin autorisé à dîner, tout en l'admonestant. Il essayait de lui inculquer les principes de base que son père en personne lui avait enseignés, à force de leçons et de persévérance. Mais il comprit rapidement que ce qui manquait le plus à son petit compagnon, c'était la motivation. Alors que la Belette, assis au coin du feu, achevait son repas, il sortit Tranchante de son fourreau, et la fit miroiter un instant à la lueur des flammes. « En fait, c'est ça que tu veux depuis le début, dit-il. C'est apprendre à t'en servir. » La réponse affirmative qu'il recueillit confirma tout à fait ses pensées. « Alors nous commencerons l'entraînement dès demain, reprit-il. Mais je t'enseignerai d'abord à manier un bâton, cela va de soi. » La Belette se fendit d'un sourire plus qu'éloquent. Ascelin modéra cette expression de joie en ajoutant : « Néanmoins, tu dois continuer à t'occuper des chevaux, et j'attends de toi autre chose que ce que tu m'as servi ces derniers temps. Quand on cure les pieds d'un cheval, on le fait correctement. Et quand on l'étrille, il doit briller comme s'il était revêtu de soie. » Et, ce-disant, il rangea Tranchante et vint s'asseoir à côté de l'enfant. Celui-ci, comme tous ceux de son âge, adorait les histoires. Ascelin avait un certain talent pour narrer les événements qu'il avait vécus et, les soirs précédents, il avait eu l'occasion de lui faire goûter son savoir-faire. Aussi ne fut-il pas du tout surpris lorsque le gamin lui réclama le récit d'un de ces épisodes qu'il avait eu l'heur de connaître durant son séjour en terre sainte. Seul le sujet réclamé lui causa quelque étonnement : « La prise de la petite citadelle, au nord d'Antioche? fit-il, un tant soit peu déconcerté. Mais je te l'ai déjà contée au moins deux fois, si je me rappelle bien. » « S'il vous plait, M'sire, racontez-la moi encore. Elle me plaît à moi, c't histoire. » Ascelin laissa échapper un léger soupir, et commença son récit, les yeux tels des miroirs dans lesquels se reflétaient de dansantes flambées. Il lui décrivit une fois de plus le rôle qu'avait joué un de leurs chevaliers, un dénommé Mordrain, durant le siège d'une des forteresses de Syrie. Celui-ci, déguisé en femme, avait réussi à se glisser dans la place forte au nez et à la barbe des Turcs, ouvrant le passage aux troupes croisées qui s'étaient massées devant les murs. Mordrain contrefaisait la femme à merveille : il suffisait de farder à peine ses traits délicats et de l'affubler de jupes pour qu'il donne immédiatement le change. Mais une fois dans la place, et après qu'il eut fait entrer le dernier de ses compagnons d'armes, il s'était alors battu comme un lion. La description qu'en faisait Ascelin fascinait la Belette. Le jeune seigneur en était conscient. Il lui avait promis qu'une fois à Fiercastel, dès qu'ils seraient tous rentrés, il le présenterait à Mordrain, lequel faisait partie de l'escorte de son frère Guilhem. Il préférait de loin lui narrer de telles anecdotes plutôt que de s'appesantir sur tous les massacres qu'il avait encore, récents, à l'esprit, et qui venaient régulièrement hanter ses nuits. Sans compter ses propres souffrances : pour la première fois de sa vie, il avait connu la faim durant le siège d'Antioche et l'horreur des scènes qu'il avait vécues durant cette période l'avait marqué au fer rouge. De cela, il préférait n'en rien dire, surtout pas à cet enfant.

Lorsqu'il eut terminé son récit, il estima qu'il était plus que temps pour tous les deux de se coucher : demain, la journée promettait d'être longue. Outre qu'il aurait à entraîner la Belette tôt le matin, il fallait qu'ils progressent vers le nord. Il avait déjà trop tardé ces derniers jours à s'occuper de ce gamin au lieu de chevaucher vers les terres qui l'avaient vu naître et grandir. Mais, au moment même où il allait s'installer pour passer la nuit, voici que le mioche se mit à lui faire des révélations. Peut-être enhardi par la patience et la bienveillance de ce jeune seigneur rencontré au hasard de sa route, pour la première fois il lui prit l'envie de se confier à lui. «  Moi aussi j'ai des frères », commença -t-il par dire. Ascelin, surpris de le voir soudain si disert, se rassit à ses côtés. Il était près à entamer le dialogue. « Et combien en as-tu? »demanda-t-il. « Deux, M'sire, et trois soeurs. Enfin, j'avais deux frères et trois soeurs. » Ascelin pressentit le drame dont il allait entendre le récit. La gorge serrée, il demanda : « Et que leur est-il arrivé? »
_ Tous morts de maladie ou de faim. D'abord y a eu mon père, qui a été tué par les hommes du Seigneur de Marcheloup, là où il cultivait ses terres. Et puis ma mère n'avait plus de quoi nous nourrir...
_ Sombre histoire », coupa Ascelin. « Et qu'avait fait ton père pour que les hommes de son seigneur lui ôtent la vie?
_ Rien, absolument rien. Il était là par hasard quand y a eu un combat avec un seigneur rival. »
_ Et tu étais le dernier survivant?
_ Oui, M'sire. J'ai quitté mon village, et j'ai marché des jours et encore des jours . Et puis j'vous ai rencontré. » Ascelin, le regard perdu dans le foyer qui dansait devant lui, sembla réfléchir quelques secondes. « Alors, je suppose que si tu désires tant devenir chevalier, c'est pour te venger de ce qu'ils ont fait à ton père...
_ Oui, M'sire. » Le jeune seigneur, abandonnant sa contemplation du feu, le fixa alors de ses yeux remarquablement bleus. L'enfant en fut impressionné. « Cela ne t'apportera rien de bon, précisa Ascelin. La vengeance n'est pas une motivation en soi. Elle te pourrira l'âme et t'écartera du bon chemin. Autant que tu abandonnes cette idée tout de suite. » Puis, laissant le gamin se démener seul au milieu de ses pensées, il se mit à l'écart et, s'enveloppant d'une couverture, prit le parti de s'endormir enfin.

Dès que les premières lueurs du jour eurent vaincu la noirceur de la nuit, Ascelin donna un avant-goût à la Belette des exercices qui président à l'apprentissage d'un sport de combat. Désormais, il l'entraînerait chaque matin, tout au long de la route qui le ramenait jusque chez lui. Lorsque le seigneur estima que l'exercice était suffisant, il obligea la Belette à l'accompagner jusqu'à la rivière pour faire leurs ablutions et, dès qu'ils furent prêts, ils repartirent tous deux sur le dos d'Ombrage.

Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsqu'ils atteignirent le pont. Arrivé à la hauteur de la vierge de pierre, Ascelin stoppa son cheval et se signa, engageant l'enfant à faire de même. Il remarqua au passage les traces de sabots et de pas, nombreuses, qui marquaient le sol, et qui se séparaient en deux dès l'entrée de l'ouvrage. Il s'engagea sur celui-ci, traînant derrière lui la haridelle chargée de ses affaires. Arrivé à peu près au milieu de la chaussée, il vit un petit groupe d'hommes à pied se réunir à l'autre extrémité du pont, juste en face d'eux. Son instinct lui fit immédiatement deviner que les intentions de ces derniers étaient loin d'être pacifiques. Prudemment, il fit faire demi-tour à la jument. Et ce fut pour constater qu'à l'entrée du pont, d'autres hommes venaient de se masser, leur barrant inexorablement le passage. Ils venaient de tomber sur des détrousseurs. Ascelin n'avait plus le choix. Il réagit avec une présence d'esprit et une vitesse impressionnantes. Il mit pied à terre, laissant les rênes aux mains de la Belette. De dessous sa tunique de lin, il sortit l'étui de cuir cylindrique qui contenait le rouleau de parchemin que son frère Eudes lui avait confié, et le remit aussitôt à l'enfant, en lui disant : « Je vais les occuper. Toi, file au triple galop, sauve ta vie et aussi ce que je viens de te confier. Je te retrouverai plus tard. » Puis, sans attendre de réponse, il dégaina Tranchante, se saisit de son écu et, l'arme bien en évidence, courut en direction des hommes qui leur barraient l'issue. Ils étaient au nombre de six. Ascelin rentra en contact avec eux avec la brutalité d'un sanglier qui charge. Face à lui, aucune épée, mais bâtons, serpes et dagues. Ses adversaires n'étaient qu'une poignée de coupe-bourses issus du vulgaire qui ignoraient tout de l'art de se battre. N'empêche, ils avaient l'avantage du nombre. Tandis qu'il les tenait à distance, il entendit les sabots d'Ombrage frapper le sol derrière lui. La Belette passait, c'était l'essentiel. Mais, trouvant que cela n'allait pas assez vite, il tourna sur lui-même l'espace d'une respiration, allant frapper du plat de son épée la croupe de sa jument, laquelle, après avoir bronché, démarra en trombe, l'enfant sur son dos, entraînant à sa suite le second cheval dans un galop effréné qui les éloigna sans attendre du lieu de la rixe. Ascelin entendit le bruit de leur fuite et, en partie soulagé, se tourna de nouveau vers ses adversaires. Mais un rapide coup d'oeil en arrière lui fit comprendre qu'il était désormais cerné. Les hommes postés de l'autre côté du pont venaient de les rejoindre, le prenant en tenaille. Il était près à se battre jusqu'à la dernière extrémité. Il affirma Tranchante au bout de son bras et causa quelques dégâts parmi ses antagonistes. Une gerbe de sang l'éclaboussa subitement. Puis, tout alla très vite : soudain le monde éclairé de soleil bascula dans l'obscurité. Et la dernière vision qu'il en eut fut celle d'un faucon planant dans les airs, si haut, si détaché de tout. Il aurait tellement voulu être à sa place en cet instant-là.

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