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lundi 29 août 2011

Chapitre 8 : Regrettable impulsion

Au confluent de la Chalaronne et du Relevant se dressait dans la Dombes un modeste château, tout de briques rouges, et dont la tour carrée et les remparts, du haut d'une éminence, dominaient le plateau environnant. Après s'être rejoints au large de la ville de Lyon, les deux bataillons commandés par le seigneur Eudes s'étaient refondus en une seule et unique troupe. Au pied du castel, ils avaient monté leurs tentes, lesquelles venaient en contrebas fleurir les prés de dizaines de cônes blancs, surmontés de bannières à l'effigie de l'ours. Pour l'heure, de gros nuages gris roulaient dans le ciel printanier, chargés d'humidité. Jehan leva les yeux vers eux et, tout en fixant les nuées changeantes, s'adressa à Thibaud en ces termes : « Ca va bien finir par nous tomber dessus.
_ Ouais, répliqua l'autre, et c'est bien connu, comme le dit le proverbe, pluie et cordes point ne s'accordent.
_ Tu l'as dit, compère. Nous devrions nous mettre céans à l'abri d'une tente. Celle du noble Eudes me conviendrait tout à fait, qu'en penses-tu?
_ D'autant plus qu'il m'a l'air d'apprécier notre art », répondit le blondinet en nouant ses cheveux d'un ruban cramoisi. 
Les deux ménestrels venaient de passer la nuit dehors, sous la protection d'un antique chêne rouvre, à la limite du campement. Ramassant leurs affaires, ils se dirigèrent vers la tente d'Eudes, celle dont l'étendard était le plus voyant, croisant tout au long de leur marche des hommes en armes, qui les laissaient passer un sourire amusé au coin des lèvres. Depuis ces deux semaines durant lesquelles ils s'étaient insérés dans la troupe, ils avaient eu le temps de se faire accepter. D'abord par Eudes, qui semblait effectivement prendre plaisir à écouter leur répertoire lorsque la halte du soir leur donnait enfin quelque repos. Et puis par ses hommes, pour qui leur présence était synonyme de divertissement. De leur côté, ils y voyaient l'occasion bien sur d'exercer leur talent, mais aussi de recueillir toutes sortes d'anecdotes auprès de ces acteurs de la croisade. Anecdotes qu'ils s'efforçaient d'embellir et de transcender pour, de la matière brute qui leur venait des champs de bataille, tisser peu à peu les histoires qui, auprès des générations à venir, feraient naître la Légende.

Devant la tente du seigneur, Quentin de Belval et le Chancelant étaient de faction autour d'un feu. Voyant venir à eux les deux artistes, ils tinrent à les prévenir aussitôt. « Si c'est Eudes que vous désirez voir, fit Quentin, il faudra repasser. » « Oui, précisa son compagnon d'armes. Il faisait encore nuit lorsqu'il est parti pour le château, et il y a de fortes chances qu'il revienne tard dans la soirée, voire même seulement demain. » Une lueur d'étonnement teinta le regard des deux ménestrels. Le château de Châtillon sur Chalaronne qu'ils venaient de leur désigner, était vide de son seigneur depuis des années, depuis qu'il avait rejoint le cortège des nobles en partance pour l'orient. Et dans la région, on disait qu'il n'était pas encore rentré. Le Chancelant les invita à s'asseoir au coin du feu et à partager avec eux un gobelet de vin claret accompagné d'une tranche de pain à l'anis. Ils acceptèrent avec entrain, et se retrouvèrent ainsi à discuter de choses et d'autres devant le foyer ravivé du matin qui dissipait peu à peu l'humidité de la nuit.
« Je parie que vous aimeriez savoir pourquoi Eudes a rejoint le château, et ne réside pas parmi nous comme à son habitude », fit remarquer Quentin entre deux gorgées de vin. «  Ma foi, répondit Jehan, si vous êtes prêts à nous le conter... 
_ Et bien , enchaîna le chevalier, à l'heure qu'il est, il est auprès de sa maîtresse, Blanche, épouse du seigneur de Châtillon.
_ Ah! fit Thibaud. Voilà donc la raison de son absence. Il prend du bon temps, votre maître. Mais qui pourrait avoir l'impudence de le lui reprocher?
_ Personne assurément, répondit Quentin. D'ailleurs, tout le monde est parfaitement au courant de sa liaison. Sauf le mari, cela va de soi. » A ces mots, des sourires apparurent sur toutes les lèvres présentes. Thibaud en rajouta une couche : « Je me trompe, ou c'est la caractéristique même d'un cocu ? » Des rires fusèrent, vite réprimés. Quentin poursuivit : «  En fait, cela a commencé il y a maintenant quatre ans, lorsque nous sommes partis à la suite de Godefroy de Bouillon. A l'époque, nous avions fait une halte dans les parages, et Eudes a voulu rendre une visite de courtoisie au seigneur de Châtillon. Mais il ne l'a jamais trouvé, car il était déjà sur le chemin des croisades.
_ Donc, conclut Jehan, en lieu et place du maître des lieux, il a trouvé sa femme.
_ Si fait! S'exclama le Chancelant, tandis que les sourires réapparaissaient. Et il en est tombé fort amoureux. La preuve en est notre étape de ces jours-ci. » A peine eut-il fini de parler que quelques gouttes d'eau, de la taille d'un ongle, se mirent à tomber. Thibaud regarda le ciel en grimaçant : « Je crois que nous devrions nous mettre à l'abri. Ce qui s'annonce risque de s'avérer plutôt sévère. » Aidé du Chancelant, Quentin commença à réunir leurs affaires, dans le but d'un repli vers la tente la plus proche. Jehan, s'adressant aux deux hommes, leur déclara : «  Mon compagnon et moi allons nous rendre au château avant que la pluie ne nous trempe les os. Je pense que la dame de ces lieux, ainsi que son seigneur d'amant, ne refuseront pas l'hospitalité à deux pauvres musiciens en quête d'un peu de chaleur et d'un toit pour abriter leurs talents. » Et, suivi de Thibaut, il prit en toute hâte la direction des murs fortifiés qui se dressaient en protecteurs à une centaine de mètres de là.

Dans la chambre du château, derrière les courtines de lin grège qui entouraient l'immense lit de plumes, Eudes et Blanche, nus comme au premier jour, se tenaient si étroitement enlacés qu'ils donnaient l'impression de n'être plus qu'un seul corps. Leurs souffles accélérés et leurs cris de jouissance envahissaient la pièce, allant se perdre parmi les grandes tapisseries qui ornaient les murs, et qui les absorbaient comme ils l'auraient fait d'un liquide. Eudes, les yeux grand ouverts sur la beauté brune de sa partenaire, laissa passer lentement la vague orgasmique, puis, comme à regret, se détacha d'elle pour s'allonger à ses côtés, le buste calé sur des oreillers moelleux. De toutes les femmes qu'il avait connu, c'était elle , assurément, qui répondait le mieux à ses désirs de mâle. Et il savait que réciproquement, ses performances au lit le dotaient à son égard d'une aura considérable, que sa participation aux croisades, à elle seule, n'aurait pas suffi à lui procurer. S'arrachant à la douceur de la couche et des bras de sa maîtresse, il entreprit de se vêtir. Tout en faisant cela, il ne pouvait s'empêcher de la détailler du coin de l'oeil. Elle était si belle. Le noir de ses cheveux défaits et de la région de son sexe contrastait singulièrement avec la blancheur de sa peau. Et ses seins tout comme ses hanches étaient parfaits, il n'y avait rien à y redire. Les journées et les nuits qu'il avait passées en sa compagnie suite à leur première rencontre l'avaient tellement marqué que leur souvenir, malgré les quatre années de séparation, était resté intact en lui, et il la retrouvait aujourd'hui inchangée, tout comme ses sentiments pour elle. Il se dirigea, à moitié vêtu, vers l'une des ouvertures ménagées à travers l'épaisseur des murs, attiré par le bruit de la pluie qui s'était mise à tomber violemment au-dehors. Il se pencha sur l'embrasure de briques. De là, le regard pouvait embrasser les prairies alentour, et une odeur de terre et de végétaux mouillés remontait maintenant des contreforts herbeux. Il eut un léger soubresaut lorsqu'il sentit les bras de Blanche lui enserrer la taille. Elle venait de le rejoindre, sans même prendre le temps de s'habiller, et la tiédeur de sa peau contre la sienne le fit se retourner. Ses yeux plongés dans les siens, elle demanda : « Puis-je espérer ta présence pour cette nuit encore ? » Eudes lui sourit. Il lui semblait que d'elle, jamais il n'en serait rassasié. « Tout ce qui reste de jour et tout ce qu'il adviendra de la prochaine nuit, je resterai avec toi. » Et, ce disant, il posa ses lèvres sur les siennes. Sa nudité l'excitait de nouveau. En son château de Fiercastel, il savait que sa femme l'attendait, avec ses deux jumeaux, un garçon et une fille qu'elle lui avait donné, et qui devaient avoir environ dans les huit ans maintenant. Mais ils pouvaient attendre. Blanche comptait plus que tout.

Alors qu'il la menait vers le lit, un des hommes de sa garde fit irruption dans la pièce. Couvert de mailles de fer, son épée au côté, sa présence en ces lieux semblait soudain à Eudes parfaitement déplacée dans ce temple de l'amour qu'il s'était improvisé. Mais, il le savait, ses soldats jouaient parfaitement leur rôle. Aussi écouta-t-il sans broncher ce que l'homme avait à lui dire. « Monseigneur, il y a là deux ménestrels qui demandent à vous voir »,fit le garde, imperturbable devant la nudité de la dame. « Ah, oui, répondit Eudes. Je les avais oublié, ces deux-là. » Et, se tournant vers sa maîtresse : « Ca te dirait, ma mie, d'écouter une chanson de geste sur les exploits réalisés durant les croisades ? Je dois avouer que ces deux artistes ont un talent avéré. Ils arrivent à mettre assez joliment en scène certaines histoires que je leur ai contées.
_ Cela me siérait, seigneur Eudes », répondit elle en fourrant négligemment une main dans la maigre toison rousse qui lui ornait le torse. Eudes s'adressa alors à son homme : « Installe-les dans les cuisines. Nous allons les rejoindre d'ici peu. » Puis, tandis que le garde s'éloignait d'un pas vif, répondant à la sollicitation de sa compagne, il la gratifia de nouveau d'un long baiser qu'il ponctua d'une phrase :  «  Je ne sais pas pour toi, mais moi je meurs de faim. »

Quelques instants plus tard, Blanche finissait de s'habiller lorsqu'elle vit, posé sur l'un des coffres en bois qui meublaient la pièce, un rouleau de parchemin assez épais. Cet objet l'intrigua. Son mari en possédait quelques-uns, mais pas aussi lourds. Il lui était arrivé de se faire lire certains d'entre eux, lesquels, se rappelait-elle, traitaient essentiellement du sentiment amoureux. Aussi, s'en saisit-elle et, curieuse, commença à le dérouler. Eudes n'attendit pas pour lui sauter dessus. Surgissant d'un angle de la chambre, tel un chat sauvage sur sa proie, il lui arracha l'ouvrage des mains, ne pouvant s'empêcher de s'exclamer : « Ne touche pas à çà ! » Fortement surprise, elle dirigea vers lui son regard noir comme le jais. « Un cadeau d'une autre de tes maîtresses ? » demanda-t-elle, une nuance d'ironie dans la voix. En disant cela, et bien malgré elle, ses yeux sombres se mirent à briller d'une flamme que son amant ne lui avait jamais connue jusque là. Il trouva que cela lui seyait à merveille et, par jeu, prit la décision d'entretenir cette étincelle d'amour exclusif qu'il lui découvrait subitement. « Et si cela était ? Hasarda-t-il. Peut-être après tout n'es-tu pas la seule femme qui m'attire ? » Pour toute réponse, elle l'approcha avec une démarche ondulante et, lui effleurant la joue, murmura : « Si le nom de celle qui t'accorde ses faveurs vient à m'être connu, je te le jure, Eudes, je la tue de mes propres mains. » Un rire irrépressible le secoua alors. Déposant le rouleau sur le coffre, aux côtés de son épée Divine, il la prit par la taille. « Dieu ! Ce que la jalousie te va bien ! Mais, crois moi, tu n'auras pas à arriver à de telles extrémités.
_ Puisque mon Seigneur l'affirme », lui fut-il répondu aussitôt.

Dans la cuisine, pièce aux grandes dimensions surmontée d'une charpente bien visible, l'immense cheminée dispensait une chaleur réconfortante pour les deux ménestrels qui, passablement trempés, s'étaient temporairement réfugiés auprès d'elle. Alentour, une poignée de serviteurs des deux sexes s'affairaient à préparer divers mets pour alimenter toute la maisonnée. Derrière eux, sur une lourde table en chêne, quelques perdreaux déjà plumés attendaient l'heure d'être rôtis, au milieu de divers légumes et racines. Et, sous les crédences surchargées de vaisselle et de poteries garnies d'aromatiques, pendaient des tresses d'ails et d'oignons. Le même garde vint alors les chercher, leur intimant de les suivre. Leurs vêtements à peine secs, ils lui emboitèrent le pas, pour gagner la vaste salle dans laquelle les attendaient, déjà attablés, le seigneur ainsi que sa maîtresse. A la demande d'Eudes, ils entamèrent un chant de leur composition, qui relatait la prise d'Antioche. La voix de Thibaud s'élevait, pure et forte à la fois, accompagnée du son du luth. Eudes songeait, en écoutant les paroles, combien la version de l'événement relaté dans ce poème épique pouvait être édulcorée. Mais c'était mieux ainsi. Expurger ces moments vécus de tout ce qu'ils avaient pu comporter de honteux et de traumatisant, oublier combien d'hommes, là-bas, étaient morts de dysenterie ou de faim, éliminer de la mémoire collective le fait que certains avaient été réduits à se nourrir de la chair des cadavres, cela valait mieux pour tout le monde.

Ils se divertirent ainsi longtemps, et quand ils furent enfin rassasiés de chansons et de nourriture, le seigneur, raccompagnant les ménestrels, les confia aux bons soins d'une cuisinière, et le couple illégitime reprit le chemin de la chambre. A peine arrivé, Eudes enveloppa de nouveau sa compagne de ses bras. Mais, avant même qu'il eut le temps de lui délacer sa tunique, un rapide coup d'oeil dans la pièce lui fit comprendre que l'objet auquel il tenait tant n'était plus à sa place. Sa réaction fut vive : «  Où est le parchemin ? » Demanda-t-il d'emblée, et une certaine agressivité perçait dans sa voix. « Je l'ignore », lui répondit-elle. « Ne me ment pas. Il était encore là il y a peu, et tu es la seule en ces murs à en connaître l'existence ! » Eudes exerçait une ascendance maîtrisée sur son entourage, et il avait l'habitude d'être obéi. Devant cette démonstration d'autorité, elle ne se sentait pas de taille à continuer à lui mentir. Elle se retourna à moitié, boudeuse, avant de lui avouer : «  Je l'ai détruit. Tu semblais y attacher tellement d'importance, beaucoup plus qu'à moi...
« Es-tu folle ?  La coupa Eudes. Et qu'en as-tu fait exactement ?
_ Je l'ai jeté au feu, dans les cuisines, pendant que tu discutais avec les ménestrels. » Elle sentit la colère monter en lui, mais en même temps les efforts qu'il faisaient pour la réprimer. « Ah ! Reprit-il, tu n'es qu'une femelle ignorante. Jamais je n'aurais du te faire confiance. Si tu t'imagines que je me promène avec sur moi des lettres d'amour, tu te trompes lourdement. Ce que tu viens de détruire par folle jalousie avait beaucoup plus de valeur à mes yeux que les écrits d'une femme. » Blanche commençait à réaliser la hauteur de sa bévue. Mais elle voulait d'abord en savoir plus. « Et qu'est-ce qui peut compter autant aux yeux de mon seigneur ? » demanda-t-elle. « Ce que tu viens de détruire touche aux affaires publiques et religieuses, et ton attitude à mon égard me déçoit terriblement. 
_Est-ce vraiment très...grave ? » Fit-elle, ne sachant plus trop quoi penser.
_ Le geste en soi est grave, mais je suis suffisamment prudent pour faire en sorte que ce ne soit pas irréversible. Par contre, je me vois dans l'obligation de te quitter. Il me faut retourner à Fiercastel le plus rapidement possible. » Dans les yeux qui le fixaient il lut alors un réel repentir. « Je regrette Eudes, dit-elle, j'ignore ce qui m'a pris. C'était comme une impulsion soudaine. Je regrette tellement.
_ Tes regrets ne changeront rien à ma décision. Il fallait y penser plus tôt. Songes-y durant le temps où je vais être de nouveau loin de toi. La prochaine fois, évite les accès d'humeur. » Sur ces dernières paroles, Eudes ramassa son épée et s'éloigna de la chambre à grands pas, laissant là sa maîtresse, confuse et désemparée. Bientôt suivi d'une petite escorte d'hommes en armes, il traversa les cuisines, emmenant dans son sillage les deux ménestrels qui, interrompus au beau milieu de leur ripaille improvisée, quittèrent les lieux avec chacun une juteuse cuisse de perdreau à la main. Passant devant la cheminée, le seigneur ne put s'empêcher de jeter un coup d'oeil rapide dans le foyer encore rougeoyant. Des restes calcinés du rouleau de parchemin jonchaient effectivement les pierres de l'âtre. Il en ramassa une partie, qui s'évanouit en fine poussière charbonneuse dès le premier contact. Il savait que trois copies circulaient en ce moment même, enfin, il le supposait, et ignorait totalement à quels endroits elles se trouvaient. Désormais, il lui fallait rallier son fief tout en continuant de détourner l'attention des moines soldats, s'il voulait que ses frères aient une chance de réussir. Il en voulait à Blanche d'avoir cédé si facilement à la jalousie, et en même temps il s'en voulait à lui-même d'avoir essayé de jouer avec un tel sentiment. Lorsqu'il franchit, suivi de ses hommes, la porte extérieure qui menait à son campement, le feu de la colère couvait encore en lui.

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