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lundi 22 août 2011

Chapitre 7 : Le tournoi

                                                                Toujours la même chambre minable et crasseuse. Cela faisait maintenant des jours qu'ils étaient là, coincés dans la ville méridionale grouillante de monde. Hernaut, assis au bord de la paillasse, rêvassait comme à son habitude, le regard perdu dans quelque songe bien à lui. Célinan, vêtu de brun et de vert jade, les cheveux noirs et lisses retombant sur les épaules, s'apprêtait à sortir. Il tira son compagnon de ses pensées en s'adressant à lui : « Hernaut, ça ne peut plus durer. Ne compte pas sur moi pour rester indéfiniment ici. Dans deux ou trois jours tout au plus, je quitte définitivement cette ville, que tu me suives ou non. » Son interlocuteur leva les yeux vers lui, dans un effort visible pour reprendre contact avec le monde réel. « Tu es libre, Célinan. Pourquoi t'empêcherais-je de partir ? Mais tu le sais bien, je ne te suivrai pas. Pas en étant si prêt du but, en tous cas. » Depuis quelque temps, il avait réussi à s'introduire dans l'entourage du comte d'Ildebrando Lambardi, père de la douce Colombe, celle pour laquelle il se consumait d'amour, et pour lui c'était un premier pas positif en direction de la belle, même s'il n'avait pas encore réussi à échanger ne serait-ce que quelques mots avec elle. Au moins, de temps à autre, il pouvait espérer l'apercevoir furtivement dans les couloirs du palais Lambardi, tandis qu'il flattait le père. Pour conquérir la fille, il était prêt à tout. « Et que vais-je dire à ton frère Eudes lorsque je le reverrai ? » attaqua de nouveau Célinan. «  Et bien, tu lui diras la pure vérité. Que j'ai trouvé ici la plus belle des fleurs, et que je compte rester jusqu'à ce que je puisse la cueillir pour l'emmener avec moi à Fiercastel.
_ Hernaut, si je me souviens bien, ton frère aîné tenait à ce que je reste à tes côtés afin de t'escorter jusqu'à ton retour. Si je reviens sans toi, il va me le reprocher, c'est sur. Crois-moi, laisse tomber cette jouvencelle. De toutes façons, c'est perdu d'avance. Jamais son père n'acceptera de te la confier. A ce que l'on m'a dit, elle a bien trop de prétendants dont les titres et les richesses ne te laissent aucune chance.
_ Bah ! Fit Hernaut en haussant les épaules. Ce sont tous de vieux barbons. J'ai pour moi mon nom et ma jeunesse, et aussi la promesse de terres que mon frère saura me céder si je me marie.
_ Tu es désespérant, Hernaut. C'est comme si un mal insidieux t'avait soudain frappé. Je renonce désormais à te convaincre.
_ Je n'y puis rien, c'est ainsi. Et si tu veux ôter le mal voluptueux qui a pris racine en moi, il te faudra désormais m'arracher le cœur. » Célinan eut une moue dégoûtée avant de répondre : « Je laisse tomber, te dis-je. Encore trois jours durant lesquels je continue à jouer, car je suis dans une telle veine en ce moment que je suis en train de me constituer une petite fortune, et je reprends la route sans toi. Et peu importe ce que dira Eudes, j'aurais fait mon possible pour te convaincre. » Disant cela, il se saisit de son couvre-chef et, jetant un dernier regard plein d'intensité à son compagnon, le quitta sur le champ.

Hernaut resta encore quelques minutes accroché à ses chimères. Le regard de Colombe semblait ne plus vouloir le quitter. Sans cesse il revoyait ses yeux mauves à nuls autres pareils. Il avait passé la plus grande partie de sa journée dans les corridors à peine éclairés où des courtisans en mal de reconnaissance attendaient des heures durant le bon vouloir d'Ildebrando. Et il n'avait pu être reçu que l'espace d'un instant, juste le temps d'assurer le comte de son dévouement à son égard, et pour recueillir l'espoir d'être de nouveau convié le lendemain à partager avec lui quelques pas sur les dalles marbrées de sa somptueuse demeure. Et pas de Colombe ce jour-ci : elle n'avait pas réapparu, contrairement à son attente. Un rictus de dépit au coin des lèvres, il se saisit de Flambante, discernant à peine son mince reflet sur sa lame parfaite. Hernaut de rien du tout, voilà ce qu'il était. Célinan avait raison. Même son nom ne lui ouvrirait pas la porte qui menait au cœur de sa belle. Prenant la garde à deux mains, il dressa l'épée devant lui : « Flambante, je t'en fais le serment. Je n'attendrai pas la prochaine lune pour gagner l'amour de Colombe. Dussé-je recourir à la force pour qu'elle s'attache à moi. » Il réalisa soudain que c'était à son épée qu'il s'adressait. Il fallait qu'il se reprenne, sinon tout ça finirait par le mener au bord de la folie. Le jour déclinait à travers l'ouverture qui, drapée d'un tissu d'un jaune sale, donnait sur la rue. Le mieux était qu'il sorte, qu'il donne en pâture aux élans de son cœur autre chose que ces quatre murs mal blanchis et que ce plafond qui manquait à tout instant de s'écailler. Aussi se leva-t-il, et après avoir ouvert la porte, dévala les escaliers branlants qui le menaient vers l'extérieur.

Une fois dehors, il fit quelques pas à travers les ruelles peu éclairées, se heurtant à la foule des manants qui, revêtus de tuniques ou de pourpoints aux couleurs vives, souvent usagés, commençaient à cette heure à animer la ville. Milan s'éveillait, et Hernaut, d'ordinaire, appréciait ce moment où, le soleil se couchant, apparaissaient comme par miracle toutes sortes de gens, sortis d'on ne sait où, et prêts à dépenser sans compter l'énergie qu'ils avaient accumulé durant le jour. Mais maintenant, depuis qu'il avait rencontré Colombe, il recherchait plutôt la solitude, et s'enfonçait dans les ruelles sordides, évitant au passage les ordures qui jonchaient le sol, fuyant la populace pour quelque placette reculée, où il pourrait trouver le calme propice à ses méditations d'amoureux incompris. Au hasard de sa promenade nocturne, non loin de la cathédrale qu'un malheureux incendie venait de détruire, à un endroit suffisamment vaste pour que les badauds puissent s'y masser, il tomba sur un attroupement qui attira son attention. Un crieur de rue y annonçait un événement pour lequel il éprouva un grand intérêt : le comte d'Ildebrando faisait annoncer en public son intention d'organiser un tournoi d'ici à quelques jours. Hernaut en fut d'abord surpris. Ce genre de réjouissance, s'il était répandu au nord de la Loire, ne se pratiquait habituellement pas dans les régions méridionales. C'est alors que le crieur informa la foule du prix qui serait dévolu au vainqueur du tournoi. Il s'agissait tout bonnement, et cette récompense n'était pas des moindres, de la main de la fille du Comte, la si splendide et si courtisée Colombe d'Ildebrando Lambardi. A cette annonce, le sang d'Hernaut ne fit qu'un tour, et il crut qu'il allait défaillir. La main de Colombe pour enjeu ! Il en déduisit que le Comte, assailli par les chevaliers de passage qui venaient demander sa fille en mariage, avait fini par suivre le conseil de l'un d'entre eux, et qu'il estimait qu'une joute serait le meilleur moyen de repérer, parmi tous ces prétendants, celui qui était le plus vaillant et le plus courageux, et par conséquent le plus digne de son bijou de fille. Il fallait absolument qu'il participe à ce tournoi, car il voyait clairement là le moyen d'arriver à ses fins. Mais, plumé par ses dernières parties de dés, il ne lui restait rien de son équipement guerrier : pas la moindre pièce d'armure, pas une cotte de maille, même pas de destrier en outre. Même ses éperons y étaient passés. Seul Flambante était toujours en sa possession, mais il était clair qu'il ne pouvait pas se présenter au tournoi muni de sa seule épée. Bref, c'était la déchéance la plus complète. Alors, il pensa subitement à Célinan. Lui, au moins, il avait largement de quoi acheter un équipement complet et un cheval plus que correct, ainsi que de s'assurer les services d'un écuyer. Il fallait absolument qu'il le trouve ce soir.

Ce fut d'ailleurs assez rapidement qu'il remit la main dessus. Célinan avait coutume de fréquenter deux ou trois tavernes de son choix, et ce fut un jeu d'enfant de le retrouver. Il le surpris comme d'habitude se livrant à son passe-temps favori, et ce fut aussi sans étonnement qu'il constata qu'il était encore en veine. N'hésitant pas à le déranger, il lui glissa un mot à l'oreille. Il faut croire qu'il était convainquant, car Célinan, abandonnant la partie en cours, le suivit séance tenante dans la rue. Une fois là, à la lueur des torches, il lui expliqua en détail ce qu'il attendait de lui. Son vassal, après qu'il se fut engagé bien sur à le lui rendre au centuple, consentit aussitôt à lui fournir une armure et un cheval, et lui promit d'embaucher un écuyer le plus rapidement possible. Si Hernaut n'avait pas été aussi aveuglé par sa fièvre amoureuse, il se serait certainement douté que si Célinan acceptait aussi vite, c'est qu'il y avait là anguille sous roche. Il n'y avait qu'à voir l'éclat qui brillait dans son regard de braise à ce moment-là pour comprendre. Mais l'amour n'a point d'yeux pour percevoir la réalité des choses. Aussi accepta-t-il l'aide de son compagnon sans se poser de question, ravi bien au contraire d'avoir trouvé la solution pour s'inscrire à ce tournoi. Maintenant, il en était persuadé, il en sortirait vainqueur, et le prix de sa victoire ne pouvait être que Colombe.

Le jeune homme qu'il reçut quelques jours plus tard dans leur modeste chambre devait avoir dans les quatorze ans, pas plus. C'était le fils cadet d'une famille de petite noblesse que Célinan lui avait déniché pour le servir. Il avait certes fière allure. Il venait d'ôter son chapeau en entrant, découvrant un visage plutôt volontaire, qu'encadraient ses cheveux noirs et raides coupés au bol et qu'illuminaient ses yeux vifs et sombres. Il était déjà bien charpenté pour son âge et portait une tunique vert mousse sur des chausses noires qui, resserrée à la taille par une ceinture de cuir, mettait en évidence son corps de jeune athlète. Hernaut songea en le voyant qu'il ressemblait étrangement à Célinan. Rien d'étonnant à cela, d'ailleurs. Son vassal aimait les garçons énergiques et fringants, à son image. « Colin, fils cadet du baron Bermond d'Anduze, Messire, pour vous servir. » articula nettement l'adolescent, tout en accompagnant sa phrase d'un élégant salut. Son père, vassal du comte de Toulouse, avait du l'emmener avec lui lors de la croisade, ce qui expliquait sa présence en ces lieux. Il ferait parfaitement l'affaire.

Flanqué de son écuyer, Hernaut se rendit au monastère où étaient exposés les blasons des nobles et des chevaliers désignés pour la joute, et face auxquels il devrait se déclarer comme étant leur adversaire. Dans la salle capitulaire, sous les voûtes d'arêtes soutenues par de solides piliers, les écus, au nombre de six, avaient été exposés. Passant devant chacun d'eux, il offrit à l'adolescent qui le suivait un aperçu de son savoir en héraldique, qu'il avait acquis en côtoyant les diverses familles durant son séjour en Orient. Cette connaissance lui était d'ailleurs devenue indispensable en temps de paix comme en temps de guerre, lorsqu'il voulait savoir à qui il avait à faire. «  D'or et d'azur surmonté de trois fleurs de lys, commenta-t-il en s'arrêtant devant l'un des blasons. C'est la maison de Guînes, assurément. » Puis il poursuivit, talonné par l'adolescent qui semblait boire chacune de ses paroles : « Ah! Maison d'Avesnes, cette fois-ci. Presque nos voisins. Ecusson bandé d'or et de gueules de six pièces. » Ce qui dans son jargon signifiait six bandes or et rouges alternées. Puis, un peu plus loin, désignant des armoiries où le noir et le rouge se mêlaient à l'or : « Maison de Sourdeval, ils viennent de Normandie. » Il avança encore d'un pas, et s'arrêta net devant un écu d'un bleu saphir sur lequel s'étalait avec insolence, les ailes déployées, un aigle noir. « Qu'est ceci? » fit Hernaut à haute voix, mais s'adressant à lui-même. Son écuyer ne pouvant certes pas le renseigner, il interpella le moine qui, de faction dans la salle, se tenait silencieux dans un angle, tonsure et robe de bure dans la pénombre. « Dites-moi, frère convers, à qui appartiennent ces couleurs? » Le religieux, sortant de sa cache obscure, dévoila un visage osseux dans lequel brillaient des yeux perçants. «  Ce sont celles d'un chevalier, le sire Cavaletti, vassal du Duc de Milan. » Hernaut se tourna vers Colin pour lui faire remarquer : « Et bien, en voilà au moins un qui m'est complètement étranger. Ce sera l'occasion de faire sa connaissance. »

L'écuyer savait, depuis qu'il avait démarré sa carrière en tant que jeune page, que si les six chevaliers avaient été triés sur le volet par le comte lui- même, n'importe quel autre gentilhomme était autorisé à les défier. C'était bien ce que son maître avait l'intention de faire.

Le jour dit, Hernaut se présenta devant la lice, laquelle, bordée de palissades, avait été montée dans un champ, un peu à l'écart de la ville. Il y avait déjà foule sur les lieux. Toutes sortes de badauds s'étaient retrouvés là, friands de ce genre de spectacle où venaient s'exposer aux regards de tous les poncifs de la chevalerie, à savoir force, courage, éclat, et pour couronner le tout, effusions de sang et os brisés. Colin bien sur, mais aussi Célinan l'accompagnaient. Il montait un destrier de grande taille, gris pommelé aux crins noirs, bête splendide que son vassal, toujours sur les bons coups, avait néanmoins su dénicher à un prix plus que raisonnable. Déjà revêtu de son armure, il attendit que les hommes en armes, chargés du bon déroulement du tournoi, lui fassent signe d'entrer. Partout se dressaient des tentes de toile aux couleurs éclatantes. Chacun des chevaliers en lice avait la sienne propre. Un geste de la main à peine aperçu, et il pressa les flancs de son cheval, lequel pénétra dès lors dans l'enceinte, suivi de ses deux compagnons à pied. Des hérauts clamaient à la foule le nom et les titres des champions qui se présentaient. Depuis l'aube, il y en avait eu pléthore. Mais tous avaient fini par mordre la poussière. Hernaut, la visière de son heaume relevée, s'avança jusqu'aux loges d'honneur où, au sommet d'échafaudages improvisés, siégeait la fine fleur de la noblesse milanaise. Il reconnut de loin le comte, et chercha du regard durant quelques instants sa fille, qu'il trouva sans peine au milieu d'un groupe de femmes, tellement sa beauté et son maintien la distinguaient des autres. Colin leva à bout de bras l'écu des Belombreuse, et le fond d'or sur lequel se détachait l'ours noir accrocha soudainement les rayons du soleil. L'un des hérauts clama alors l'identité de son propriétaire. Depuis sa loge, Colombe adressa un regard plus qu'éloquent à ce jeune seigneur, dont elle ne voyait que les yeux d'un bleu céleste qui la fixaient intensément sous la visière de son heaume. Se saisissant de la longue lance que Célinan lui tendait, il la dressa alors vers le ciel, amenant la pointe de celle-ci à quelques centimètres de la jeune fille. Avec des gestes gracieux, elle noua un ruban de couleur azur à l'extrémité de l'arme. Hernaut, non sans l'avoir gratifiée d'un dernier coup d'oeil qui eut pour effet de la faire rougir, fit faire demi-tour à son cheval, et se retrouva face aux six chevaliers qui, arrogants et superbes dans leurs armures de métal, les heaumes surmontés de panaches de plumes aux couleurs aussi vives que leurs écussons, attendaient de front le long d'une des palissades. Il allait choisir son adversaire du moment. De la pointe de sa lance, il toucha sans hésiter le bouclier du seigneur d'Avesnes. Cela signifiait, en langage de chevalerie, qu'il était prêt à se battre avec lui à armes réelles. Avesnes, il l'avait rencontré sur la route qui menait à Saint Jean d'Acre, et il connaissait sa valeur au combat.

Chacun des antagonistes se dirigea vers une des extrémités de la lice, aussitôt rejoints par leurs écuyers, lesquels finissaient de les préparer pour la joute. Puis, une sonnerie de trompettes, un étendard incliné
du côté des hérauts et, de part et d'autre, les visières se baissèrent et les éperons s'enfoncèrent sans concession dans le flanc des chevaux, qui démarrèrent en trombe dans un fracas de hennissements et de sabots heurtés. Le choc fut terrible. Avec près de deux tonnes cumulées d'os, de muscles et de tendons lancés à toute vitesse, sans compter le poids des cavaliers et de leurs armures, il fallait bien s'y attendre. Mais il apparut très rapidement que des deux adversaires, aucun n'avait pris l'avantage sur l'autre, et ils se séparèrent sur l'élan de leur galop, un moignon de lance à la main, tandis que des esquilles venaient joncher le sol poussiéreux. Le temps de se réarmer, et ils repartaient à l'assaut.

Bien à l'abri de l'autre côté des barrières, Colin et Célinan assistaient au spectacle. Célinan se fendit d'un rictus un semblant ironique, ce qui attira la curiosité de l'adolescent, lequel lui demanda en toute franchise : « Qu'est-ce qui vous fait sourire ainsi, Messire Célinan? »
_ C'est que je lui fais confiance, et je suis persuadé qu'il va tous les exploser », mentit-il au jeune homme. Il ne pouvait certes pas lui avouer qu'il savait Hernaut mal préparé à ce genre d'affrontement, et qu'il attendait patiemment le moment où il viderait les étriers. Cela, d'après lui, ne saurait tarder. Ainsi, son maître devrait renoncer à la main de sa belle et, ridiculisé, n'aurait alors plus d'autre choix que de quitter la ville et de suivre son vassal. C'était dans ce but inavoué qu'il avait dépensé une partie de ses gains.

Le second choc fut aussi violent que le premier. Mais le résultat fut tout autre, et Avesnes se retrouva violemment projeté sur le sol, cloué sur le dos par le poids de son armure. Hernaut, sous les acclamations de la foule, le laissa aux mains des écuyers et des hommes d'armes qui accouraient pour lui porter secours, et se dirigea derechef vers les cinq autres chevaliers qui l'attendaient, imperturbables sur leurs solides et piaffantes montures. Cette fois-ci, son choix se porta sur le normand. Et, quelques minutes plus tard, au son des trompettes, la passe d'armes reprit de plus belle. Hernaut fut de nouveau vainqueur, non sans toutefois quelques dommages collatéraux, qui se soldèrent pour lui par une estafilade au creux de l'épaule, et pour son adversaire, de manière plus sérieuse, par une jambe brisée. Le sourire de Célinan s'était depuis lors métamorphosé en grimace : cela ne se passait pas tout-à-fait comme il l'avait prévu. Mais il restait encore quatre autres belligérants, et il gardait bon espoir. Ce fut donc, après cela, le tour d'un seigneur du Hainaut, auquel Hernaut, comme pour les deux autres, fit goûter au vin amer de la défaite. Puis il y eut l'homme du nord, aux armes des Guînes, et ensuite un chevalier originaire de Bourgogne qui, malgré sa vigueur apparente, se fit défaire comme les autres, et fut même victime d'une vilaine blessure à la face que le fer de son rival, traversant la visière de son heaume, lui infligea. Célinan n'en revenait pas. Qu'avait donc ingurgité son suzerain pour faire montre d'autant de mordant et de puissance? Pourtant, il l'aurait juré, toutes ces journées d'oisiveté passées dans sa chambre à rêvasser, et toutes ces heures à boire et à sacrifier au démon du jeu, auraient du normalement émousser la vitalité et la robustesse de son seigneur. Il ne restait maintenant plus qu'une seule carte à jouer : c'était celle du chevalier milanais inconnu. Et, d'après la tournure que prenaient les choses, il risquait fort de se retrouver seul sur la route les prochains jours, et rien que d'y penser, cela le contrariait au plus haut point.

Les vivats de la foule s'était accrus. Désormais, il était clair que la belle Colombe appartiendrait soit au chevalier italien, soit au seigneur ardennais. Le chevalier Cavaletti était une véritable baraque, ce qui eut pour effet de remonter un tant soit peu le moral de Célinan. Il enfourchait un imposant étalon d'un noir charbonneux caparaçonné de rouge, ce qui rendait son allure plus terrible encore. Hernaut s'apprêta à s'élancer une fois de plus. Des gouttes de sueur lui brouillaient la vue, il faisait une chaleur infernale sous le métal, et il avait hâte d'en finir une bonne fois pour toutes. Sa monture couverte d'écume fit un bond en avant. Le choc attendu eut lieu, le seigneur de Belombreuse prit la lance de son adversaire en plein poitrail et en eut le souffle coupé. Quelques foulées de son cheval plus tard, il glissa sur le côté, pour terminer sa chute sur le sol de la lice.

Célinan se retint de hurler de joie : son plan venait enfin de se réaliser. Il était temps. Néanmoins, il eut une pensée pour son maître, qui gisait à quelques toises de là, et pour lequel on n'aurait su dire, empêtré comme il l'était dans son armure, s'il lui était advenu quelque mal ou pas. « J'espère qu'il n'a rien », fit-il en s'adressant à Colin. Et tous deux sautèrent la barrière, afin de s'enquérir au plus vite de l'état de santé de leur seigneur.

Hernaut avait tout à fait conscience qu'il venait de perdre l'ultime manche, celle qui lui aurait permit de réaliser enfin son rêve le plus cher, pour lequel il bataillait en vain depuis des semaines. Mais une douleur fulgurante au flan gauche le tourmentait tellement, qu'il n'arrivait plus à se concentrer sur les gens et les événements qui l'entouraient. Il eut conscience de la présence de Célinan à ses côtés, l'entendit vaguement prononcer quelques mots, puis se sentit soulevé et transporté dans un halo de souffrance, tant qu'il ferma momentanément les yeux. Chacune de ses respirations le mettait au supplice. Lorsqu'il rouvrit les paupières, ce fut pour voir, tendue au dessus de lui, la toile blanche du pavillon dans lequel on l'avait déposé. Colin et Célinan l'avaient rejoint et, avec des gestes précautionneux, tentaient de le débarrasser peu à peu des pièces de son armure. L'opération lui parut prendre un temps d'une longueur infinie. Lorsqu' il ne fut plus revêtu d'aucun morceau de métal, ils le laissèrent enfin en paix. Soudain, il eut conscience qu'était posé sur lui le regard mauve qu'il voyait si souvent en rêve et pour lequel il se serait damné sans hésiter. Colombe était à ses côtés, accompagnée d'une seule de ses suivantes. Il ne vit que ses yeux et la nuance d'inquiétude qu'ils reflétaient. « Comment vous sentez-vous, noble seigneur? » lui demanda-t-elle d'une voix suave, qui lui fit penser à la plus fraîche et la plus pure des sources. Il fit un effort qui lui parut surhumain et, se relevant à moitié, lui répondit : « A vous voir, Damoiselle, je me sens déjà beaucoup mieux. »

Soulevant un pan de la tente, Célinan ne perdait rien de la scène. Ses projets venaient subitement de tomber à l'eau. Jamais il n'aurait imaginé que la fille du comte se prendrait soudain de compassion pour ce jeune seigneur qui venait de perdre le prix que représentait sa gracieuse personne. Mais ce diable d'Hernaut, bien que vaincu, s'était battu comme un dieu, et cela avait forcément de quoi ravir le coeur d'une si jeune demoiselle. Demain, il reprendrait la route, seul et désabusé, tout en ayant allégé sa bourse de quelques dizaines de pièces d'or. Se retournant, il s'adressa à Colin qui attendait debout à deux pas de la tente :  « Il ne s'en tire pas trop mal, au final. Quelques côtes cassées, rien de plus. Reste auprès de lui, et continue à le servir. Il aura surement besoin de toi les jours prochains. »
  

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