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lundi 31 octobre 2011

Chapitre 16 : Le baron de Sigy

Eudes les avaient éveillés de très bonne heure, obligeant ses hommes à démonter le campement improvisé qu'ils avaient dressé la veille, à quelques lieues du bourg de Mâcon, ignorant que l'escorte de l'un de ses frères avait séjourné dans l'enceinte de la ville quelques jours auparavant. Il visait un obscur château, en un lieu dénommé Sigy le Châtel, propriété d'un petit baron qu'il connaissait à peine. Mais il savait qu'au nom de l'hospitalité, il pourrait y trouver des pâtures pour y faire brouter ses chevaux, et une place suffisante en vue d'un cours d'eau pour y laisser ses hommes y reposer, le temps d'une nuit. La pluie s'était mise à tomber depuis le matin, et l'illusoire abri de sa cape humide s'était vite révélé insuffisant. Il aurait du se méfier de ces nuages gris qui s'étaient amoncelés à la lueur de l'aube, et différer leur départ le temps que passe l'ondée. Mais maintenant, c'était trop tard. La centaine de chevaliers et de soldats qu'il traînait à sa suite subissait pour le moment sans trop se plaindre les assauts des humides rideaux qui leur tombaient dessus. Mais il savait que ce n'était qu'une question de temps, et les récriminations de ses compagnons de voyage ne tarderaient pas à lui parvenir aux oreilles. Son palefroi d'origine andalouse, la robe ruisselante, crotté jusqu'aux genoux, avait depuis un moment déjà perdu de sa superbe. Mais il n'avait guère le choix : il lui fallait avancer dans la plaine, jusqu'à trouver l'endroit qui pourrait accueillir autant d'hommes. Il semblait que, dans cette région, la pluie n'avait eu de cesse de tomber depuis bien des jours, rien qu'à voir l'état des chemins, véritables bourbiers, et le niveau des cours d'eau rencontrés, très au-dessus de la normale. Arrivé au sommet d'un tertre, il fit volte-face, afin de s'assurer que tout allait bien dans la file de piétons qui lui emboîtait le pas. Les hommes, dominés par quelques chevaliers dont les montures semblaient les pousser comme du bétail, peinaient à avancer dans la boue. Mais l'ordre et la discipline régnaient encore dans leurs rangs. Il aperçut, malgré la grisaille, qui tranchaient singulièrement sur le reste de la troupe, les vêtements bariolés des deux ménestrels. Une peau de vache, d'un brun roux, tenue au-dessus de leurs têtes, leur fournissait un abri insolite, mais néanmoins efficace. Eudes remit son cheval sur la piste. Habituellement, il aurait pris plaisir à converser avec eux. Mais aujourd'hui, avec ce temps, il se sentait plutôt d'une humeur d'ermite, que venait renforcer le sentiment d'avoir failli à sa mission.

Lorsqu'ils atteignirent enfin le castel après des heures de marche dans cette fange qui paraissait ne plus avoir de fin, tout comme leur seigneur l'avait prévu, la patience des soldats était à bout. Quelques remarques dans leurs rangs et, comme une traînée de poudre, la grogne avait fait son chemin, rendant tous ces hommes rétifs au moindre effort supplémentaire. Et les chevaliers avaient beau faire, à grand renfort de menaces ou d'encouragements, ils n'auraient pu les mener encore bien loin. C'est pourquoi ce fut pour Eudes un soulagement de voir les palissades de bois sombre qui se dressèrent soudain devant lui, lui annonçant la place forte de Sigy. Il donna l'ordre d'installer là le campement, au pied du château. La pluie continuant de tomber, celui-ci fut monté en toute hâte. Eudes ne s'accorda pas de repos. Flanqué de deux gardes, il mena son palefroi jusqu'aux portes du fortin, franchissant auparavant un fossé à moitié rempli d'eau. A l'annonce de son nom, la sentinelle de faction à l'entrée fit ouvrir les portes, et il pénétra à cheval dans l'enceinte fortifiée. L'édifice avait été bâti récemment, érigé sur une motte de terre. L'ensemble du bâtiment était en bois, et il se composait d'une simple tour à laquelle s'adossaient de modestes baraquements. Depuis le pied de l'ouvrage, on pouvait voir en surplomb, renforçant le sommet, la masse compacte des hourds par lesquels, en cas d'attaque, on pouvait déverser de l'eau bouillante ainsi que toutes sortes de projectiles. Dès l'entrée, des arômes de résines et de diverses essences sylvestres vous prenaient à la gorge. Eudes descendit de cheval, laissant celui-ci aux soins d'un serviteur du domaine. Passée une volée de marches en planches, il pénétra dans le cœur du donjon, suivi de près de ses deux hommes. L'odeur de bois fraîchement travaillé y était encore plus forte. Là, au moins, pour la première fois depuis le début de la journée, ils étaient au sec. Une lumière blanchâtre, s'infiltrant à travers les ouvertures, peinait à éclairer la pièce. Mais les poutres imposantes, les murs de bois équarris et le sol de terre battu jonché de paille sèche, malgré l'absence presque complète de meubles, donnaient à l'ensemble une impression de chaleur et d'hospitalité que seules certaines granges paysannes pouvaient offrir au voyageur épuisé. Eudes ôta son manteau alourdi par la pluie. Une nuée d'enfants l'entoura sans qu'il ne puisse dire d'où ils étaient sortis. Ils étaient de tous âges, depuis l'aîné qui, au stade de l'adolescence, paraissait n'avoir pas plus de treize ou quatorze ans, jusqu'à la plus petite des filles qui, marchant à peine, le regardait avec des yeux écarquillés. Il s'adressa au plus âgé : « Où puis-je trouver le Baron, à cette heure ? » L'enfant, conscient de toute l'importance que lui accordait pour le moment l'intimidant étranger qu'il avait en face de lui, se rengorgea quelque peu avant de répondre : « Notre père s'est rendu sur nos terres de l'ouest. Il y a eu des inondations par là-bas, et il est parti pour aider les serfs en difficulté. Mais il doit revenir à la tombée de la nuit, ce qui ne saurait tarder. » Eudes prit le temps de dévisager tous ces enfants les uns après les autres : chacun d'entre eux avaient un regard empreint d'innocence d'un noir uniforme, un peu comme celui des écureuils des bois. «  Vous êtes tous fils et filles du Baron de Sigy ? » demanda-t-il à l'adolescent.  «  Oui, Messire, répondit celui-ci. Je suis l'aîné et mon prénom est Flavien. Et voici mes frères, Clément et Béranger. Et aussi mes sœurs : Iseult, Jeanne, Margaux, Aurore...
_ Oh ! L'interrompit Eudes. Pas la peine de me nommer toute ta fratrie. De toutes façons, je ne retiendrai pas tous ces noms. Il me suffit de savoir que tu es l'aîné de la famille et que tu t'appelles Flavien. » Puis, jetant sur la pièce qui l'entourait un regard empreint de lassitude, il ajouta : «  Je vais attendre ton père ici. Cet endroit me plait. Il est accueillant et chaleureux. Va prévenir Dame ta mère que le comte Eudes vient d'arriver entre ses murs. » L'enfant, l'air affligé, répondit : «  Cela ne se peut, Messire. Notre mère est morte à la naissance de la petite Margaux, il y a déjà plus d'un an.
_ Désolé, mon garçon, fit Eudes, condescendant. Je l'ignorais. » Flavien lui désigna alors un banc, l'invitant à s'y asseoir, lui ainsi que ses hommes. «  En attendant mon père, dit l'adolescent, peut-être voudriez-vous boire quelque chose. Nous ne sommes pas très riches et je ne puis vous offrir qu'un peu d'eau claire, mais...
_ Cela suffira amplement, coupa Eudes. Certes, un peu d'eau ne sera pas de refus. »

Ce fut seulement une demi-heure plus tard que le Baron de Sigy fit son apparition dans la salle. Eudes constata sans surprise qu'il avait les mêmes yeux ténébreux que ses enfants, l'innocence en moins. Ses traits, comme taillés à la hache, accusaient par de profonds sillons une existence de labeur et de responsabilités. Pour l'heure, il semblait vanné, et ses vêtements étaient encore bien plus maculés de boue que ne pouvaient l'être ceux du seigneur de Belombreuse. Mais, dès qu'il vit Eudes, un sourire d'une singulière beauté illumina sa physionomie. «  Comte, fit-il, j'ignorais totalement que vous me feriez le bonheur de me rendre visite. » Et il prit le Comte dans ses bras, comme il l'aurait fait avec n'importe lequel de ses parents. « Je n'ai pu vous en prévenir à l'avance, s'excusa Eudes. Les routes sont en bien trop mauvais état pour que je vous envoie une estafette. Veuillez me pardonner, Baron, de cette intrusion dans votre domaine.
_ Pensez-donc ! Fit ce dernier. Il ne manquerait plus que je m'offusque de vous voir en ma maisonnée. C'est pour moi une joie et un honneur que de vous recevoir céans. » Se tournant vers l'un de ses domestiques qui traversait discrètement la salle, il le héla : « Guillaume ! Prépare nous un baquet d'eau bien chaude afin que le Comte et moi puissions nous laver de toute cette bourbe. Et un deuxième pour ses hommes, tant que tu y es ! » Eudes accepta l'offre en toute simplicité. Plus d'une fois au cours de son périple, il avait été convié à partager le peu de confort qu'on pouvait lui offrir au bas de l'échelle aristocratique. Mais aujourd'hui, la perspective d'un bon bain chaud lui semblait être un cadeau princier.

Plus tard, dans la moiteur de l'étuve et tout à la volupté que leur procurait le délassement de leurs membres fourbus au contact de l'eau chaude, les deux hommes se laissèrent aller à quelques confidences. « Pauvres gens, fit le Baron, faisant allusion aux serfs auxquels ils venait de prêter main forte. Les pluies de ces derniers jours ont tellement gonflé le cours des rivières de cette région que la plupart d'entre eux ont tout perdu suite aux inondations.
_ C'est regrettable, répondit Eudes. Sans compter les récoltes. Je suppose que de ce côté-là aussi vous avez eu pas mal de dégâts.
_ J'ignore encore quelles sont les pertes qui nous ont été infligées, mais, vous avez raison, Comte, je m'attends au pire. » Le Baron eut un soupir avant de poursuivre : « Il me reste des réserves de grain de l'année dernière. C'est tout ce que je peux faire pour eux, en espérant qu'il y en aura suffisamment pour éviter la famine. » Eudes ne put s'empêcher de revivre brièvement une situation quasi identique qu'il avait connue autrefois, bien avant son départ pour la croisade. Il comprenait cet homme bien mieux que quiconque :  « C'est la volonté de Dieu, il n'y a rien à y faire. » Dit-il en manière de piètre consolation, bien qu'il restât persuadé que les instances divines n'avaient que très peu à voir avec toutes ces calamités. Une idée noire en chassa une autre, et il changea de sujet de conversation. « J'ai appris que votre épouse est décédée. J'en suis sincèrement désolé.
_ Elle ne s'est pas remise de ses dernières couches, précisa le Baron. De toutes façons, elle avait une santé fragile sur la fin. Je m'attendais à ce que cela arrive, un jour ou l'autre. C'est une des raisons qui m'ont empêchées de me joindre à vous sous la bannière de Godefroy de Bouillon, il y a quatre ans. » Apparemment, le décès de sa femme n'était qu'un malheureux événement de plus dans la liste de ses déboires présents. « J'ai entendu dire qu'il était encore là-bas », hasarda le Baron. « Qui? Godefroy? Demanda Eudes. Il a d'abord refusé le titre de prince de Jérusalem. Mais il est resté pour administrer les terres conquises avec trois cents chevaliers et deux mille piétons.
_ J'ai un cousin qui a également choisi de demeurer dans la Ville Sainte, » fit le Baron, pensif. Eudes recentra alors son attention sur le quotidien de son hôte : « Combien d'enfants avez-vous en tout?
_ Huit, précisa le Baron. Trois garçons et cinq filles. Mais vous avez du les voir en arrivant, je suppose.
_ Oui, et ils m'ont fort bien accueilli, fit le Comte en esquissant un sourire. L'aîné, Flavien, c'est ça? Quel âge a-t-il?
_ Douze ans.
_ Douze ans? Je lui en aurais donné plus. C'est un garçon vigoureux pour son âge.
_ Je dois avouer qu'il est ma fierté, Comte », répondit le Baron. Eudes venait d'avoir une idée. Son frère Guilhem avait perdu son écuyer à Tripoli, victime de dysenterie. Sans vouloir le remplacer tout de suite, former un enfant à ce dur métier pourrait lui servir à l'avenir.

L'eau ayant tiédie, ils s'extirpèrent avec regret de la cuve de bois. « Je peux vous proposer quelque chose, Baron », reprit Eudes tout en se frictionnant énergiquement. « Confiez-moi votre fils. Je le prendrai comme page à mon service et, lorsqu'il aura atteint sa quatorzième année, je me fais fort de le former à la chevalerie. Je sens à le voir qu'il a du potentiel. Et cela vous fera toujours une bouche de moins à nourrir. » Le Baron parut flatté de la proposition : « Réellement, vous feriez cela? » S'étonna-t-il. Eudes acquiesça. « Me séparer de mon fils me sera certes pénible, commenta le Baron, mais si vous lui offrez l'occasion de devenir un jour chevalier, alors, comment pourrais-je refuser? »

Une fois qu'ils furent revêtus tous deux de vêtements propres et secs, ils pénétrèrent de nouveau dans la salle du donjon, le Baron éclairant leurs pas, une torche à la main. La pluie battait les tuiles du toit avec une constance sans faille. A peine arrivés, un domestique fit irruption dans la pièce pour leur annoncer qu'un des soldats du Comte désirait lui parler de toute urgence. Le maître des lieux donna sans attendre son aval pour que ce dernier soit introduit auprès d'eux. Hugues le Chancelant fit apparaître sa trogne renfrognée sous son casque en fer, son armure de mailles et de plates souillée à un tel point que l'on aurait juré qu'il s'était roulé dans la boue.  «  Messire, attaqua-t-il d'emblée, prenant à peine le temps d'adresser un bref salut au Baron, un incident au camp requiert votre présence séance tenante. » Eudes le fusilla du regard. Celui-là, il avait intérêt à avoir un solide motif pour le déranger de cette façon si inopportune. « Quel incident? » Demanda-t-il. « Quatre de vos hommes ont provoqué une bagarre pour une raison que j'ignore, et à l'heure qu'il est, la moitié du campement est en train de foutre sur la gueule à l'autre moitié. » Eudes, entendant ces quelques mots si typiquement imagés et crus, leva aussitôt les yeux au ciel. « Et bien, mon cher Baron, fit-il, je vais devoir écourter notre conversation. Il semblerait que mes hommes n'ont pas eu leur content de batailles durant ces quatre années où je les ai menés. Comprenez que je vous quitte temporairement afin de remettre de l'ordre dans tout ça. »
_ Faites, répondit le Baron. Et revenez-moi dès que vous le pourrez. Je vais faire préparer un repas et j'espère, en toute modestie, que vous partagerez notre couche cette nuit, à mes fils et à moi. » Sur ce, le Comte emboîta le pas à son aide de camp.

Drapé dans sa cape et contraint d'affronter les intempéries, le spectacle qu'il avait devant les yeux faillit le laisser perplexe. Un corps à corps musclé de soldats en armure, malgré la pluie et la boue dans laquelle ils pataugeaient lamentablement, était en train de se dérouler sous les encouragements de leurs camarades, restés prudemment en dehors de la rixe, mais ayant néanmoins prit fait et cause pour chacun des deux partis. Eudes constata que pour l'heure, aucune arme n'avait été sortie. Les comptes se réglaient pour l'instant à grand renfort de coups de poings et de pieds mêlés, entrecoupés de glissades dans la terre glaise imbibée d'eau, ce qui avait pour effet de déclencher l'hilarité des spectateurs. La seule présence d'Eudes provoqua parmi les hommes un réflexe de discipline. Une poignée de chevaliers le rallièrent, tous plus piteux les uns que les autres, tandis que les belligérants commençaient à se séparer et que les voix de leurs partisans respectifs s'éteignaient peu à peu. Le Comte balaya l'assistance de son regard d'un bleu glacial. Au milieu, il reconnut, malgré l'uniformité d'allure que la fange grisâtre lui conférait, son chevalier préféré, Quentin de Belval. Un rictus de déception et de dégoût vint alors trahir ses sentiments.

Le temps des explications arriva sous la tente du Comte, à la lueur des torches, tandis que des gouttes d'eau, venant frapper la toile tendue, contribuaient à mettre un peu plus les nerfs à vif. Tous les chevaliers étaient présents. C'était eux, et eux seuls, qui devaient rendre compte à leur seigneur de ce qui s'était passé. Quentin prit la parole. Il prétendait avoir été pris à parti par l'un de ses hommes, lequel lui reprochait de détenir indûment un collier de turquoises, babiole acquise au cours du sac de Jérusalem. Le chevalier avait voulu faire valoir ses droits, et avait frappé d'emblée d'une sanction sans appel le piéton qui l'avait accusé à tort. Mais ce dernier avait été soutenu par deux de ses camarades et, les autres chevaliers s'étant alors mêlés de l'affaire, cela avait déclenché une véritable mutinerie. Eudes se devait de punir ses officiers, il les tenait pour seuls responsables de ce désordre. Il les ferait fouetter dès l'aube, chacun à tour de rôle, mais hors de la vue et des oreilles de leurs hommes. C'était une affaire entre ses chevaliers et lui. Et ce serait Le Chancelant, seul hors de cause, qui tiendrait les verges.

Le lendemain, la pluie avait brusquement cessé et, lorsque le soleil arriva à son zénith, l'ensemble de la troupe reprit la route. Un impressionnant silence régnait dans les rangs. Aux côtés du Comte Eudes, sur un hongre à la robe alezane, des éclairs d'inquiétude et d'allégresse dans ses yeux sombres, chevauchait le tout jeune Flavien.

lundi 24 octobre 2011

Chapitre 15 : Des intrigues, encore des intrigues

Minuit arriva. Des cloches se firent entendre depuis la basilique San Lorenzo Maggiore, carillonnant de tout leur timbre le passage d'un jour à l'autre. Elle se retrouvait devant lui à cette heure plus que tardive, et elle sentait chaque battement de son cœur comme s'il résonnait en écho aux lourds bourdons de bronze. A la lueur des torches, elle le redécouvrait. Un sourire fit paraître la blancheur de ses dents, et de petits plis au coin de ses yeux si bleus qu'elle venait de remarquer pour la première fois. Là, Hernaut exagérait : en dépit de toute bienséance, il venait de pénétrer dans la chambre de la jeune fille, déjouant la surveillance des domestiques et surtout de sa gouvernante, chargée de veiller sur elle presque vingt quatre heures sur vingt quatre. Mais qu'il était loin de tous ces barbons qu'on lui avait présentés jusqu'alors : grisons, vieux beaux, antiques badernes, pédants et riches, et invariablement vieux, bien trop vieux pour elle. Seul le chevalier Cavaletti avait avec elle un écart d'âge à peu près raisonnable, mais Dieu, qu'il était laid ! Et cruel avec ça. Sans l'avoir côtoyé plus que n'importe quel autre, elle en était certaine, douceur et sensibilité devaient depuis longtemps être bannis de son vocabulaire. Et dire qu'elle allait être obligée de s'unir à lui. Plutôt finir ses jours dans un couvent, oui. Hernaut, évidemment, c'était tout autre chose. Il avait tout pour lui, la jeunesse, la beauté, la hardiesse, et une impertinence qui, loin de la choquer, lui procurait au contraire des instants de bonheur interdit, comme un fruit défendu croqué à pleines dents. C'était bien le cas en cet instant et, malgré ses protestations de jeune fille noble aux manières policées, l'audace dont il faisait preuve une fois de plus la mettait en extase. Elle le laissa goûter à ses lèvres et rechercher sa langue. Ces baisers qu'il lui avait prodigués à plusieurs reprises, elle avait l'impression qu'elle ne pourrait plus jamais s'en passer. Et puis, c'était un homme du nord, de ces régions lointaines qu'elle imaginait couvertes de neige en permanence. Cela lui conférait un mystère et un exotisme qui alimentaient ses rêves de jeune fille. Rien à voir avec ces milanais noirs de poil et de regard, dont le teint de pruneau avait fini par la répulser. Chez Hernaut, il y avait au contraire, malgré le soleil qui avait fini par lui donner un hâle doré, une délicatesse dans la carnation qu'accompagnaient avec bonheur les reflets roux de ses épais cheveux. «  Encore une journée, et tu seras perdue à jamais pour moi. » D'une seule phrase, il venait de lui casser son rêve. Qu'avait-il besoin de lui rappeler, justement en cet instant où elle goûtait à la chaleur de ses bras protecteurs, que sous peu son mariage avec le chevalier milanais allait se concrétiser ? Celui-ci, à peine remis de sa blessure, encore claudiquant, avait fini par se mettre d'accord avec son père sur une date précise. Et l'échéance arrivait à grands pas, ce qui ne cessait pas de la désespérer. «  Hernaut, fit-elle, si je ne peux être à toi, alors je ne serai à personne d'autre. » Celui-ci la regarda, une lueur d'inquiétude au fond des yeux. « Et que comptes-tu faire, ma douce ?
_ J'y ai bien réfléchi ces derniers temps. Je pense que le couvent est la seule solution. » Pour Hernaut, ce fut comme si une armée de taons venait de le piquer. Abandonnant toute prudence, il éleva la voix pour lui déclarer : « Mais c'est pire que tout ! Le couvent ! J'espère que tu n'es pas sérieuse en me disant cela. Mariée, j'aurais pu encore te voir de temps à autre, mais un couvent ! Comment pourrais-je te tenir de nouveau dans mes bras ? Autant remettre le siège devant Antioche, ça me serait mille fois plus facile. » Colombe lui fit signe de se taire. Elle venait de percevoir du mouvement du côté de la porte de sa chambre. « C'est la vieille Mahaut, ma gouvernante. Tu ne peux pas demeurer ici plus longtemps, Hernaut. » Ce dernier ne se le fit pas dire deux fois. Il ne voulait certes pas gâcher ses chances de la voir encore, peut-être le lendemain, juste avant ses noces. Il lui offrit un dernier baiser et, se détachant d'elle, enjamba le rebord de la haute fenêtre qui, il le savait, donnait sur la rue. En équilibre sur une corniche de pierre sculptée, il évalua la distance à la chaussée. La chambre de Colombe n'était qu'au premier étage du palais. Il siffla entre ses doigts et, à son signal apparut Colin, à cheval, tirant par la bride une seconde monture qu'il avait apprêtée à destination de son maître. Hernaut sauta sur le dos de l'animal qui, chargé d'un brusque poids, manifesta son désaccord le temps d'une brève ruade. Et ils partirent au galop, les sabots retentissant dans la rue déserte.

« Bien joué, fit Hernaut à l'adresse de son écuyer, lorsqu'ils furent hors de portée des fenêtres du palais. J'ai cru un moment que la duègne allait me repérer. Celle-là, je la crains autant qu'un bataillon de Sarrasins. » La comparaison fit que Colin éclata de rire. « Et maintenant, Seigneur, que comptez-vous faire ? » lui demanda ce dernier après quelques minutes. « Demain, nous y retournons. Il me faut trouver un nouvel expédient pour contrer ce mariage. Mais auparavant, je veux revoir Colombe. Figure-toi qu'elle s'est mise en tête de rentrer au couvent.
_ Non ! Fit Colin. Vous voulez rire ? Elle ? Faire une chose pareille ?
_ Si fait. Aussi invraisemblable que cela paraisse, elle est bien déterminée à le faire. Et il faut que je m'évertue dès maintenant à lui enlever cette idée stupide de la tête. »

Le lendemain vit Hernaut reprendre le chemin du palais, mais cette fois-ci, il y pénétra de manière officielle, par la grande porte, comme tout le monde. Il avait rendez-vous avec le comte, mais depuis longtemps il avait renoncé à lui parler de ce fameux mariage. Ildebrando ne reviendrait pas sur sa décision, et déjà il se targuait d'avoir casé sa fille et de lui avoir trouvé un parti avantageux. Autant parler à un mur, comme il l'avait vu faire par les Juifs à Jérusalem, au lieu dit « Porte de Miséricorde. » Non, cela n'aurait servi à rien, de toutes façons. Aujourd'hui, il avait la ferme intention d'aborder la fille en plein jour, au vu et au su de tout le monde, et de lui démontrer l'absurdité de ses prétentions monacales. Il avait atteint le long couloir pavé de marbre aux veines roses qui menait aux appartements de Colombe. Les statues antiques qui jalonnaient ce lieu de passage lui paraissaient l'épier de leur yeux de pierre, froids et imperturbables. Il accéléra le pas. A l'heure qu'il était, la jeune fille devait se préparer pour une promenade dans le parc, flanquée de son cerbère femelle comme d'habitude. Il tourna à gauche sans trop savoir pourquoi. La multiplicité des couloirs le déroutait. Après avoir traversé une longue galerie ornée de tentures où s'étalaient des scènes de chasse et de guerre,et auxquelles il prit à peine le temps de jeter un coup d'oeil, il se retrouva brusquement dans un sombre corridor, à peine éclairé par quelques torchères, disséminées ça et là afin de pouvoir encore distinguer où l'on mettait les pieds. Il n'était jamais venu là, il en était certain. Il venait encore de se perdre, par manque de concentration sans doute, dans ce dédale de galeries et de pièces inutilisées qui constituaient la majeure partie du palais. Il s'apprêtait à faire demi-tour, quand un bruit de pas provenant de l'autre extrémité du corridor parvint à ses oreilles. Profitant de l'obscurité d'une niche, il se dissimula aux yeux des arrivants. Les appartements de Colombe n'étaient pas loin d'ici, il en était sur, et il n'avait aucune envie de se trouver des justifications pour expliquer à qui voudrait sa présence en ces lieux. Les premiers mots qu'il entendit prononcer le surprirent. Deux hommes étaient en train de se parler. Il ne voyait pas leurs traits, mais leurs silhouettes se découpaient nettement dans les halos lumineux que dispensaient les torches. L'un avait un fort embonpoint, confirmé par son phrasé d'éternel essoufflé. L'autre était plus grand et mince en apparence, et son timbre était grave et portait loin dans les couloirs du palais. Ils s'exprimaient en langue franque, mais le plus corpulent avait un net accent italien, Il lui sembla que tous deux étaient revêtus du même uniforme, chasubles longues surmontées de larges capuches, nouées d'une cordelette à la taille, et cela bien sur lui évoqua la vêture d'un quelconque ordre monastique. «  Nos agents de la Dombes ont du nouveau, frère Giovanni, fit la voie de basse. Le comte Eudes de Belombreuse aurait malencontreusement fait brûler son document. Il a été retrouvé au milieu des cendres d'une cheminée du château de Chalaronne. » En entendant prononcer le nom de son frère aîné, Hernaut redoubla d'attention. «  Par conséquent, poursuivit le moine, Eudes ne représente plus vraiment un danger pour nous. Par contre, nous le soupçonnons d'avoir fait faire des copies de l'oeuvre, qu'il aurait certainement remises à chacun de ses frères, se donnant par là des chances supplémentaires pour emmener l'objet jusqu'en son domaine.
_Et, je suppose, frère Raymond, intervint alors la voix de poussah, que vous avez besoin de mon assistance pour faire surveiller le dénommé Hernaut, qui réside actuellement dans nos murs.
_ Vous supposez juste, frère Giovanni. » Hernaut aurait bien voulu en entendre plus, mais les deux hommes maintenant s'éloignaient de lui à grands pas et, au risque d'être découvert, il ne pouvait s'engager à les suivre. Ce qu'il venait d'entendre lui apportait un éclairage nouveau sur la situation : l'ordre des moines soldats était désormais au courant du fait que chacun des frères avait un exemplaire du parchemin en sa possession. Et les quatre frères venaient d'en perdre un, l'original, celui que Eudes avait détenu. Cela impliquait qu'il devrait à l'avenir redoubler de vigilance. Il songea qu'il serait peut-être judicieux de trouver de toute urgence un endroit sur pour cacher l'objet. Pourquoi ne pas le confier de nouveau au prêtre de la petite église du centre ville ? Après tout, cet homme lui inspirait confiance et, même s'il était un officiant au sein d'un diocèse, dépendant d'un évêque et par conséquent du Pape en personne, il était neutre dans cette affaire. Et puis, dissimuler ce qu'ils recherchaient au cœur même d'une église catholique, n'était-ce pas une idée judicieuse ? Voilà, c'était décidé, il agirait de la sorte. Temporairement, bien sur. Car il venait subitement de prendre conscience que, depuis son dernier entretien avec son frère aîné, son but n'avait été que de rallier Fiercastel, et rien d'autre. S'il n'avait rencontré Colombe, il y aurait bien longtemps qu'il aurait franchi le Rhône, et son retour au château ne serait plus qu'une question de jours. Il se rendait compte qu'il avait déjà trop traîné dans cette ville du sud. Il lui fallait à tout prix faire annuler ce mariage, et renouveler aussitôt sa candidature sur la liste des prétendants. Et c'est en méditant toutes sortes de projets, tous plus fous les uns que les autres, qu'il se mit à la recherche de Colombe.

Le soir du même jour, Colin l'attendait dans la chambre qui lui était réservée à l'auberge depuis son arrivée à Milan, et qu'il partageait désormais avec son écuyer. Le jeune garçon occupait son lit, allongé sur le ventre et tournant négligemment les pages d'un livre qu'il venait de trouver dans les bagages de son seigneur. Hernaut entrevit le titre. C'était l'exemplaire de la chanson de Roland, épopée que les troupes franques avaient pour habitude de déclamer avant de se lancer dans les batailles, histoire de se donner du cœur au ventre, et qu'il avait fait coucher à son attention sur le parchemin par un moine de sa connaissance. « Très bonne lecture ! » Fit-il remarquer en entrant. Colin leva les yeux de son livre et, roulant sur le côté, dévisagea Hernaut avant de lui demander : « Et comment s'est passée votre journée, mon Maître ? » L'intéressé ôta son chapeau, dégrafa son manteau et se jeta à son tour sur sa couche moelleuse. « Ote-moi d'abord mes bottes, Colin. Je te répondrai après. » L'adolescent obéit. Hernaut l'entretenait aussi bien pour accomplir les basses besognes que pour lui inculquer les bases de la chevalerie. « J'ai revu Colombe, dit-il à son écuyer. Elle serait prête à renoncer à prendre le voile si je trouve un moyen de différer de nouveau son mariage.
_Différer ? Fit Colin, dubitatif. Et après ? Vous allez vous trouver dans une situation identique.
_ Que veux-tu que je fasse ? Répliqua Hernaut, avec un brin d'agacement. Je ne vais tout de même pas le tuer. Pour avoir ensuite toute la milice de cette ville sur le dos, merci bien !
_ Il n'y a pas que l'affrontement comme solution... suggéra l'adolescent, encore plus sibyllin que d'habitude. » Hernaut sentit qu'il avait une idée derrière la tête : « Parle, ordonna-t-il. Dis-moi ce qu'a encore bien pu forger ton esprit ô combien fertile. Je verrai toujours si je peux en tirer parti. » Colin se planta debout devant lui, un sourire d'autosatisfaction illuminant clairement ses traits encore enfantins. «  Je dois vous dire pour commencer, Messire, que mon père, le baron d'Anduze, est plutôt versé dans tout ce qui a trait à la pharmacopée. Depuis longtemps déjà, il s'offre les services de certains savants et spécialistes en la matière...
_ Oui, l'interrompit Hernaut, et alors ? Quel rapport avec mon problème ?
_ J'ai pensé que cela pouvait vous intéresser de savoir que, en notre pied-à-terre milanais, j'ai accès au laboratoire que mon père met à la disposition de ces spécialistes, et que celui-ci abrite toute une collection de drogues et de potions diverses. Cela va du simple purgatif jusqu'au narcotique le plus puissant.
_Comment ça ? S'insurgea Hernaut. Tu voudrais que je drogue le chevalier Cavaletti ? Pour le moins, ce n'est pas une méthode, disons... très chevaleresque.
_ Il faut savoir ce que vous voulez, Messire. Livrer votre dulcinée au couvent, ou vous donner toutes les chances d'être à même de réclamer sa main. D'autant plus que vous n'êtes pas obligé de verser vous-même le poison. Je connais un de mes cousins que le chevalier a pris pour page. Et, vu comme il est traité par son maître, cela m'étonnerait fort qu'il se refuse à nous aider.
_ Soit, répondit Hernaut, après s'être accordé quelques secondes de réflexion. Mais qu'est-ce que tu entends par poison ?
_ Oh ! A mon avis, un bon narcotique devrait suffire. J'en connais un qui peut vous endormir un homme durant plusieurs jours d'affilée. Imaginez, Messire, ce brave chevalier, le jour précis de ses noces, en train de ronfler comme un cochon, et incapable de quitter sa couche. Quel beau tableau ce serait, n'est-ce pas ? » A cette évocation, tous deux furent pris d'un rire qui paraissait ne plus vouloir s'éteindre. « De plus, rajouta Hernaut, tout en essuyant de la main les larmes qui perlaient aux coins de ses yeux, il est plus que vraisemblable que le comte d'Ildebrando, face à une telle indélicatesse, renoncera définitivement à l'avoir pour gendre.
_ C'est plus que probable », confirma Colin. Et son hilarité reprit de plus belle. Hernaut se leva et, tout sourire, ébouriffa la tignasse raide de son déluré d'écuyer. « Assurément, déclara-t-il, Célinan m'a bien servi, le jour où il t'a déniché. »

lundi 17 octobre 2011

Chapitre 14 : Passation de pouvoirs

Ce fut l'Ours qui trouva la solution. Le prieuré se faisait ravitailler en denrées diverses par le moyen de chariots bâchés lourdement chargés. Celui qu'ils interceptèrent était mené par un moine d'une communauté voisine. L'homme fut arrêté au petit matin sur le chemin de terre qui aboutissait au monastère, avant même d'arriver en vue de celui-ci. Débarqué de sa charrette, aussitôt dévêtu et proprement ficelé et bâillonné, ils le cachèrent bien à l'abri au coeur d'un bosquet de jeunes chênes. Ce fut Mordrain qui, comme d'habitude, fut désigné pour le remplacer. Revêtir le froc, se mettre dans la peau du moine, pour lui, cela équivalait à un simple jeu. Juste avant qu'il ne prenne la direction du prieuré, l'Ours, debout à la tête de la mule qui tirait la carriole, s'était adressé à lui en ces termes : « Et surtout pas d'imprudence, mon frère. Si, une fois à l'intérieur, tu crains d'être découvert, laisse tout tomber, file, et rejoins-nous le plus vite possible.
_ N'aies crainte, avait répondu Mordrain, je serai plus discret qu'un lynx qui chasse. » Et il avait rabattu sa capuche, dissimulant ses longs cheveux noirs qui l'auraient assurément trahis. Puis, il avait mis la charrette en branle en direction du monastère, finissant par disparaître à leurs yeux. L'Ours et lui étaient comme deux frères. Mais leur amitié s'était épanouie sur le fumier de certains ressentiments : l'Ours Baldric enviait à Mordrain sa beauté physique et parfois jusqu'à son intrépidité. Et Mordrain jalousait l'Ours pour sa force et sa puissance. Une fois, une seule, devant Antioche, ils en étaient venus aux mains, pour une bête histoire de fille qu'ils s'étaient disputée. L'Ours avait, ce jour-là, manqué de peu de noyer son compagnon dans le lit du fleuve Oronte, et il avait fallu les séparer de force. Le comte Eudes, peu enclin à la clémence lorsqu'il s'agissait de la conduite de ses hommes, les avait fait fouetter jusqu'au sang. Et c'était une commune douleur qui les avaient rapprochés. Depuis, tout en gardant l'un envers l'autre une certaine défiance, ils étaient devenus inséparables.

Les heures passèrent à attendre sous le couvert des arbres. Claire, entourée des deux chevaliers, tuait le temps en tressant de longues herbes en futiles paniers. Faute de conversation au milieu de ces hommes pour l'instant taciturnes, elle n'avait rien trouvé de mieux pour tromper son impatience. Un bruit de sabots les avertit du retour de Mordrain. Ils l'entourèrent avant même qu'il ait eu le temps de descendre. Relevant sa capuche, il découvrit ses yeux d'un vert de jade, dans lesquels ils tentaient de lire ses impressions du moment. Une sorte de tristesse semblait s'être emparé de lui. « Alors ? » questionna l'Ours. Mordrain, quittant la charrette, se dirigea avec eux sous le couvert des chênes. « Alors, fit-il tout en marchant, je sais où ils détiennent Guilhem. J'ai même réussi à échanger quelques mots avec lui, et, vous pouvez me croire sur parole, cela n'a pas été une mince affaire...
_ Et qu'a-t-il dit ? Interrompit le Balafré, tout à l'impatience que faisait naître en lui le dévouement pour son suzerain.
_ Il veut qu'on laisse tomber, reprit Mordrain. Trop de risques pour nous. Il y a là-dedans bien trop d'hommes, et armés de surcroit. Ce en quoi il n'a pas tort, d'ailleurs. »
Gahériet s'emporta tout à coup : « Comment ? Tu es d'accord pour l'abandonner aux mains de ces larbins du Pape ? Tu me déçois, Mordrain. Je m'attendais de ta part à une toute autre réaction. » L'interpellé darda sur lui son regard émeraude : « Tu ne m'as pas bien compris, le Balafré. C'est un ordre de ton maître que je te transmets là. Et rien d'autre. » Ses paroles furent suivies d'un silence glacial. Aucun de ses auditeurs ne s'étaient attendus à une pareille défection. Mordrain enveloppa Claire du regard, avant de poursuivre : « De plus, il veut que ce soit Claire qui prenne désormais sa place. Nous devons nous placer sous son commandement à partir de maintenant.
_ Il n'en est pas question ! Rugit l'Ours, hors de lui. Depuis quand doit-on faire allégeance à une femme ?
_ Calme-toi, reprit Mordrain. Guilhem a jugé bon de l'informer, elle seule, de ses intentions. Ne me demande pas pourquoi, je n'en sais fichtre rien. Mais le fait est que de nous quatre, elle est désormais la seule à savoir ce qu'il convient de faire. » Tous se tournèrent vers Claire, qui sentit leurs regards peser sur elle comme autant de fardeaux supplémentaires qu'elle aurait à porter. « Guilhem veut que nous rallions Fiercastel le plus rapidement possible, dit-elle. Et je connais le chemin qu'il comptait nous faire prendre pour cela. » Elle était au bord des larmes, mais elle savait qu'il lui fallait laisser pour le moment son seigneur à son sort ô combien improbable, puisque telle était sa volonté. « Notre prochaine étape sera Mâcon, poursuivit-elle. Une journée de chevauchée suffira pour rallier la ville. Vu l'heure tardive, nous devrions trouver un endroit un peu plus sur qu'ici pour passer la nuit. Demain à l'aube, nous pourrons alors nous mettre en route. Une fois arrivés à destination, je vous ferai part de l'itinéraire que le seigneur Guilhem a choisi de nous faire prendre. Et nous aurons tout le loisir d'en discuter. Pour le moment, veuillez libérer le moine, et ne tardons pas à quitter ces lieux par trop fréquentés. » Les trois chevaliers, devant ce ton de commandement qu'ils ne lui connaissaient pas, ne purent qu'approuver, et ils mirent à exécution sans attendre les consignes qui venaient de leur être données. Auparavant, l'Ours, tirant Mordrain par la manche, l'avait mené un peu à l'écart pour lui déclarer, seul à seul : « Quand je dis que je n'obéis pas à une femme, je ne plaisante pas. Là, je vais jusqu'à Mâcon avec elle, mais, après cela, ne compte pas sur moi pour la suivre bêtement comme un chien qui court après son maître. Ca dépendra de mon humeur du moment. » Mordrain le toisa avec sérieux : « Alors, tu devras en rendre compte, si ce n'est à Guilhem, tout du moins au comte Eudes.  Et ne vas pas dire après que je ne t'avais pas prévenu. »

Après une nuit passée par précaution à bonne distance de la route, au fin fond des bois, ils reprirent leur chevauchée ainsi que Claire l'avait voulu. Elle avait pris la tête de leur petit groupe, suivie du Balafré et de Mordrain, qui devisaient ensemble à quelques pas d'elle depuis un bon moment déjà. L'Ours fermait la marche. « Apparemment, il ne m'a pas semblé être trop mal traité, répondait Mordrain à la dernière question de Gahériet, concernant son maître. Un peu comme un hôte de marque.
_ Je me demande bien pourquoi ils l'ont pris en otage », fit le Balafré, pensif.
« Surement ont-ils de bonnes raisons pour le faire, répondit Mordrain. Tout comme ils ont surement de solides motivations pour harceler Eudes de Belombreuse depuis son départ d'Orient, ne crois-tu pas ?
_ Oui, certes, mais dans quel but ?
_ Ca, j'ai cru comprendre, d'après ce que m'en a dit Guilhem, que cela dépassait notre entendement. Tu penses bien que nous autres, simples chevaliers... » Mordrain s'interrompit subitement. Un tonitruant : «  Par toutes les putains de l'Enfer ! » venait d'être lancé derrière eux à pleine gorge par l'Ours Baldric. Les deux hommes se retournèrent, surpris. L'Ours arrivait au galop de son cheval. Un pan de sa tunique était déchiré, et son flanc droit tachait de sang le tissu lacéré. « Que t'arrive-t-il donc ? » Questionna Mordrain, étonné de le voir ainsi. L'Ours, furieux, gueula ses explications : « Je viens de me prendre une branche brisée de plein fouet ! Si seulement ces crétins de moines, au lieu de s'occuper de nous, pouvaient se lever le cul pour entretenir leurs bois ! » Ses deux compagnons, habitués à des situations bien pires, à la pensée qu'une simple branche venait d'avoir raison de l'Ours, se mirent à ricaner en choeur. « Espèces de reîtres mal dégrossis, fit-il, je viens de ruiner mon plus beau bliaud, et tout ce que vous trouvez à faire, c'est d'en rire ? » Claire venait de les rejoindre et, à la vue du sang, mettant pied à terre, lança à l'Ours : « Descendez de cheval, Baldric, je vais vous soigner. » L'Ours ne broncha d'abord pas. Il se contentait de regarder Mordrain, comme s'il était surpris de tant de sollicitude à son égard. « Et bien, fais ce qu'elle te dit, fit ce dernier. Il ne manquerait plus que tu aies besoin de mon avis à chaque fois que tu dois t'adresser à cette femme. » L'Ours, après avoir foudroyé Mordrain du regard, descendit de cheval comme à contre-coeur. Claire le fit asseoir sur un affleurement rocheux, et l'obligea à ôter sa tunique. La toison de l'Ours apparut au grand jour, moirée de reflets roux que le soleil faisait naître. C'était bien plus qu'une simple égratignure. Il avait trouvé le moyen de s'esquinter plutôt sérieusement, et la branche avait pénétré dans les chairs, laissant nombre d'échardes que Claire, avant de nettoyer la plaie, entreprit d'ôter peu à peu. Les deux autres chevaliers, devant l'ampleur de la tâche, avaient à leur tour décidé de démonter et, tout en mâchonnant quelque brin d'herbe, s'étaient mis à l'écart pour poursuivre leur conversation subitement interrompue.

Claire, à force de patience, réussit à extirper tous les corps étrangers. Attentive à ne pas lui faire de mal, elle commença à laver lentement la blessure à l'aide d'un linge humide. Elle sentit le regard de l'Ours posé sur sa nuque, et se retourna un instant. « Pourquoi me regardez-vous comme ça ? Fit-elle, presque grinçante. « Parce que tu es belle, tout simplement », lui fut-il répondu. Elle arrêta ses gestes brusquement pour le toiser droit dans les yeux. « Ecoutez-moi bien, Baldric, que les choses soient claires. Je ne veux pas d'histoire entre nous. Vous avez d'immenses qualités et, malgré les apparences, je vous apprécie fort en tant que compagnon de voyage. Mais, ça ne va pas plus loin. » Un rire communicatif souleva le poitrail de l'Ours. « Oh ! Comme tu y vas fort, jolie Damoiselle, réussit-il à dire enfin, entre deux spasmes d'hilarité. Je ne faisais que tenter ma chance, c'est tout. Mais, telle que je te vois, je parierai néanmoins mon épée que tu es amoureuse de l'un d'entre nous ? De Mordrain, peut-être ? » Claire poussa un soupir. Décidément, il n'avait pas l'intention de la lâcher aussi facilement. « Non, répondit-elle, catégorique, ni de Mordrain, ni du Balafré, si vous voulez tout savoir. »
_ Alors, si ce n'est d'aucun d'entre nous, ce ne peut être que de notre seigneur Guilhem, je me trompe ? » Elle n'eut même pas besoin de lui répondre : une subite rougeur, envahissant ses joues, le renseigna plus surement que ne l'aurait fait aucune de ses paroles. « Pauvre enfant, reprit Baldric avec sincérité. Autant aimer une pierre de cette forêt, alors. Guilhem est tellement attaché à sa toute jeune épouse que depuis toutes ces années d'errance, je ne lui connais aucune aventure. Et puis, sans vouloir l'enterrer à l'avance, il faut néanmoins être réaliste : nous ignorons totalement ce qu'il va advenir de lui. » Claire ne répondit pas, et se concentra sur les soins qu'elle prodiguait au chevalier. Mais, quelque part au fond d'elle-même, les paroles de l'Ours agissaient comme une brûlure sur une plaie déjà ouverte.

A Mâcon, ils trouvèrent une auberge convenable pour y passer la nuit. Ils durent négocier âprement avec l'aubergiste pour obtenir deux chambres, l'une pour Claire, l'autre pour les trois chevaliers qui s'y entassèrent comme ils le purent. Une foire printanière avait envahi la ville, ce qui expliquait les difficultés rencontrées pour trouver à se loger. Claire, une fois installés, les fit venir auprès d'elle, dans la pièce qui lui était réservée. L'endroit était assez bien tenu, mais le mobilier réduit au plus strict minimum. Dehors, le ciel était désormais encombré de nuages, et une pluie fine s'était mise à tomber en un crachin qui semblait ne plus vouloir en finir. Deux ouvertures pratiquées dans les murs traversés de poutres en bois sombre et comblés de torchis attiraient à cette heure-là si peu de lumière qu'ils furent obligés pour se voir de recourir à la faible lueur de quelques chandelles. Un banc et un châlit garni d'un matelas de laine étaient le seul luxe que cet établissement était encore en mesure de leur offrir. Claire les fit asseoir sur le banc, optant pour la couche depuis laquelle elle pouvait les dominer du regard. « Nous n'allons pas nous attarder ici, commença-t-elle. Demain, il nous faudra traverser la Bourgogne sans attendre, en évitant les gros bourgs. Puis nous passerons en Champagne pour enfin rejoindre les Ardennes. Guilhem a estimé que d'ici il ne nous faudrait pas plus de deux semaines pour que nous soyons en vue de vos terres. A condition de ne pas traîner en route, bien sur. » Ses sombres cheveux nattés en une unique tresse descendaient le long d'une de ses épaules et la lueur des flammèches donnaient à ses traits réguliers un semblant de mystère mêlé de douceur. En face d'elle, des trois chevaliers se dégageait une impression de force et de taciturnité qui aurait eu le don de l'effrayer en d'autres temps. Mais elle avait appris à les connaître, durant ces semaines où elle avait partagé leur quotidien. Chacune de leurs expressions lui était désormais familière, et malgré les ombres portées qui les masquaient en partie, elle devinait leurs regards et ce qu'ils formulaient en silence. La fidélité de l'Ours lui était désormais acquise, elle le savait. Mordrain, lui, s'était révélé au fil des jours de plus en plus protecteur à son égard. Et le Balafré s'était laissé aller quelquefois, lui confiant quelque peine ou quelque angoisse, au hasard de leur route. De brutes sanguinaires telles qu'ils lui étaient apparus au premier jour de leur rencontre, elle voyait maintenant en eux des êtres civilisés qui, même s'ils étaient capables d'ôter la vie à n'importe qui et à n'importe quel moment, ne s'en étaient pas moins révélés sensibles et vulnérables à ses yeux.

D'un pli de son bliaud, elle sortit le rouleau de parchemin et le remit entre les mains du Balafré, en disant : « Voici l'objet qui suscite tant de convoitises et tant de haine de la part des émissaires du Pape. Guilhem m'avait autorisé à vous le montrer. Il en existe seulement quatre exemplaires, et nous sommes chargés de porter celui-ci jusque dans l'enceinte de Fiercastel, où il sera dès lors en sécurité. » L'objet passa de mains en mains. L'Ours fit remarquer :  « Déjà tant de vies sacrifiées pour une si petite chose. 
_ Oui, lui répondit Claire, mais si petite qu'elle soit, elle contient de si grandes idées. » Mordrain lui remit enfin le manuscrit, et fut le premier à se mettre à genoux devant elle. « J'ai déjà juré devant Guilhem, dans l'enceinte du prieuré, de te suivre et de te seconder dans la mission qu'il t'a confiée. Devant toi, aujourd'hui même, je renouvelle mon vœu de te servir au péril de ma vie. » Lorsque Mordrain se releva, ce fut Gahériet le Balafré qui prit sa place : « Par le serment que j'ai fait autrefois à mon maître, je jure de te suivre et de t'obéir comme je l'aurais fait pour lui. » Au tour de l'Ours, celui-ci, avant de s'agenouiller, jeta un regard de défi à Mordrain, histoire de le prévenir que tout commentaire à son égard était totalement superflu. « Damoiselle, fit-il, je vous estime désormais à l'égal de mon suzerain et, en tant que tel, je vous fais serment d'allégeance, et ne m'en considérerai comme délié que le jour où nous serons arrivés entre les murs de Fiercastel. » Claire reçut leurs déclarations avec une froideur apparente, mais en réalité, au fond d'elle-même, le geste de ces hommes l'émouvaient fortement.

Ils se retirèrent de la pièce, et Mordrain fut le dernier à vouloir quitter les lieux. Il était sur le point de la laisser lorsqu'il la vit fondre en larmes. Revenant alors vers elle, il la prit dans ses bras et elle s'abandonna à son chagrin, mouillant de ses pleurs sa large poitrine sur laquelle elle s'était appuyée. Il lui caressa les cheveux. Il n'était pas besoin qu'elle lui parle. Il savait quelle était la source de ses maux. «  Claire, lui dit-il, et sa voix lui parut à elle aussi douce que le miel, nous n'abandonnerons pas Guilhem, je te le promets. Ses frères feront tout pour le libérer, sois-en certaine. » Il savait à quel point elle avait caché ses sentiments et il attendit patiemment que toute cette douleur, trop durement réprimée, s'écoule telle une rivière qui se répand hors de son lit.

lundi 10 octobre 2011

Chapitre 13 : Echec

Le hongre bai avançait d'un galop court, sa crinière noire se balançant à chacune de ses foulées. Ascelin était capable de maintenir le rythme des heures durant, attentif à l'allure du cheval, qu'il voulait ni trop rapide, ni trop lente, mais d'une régularité rassurante. Et il calculait les pauses de manière à ne pas emballer le cœur de sa monture. Il avait peiné un moment à s'extirper des profonds fourrés qui entouraient en le protégeant le repaire des guérisseuses, mais maintenant il suivait une piste suffisamment large pour que deux cavaliers puissent s'y croiser. La mémoire empruntée au faucon lui restituait avec une précision extraordinaire les lieux qu'il était en train de traverser. Il se savait désormais proche du but, et fondait dessus aussi surement que le petit rapace était capable de s'abattre en piqué sur sa proie. Il ne voyait pas la rivière, mais il sentait sa présence au-delà du sous-bois. Le long ruban de terre battue amorça une courbe. Il ralentit l'allure pour adopter un pas rapide. Derrière un rideau d'arbres, il venait de voir l'étoffe claire d'un bliaud bouger au milieu des troncs. Ils étaient juste devant lui, à quelques foulées de là. Il les suivit sans se faire voir, mais les claquements de sabots de son cheval, raclant par endroits quelque pierre inopportune, finiraient bien par le faire découvrir, il en était certain. Alors, rassemblant ses souvenirs visuels et ce qu'il avait maintenant devant les yeux, il supputa qu'aucun des hommes qui le précédaient ne portaient de lames dignes de ce nom. Selon toute vraisemblance, c'était un groupe de larrons auquel il avait à faire, semblables à ceux qu'il avait affronté sur le pont. Ce genre de crève-la-faim qui hantaient les bois, à l'affut des voyageurs et de tout ce qui pouvait être troqué ou rançonné. Ils devaient être, allez, à peu près une demi-douzaine, pas plus, il en aurait juré. Et à pied, avec ça. Pas de quoi s'alarmer quand on avait sous les cuisses une monture potable et à portée de main un objet qui portait le doux nom de Tranchante. Fort de ce constat, il talonna le bai et, comme l'aurait fait n'importe lequel de ses frères, l'épée bien en évidence, se porta au galop au devant des hommes qu'il traquait, en clamant haut et fort les trois syllabes qui composaient le mot Fiercastel. Sa petite mise en scène eut l'effet escompté : il s'en suivit une débandade parmi les voleurs, et il les vit courir en tous sens, plongeant dans les taillis environnants, fuyant à travers les buissons ou poursuivant la route à toutes jambes. Les laissant s'égailler comme une volée de moineaux, il cueillit au passage la longe de sa jument Ombrage, coupa du tranchant de sa lame la corde qui retenait la Belette, le délivrant par là-même de son odieux joug. Bientôt, plus aucun détrousseur ne fut visible. Ascelin mit pied à terre, et l'enfant, les bras toujours entravés, courut à lui pour venir se blottir contre sa poitrine. Un sourire aux lèvres, le jeune seigneur finit de trancher les liens qui emprisonnaient encore ses membres graciles. « Ils ne t'ont pas fait de mal, au moins ? » s'enquit-il. La Belette, au lieu de lui répondre, s'exclama avec l'enthousiasme de son âge : « Je savais que vous viendriez, M'sire ! Je l'savais ! Quelle trouille vous leur avez fichue ! » Ascelin se sentit rassuré : s'il réagissait avec autant de promptitude, c'est qu'il se sortait de l'aventure avec le moindre mal. Il se tourna vers Ombrage. Elle, aucun espoir qu'elle lui fasse part de son état de santé. Aussi la palpa-t-il le long des jambes, s'assurant qu'elle n'avait aucune blessure. Puis, la forçant à plier chacun de ses membres, l'un après l'autre, il vérifia calmement l'intérieur de ses pieds. L'examen lui parut satisfaisant. Ombrage fourra sa grosse tête dans son giron, et il lui gratouilla les oreilles tout en s'adressant au gamin par dessus l'encolure. « Tu ne peux pas savoir à quel point je suis content de vous retrouver. » Puis une pensée l'assaillit. Son regard, jusque là aussi limpide qu'un lac de montagne, s'assombrit d'un nuage d'inquiétude. « Et le parchemin, où est-il ? » La Belette écarquilla les yeux :  « L'est resté dans les fontes du d'xième ch'val. Les bandits viennent de l'em'ner avec eux ! » Ascelin le gratifia d'un regard à le clouer sur place : «  Tu ne pouvais pas me le dire plus tôt, espèce de linotte dépourvue de cervelle ? Allez ! Grimpe sur le bai ! Et accroche-toi bien ! » A peine eut-il prononcé le dernier mot qu'il se retrouva en selle et, sans jeter un coup d'oeil à l'enfant qui peinait à enfourcher sa monture, il fit bondir Ombrage en avant, prenant la direction vers laquelle les larrons semblaient s'être évaporés. Il n'eut d'ailleurs pas à aller bien loin. Son instinct le mena jusqu'à la rivière, où il vit la poignée d'hommes et le cheval de bât tenter de franchir l'onde, à un endroit où lui-même n'aurait pas risqué d'y mettre les pieds. « C'est de la folie pure », murmura-t-il pour lui seul. En ce lieu le courant, renforcé par les pluies de printemps, semblait extrême. Il distinguait deux hommes qui tentaient de nager contre lui et, un peu plus loin, le cheval qui maintenait avec difficulté la tête hors de l'eau et auquel trois autres individus s'étaient accroché en désespoir de cause. Les deux premiers larrons avaient plutôt l'air de s'en sortir pas trop mal, et se dirigeaient en nageant lentement vers l'autre rive. Mais pour le groupe hommes-bêtes mêlés, il en était tout autre chose, et ils s'éloignaient inexorablement de la rive, emportés dans le lit de la rivière de plus en plus en aval, ce qui faisait qu'Ascelin les distinguait désormais fort mal. Quand il finirent par disparaître à ses yeux, il se tourna vers son page, vérifiant qu'il l'avait bien suivi. L'enfant, les doigts emmêlés dans les crins de sa monture, attendait, hébété, à deux pas de lui. « Il vont se noyer, c'est sur, fit Ascelin à son attention. Nous ne pouvons plus rien pour eux. Le parchemin était enfermé dans un étui de cuir huilé. J'ose espérer qu'il ne sera pas trop endommagé. Peut-être, avec un peu de chance, en suivant le cours de la rivière, parviendrons-nous à retrouver le corps du cheval, et les sacoches qu'il emporte avec lui. »
Suivre la rivière ne leur posa aucun problème. Seuls des passages encombrés d'arbres morts, de lianes et de branches brisées leur en cachaient par endroits les flots. Mais lorsque une trouée dans la végétation leur dévoilait de nouveau la surface de l'eau, ils distinguaient nettement la masse sombre du cheval emportée par l'impétuosité de l'onde. Ils parcoururent ainsi un bon nombre de lieues, jusqu'à ce que la nuit les enveloppe. Ascelin décida alors d'arrêter là leur poursuite. A tâtons, il réussit à se saisir de quelques brindilles sèches pour faire du feu, et bientôt la clarté des flammes leur permit de voir les troncs de très vieux saules au pied desquels le hasard les avait menés. Il ignorait complètement où ils se trouvaient désormais. Le long de la Drôme, c'était certain ; mais à quelle distance du prochain bourg et duquel, cela, il était dans l'incapacité de l'estimer. Des hurlements lointains s'étaient mis à déchirer l'air. Des loups rôdaient dans les parages. Il veillerait à ce que le feu ne meurt point, cette nuit. Ermengarde et Hildeburge avaient pris soin de garnir ses sacoches de diverses provisions, et ils dinèrent de pâté aux herbes, de pain et de fruits secs. Et, tout en mangeant, ils se racontèrent les expériences et les déboires qu'ils venaient de vivre chacun de leur côté durant ces derniers jours. Ascelin ne fit pas mention de sa fusion avec le faucon : il n'avait pas de mots pour cela. Ce qu'il avait vécu était tellement fou et tellement improbable qu'il était pour le moment dans l'incapacité de le partager avec personne d'autre. Peut-être plus tard, quand il aurait eu le temps de réfléchir à tout ça. Les guérisseuses lui avaient laissé de quoi faire une fois encore ce genre de voyage. Il savait qu'il serait tenté de le refaire un jour ou l'autre. Revivre cela lui permettrait probablement de pouvoir mieux exprimer ce qu'il avait ressenti. Mais, en attendant, sachant qu'il serait impuissant à répondre à toutes les questions dont la Belette ne manquerait pas de l'assaillir devant un tel sujet, il préférait l'écouter raconter sa propre mésaventure. Et l'enfant ne tarissait pas de lui narrer à sa façon, simple et imagée, ce qu'il était advenu de lui durant le temps de leur séparation. C'est ainsi qu'il apprit que la Belette, au lieu de s'enfuir, comme il l'avait incité à le faire, au bout de quelques lieues d'une chevauchée précipitée, avait prit la décision de rebrousser chemin pour se mettre à la recherche de son maître. Et il n'avait même pas eu le temps d'atteindre le pont qu'il tombait de nouveau sur leurs agresseurs, ou plutôt sur ce qu'il restait de leurs agresseurs, car Ascelin, avant de perdre connaissance, en avait achevé plus d'un. Les rescapés, en le voyant, l'avaient aussitôt pris en chasse. Et, ne sachant que faire, acculé au plus profond d'un fourré, ils avaient eu beau jeu de le rattraper et d'en faire leur captif. D'après lui, leur intention était de le vendre comme esclave à un homme qui, habitué à ce genre de trafic, l'aurait emmené jusqu'en Méditerranée, et il aurait sans doute fini ses jours dans la servitude en un quelconque pays lointain. Les hommes qui l'avaient capturé avaient bien eu le parchemin entre leurs mains. Mais, pour eux, ce n'était qu'une marchandise comme une autre, voire même un objet totalement inutile, capable d'intéresser seulement quelque lettré, et ils comptaient bien le troquer dès la ville la plus proche contre quelque chose dont ils auraient besoin. C'est pourquoi ils l'avaient rangé au fond d'une des sacoches, sans y accorder plus d'attention que cela. Sinon, à part les liens qui lui serraient cruellement les poignets, et une marche forcée de plusieurs heures, il ne semblait pas avoir trop souffert de sa captivité. Ainsi, ils discutèrent tard dans la nuit, tandis que les hurlements des loups s'étaient intensifiés au loin.

Quand le soleil se mit à poindre de nouveau, Ascelin ouvrit brusquement les yeux. Un rayon de lumière qui l'avait effleuré, et la sensation d'être épié, venaient de le tirer du sommeil sans rêves dans lequel il était plongé, épuisé par sa journée de la veille. La première chose qu'il vit était ces prunelles jaunes qui le fixaient à peu de distance de là. Il se redressa lentement le long du tronc qui lui avait servi de dossier, sa main serrant le cuir de la poignée de Tranchante. Un rapide coup d'oeil au feu, pas encore éteint, mais pas loin de l'être, et à la Belette, endormi en boule à ses côtés, et il fixa de nouveau la bête sauvage. C'était un grand loup gris teinté de roux, à la gorge et au poitrail d'un blanc pur qui remontait sur sa face, lui dessinant un masque clair du plus bel effet. Il était assis à quelques pas de lui, apparemment décidé à ne pas bouger, tant que le calme régnait parmi les hommes qu'il toisait. Ascelin se trouvait à nouveau à la frange du monde sauvage, comme cela lui était arrivé si souvent ces derniers temps, et cette situation lui procurait maintenant des frissons, non de peur, mais de pur plaisir. Evitant le moindre geste qui aurait pu l'effrayer, il se mit à lui parler à voix basse : « Que fais-tu là, créature de la forêt ? Tu sais comme moi que nos mondes sont incompatibles, mais peut-être aimerais-tu être dans ma peau quelques instants comme j'aimerai être dans la tienne. Nous pourrions alors nous comprendre, tous les deux. » Il lui sembla que le regard du loup se faisait plus intense au fur et à mesure qu'il lui parlait. Et il poursuivit son discours à la bête sur un ton sussuré, à peine plus haut que le bruissement des feuilles dans les branches. La magie opérait. Il avait la nette sensation que l'animal comprenait tout ce qu'il lui disait. Et même si cette impression naissait de son imagination, au moins était-il sur que l'autre l'écoutait. Il continua ainsi durant de longues minutes, et il ne se passa rien d'autre que le mouvement des oreilles de la bête qui, également attentive à tout ce qui l'environnait, captait le plus ténu des chants d'oiseau, le moindre écrasement de brindilles sous les pattes d'un rongeur. Puis la Belette s'étira, se réveillant doucement. Ascelin cessa de parler. Le loup, comme hésitant, se mit debout sur ses pattes et, lui ayant lancé un dernier regard, disparut sans un bruit dans la profondeur d'un buisson d'aubépines. Le jeune seigneur secoua son page : « Hé, la Belette ! Ce n'est plus le moment de dormir ! Il faut nous remettre en selle rapidement. Le cadavre du cheval a du dériver toute la nuit. Si nous voulons le retrouver, il va falloir accélérer la cadence. » L' histoire du loup, il la gardait pour la prochaine veillée. Il n'y avait vraiment plus de temps à perdre.

Dès qu'ils furent de nouveau en selle, ce fut pour suivre le cours de la Drôme le plus rapidement possible, à l'affut de tout ce qu'elle pouvait charrier dans ses eaux. De nombreux troncs, arbres morts échoués là suite à une crue, attirèrent leur attention. Un cadavre humain flottant non loin d'eux les firent s'arrêter quelque temps, guettant patiemment la surface de l'onde. Mais de cheval mort, point. Ascelin, obstinément, poussait toujours plus avant. Puis, sur une plage de graviers, ils atteignirent enfin l'objet de leur quête. L'animal noyé avait été rejeté là, expulsé de son cours par la rivière impétueuse. Il gisait, le ventre exagérément gonflé, inévitablement offert aux regards, sur la grève déserte. Ascelin descendit de cheval pour l'atteindre à pied, dans une nuée de mouches que son approche fit s'élever dans les airs. La Belette le surveillait de loin, pas particulièrement pressé de le rejoindre. Si son maître avait besoin de lui, il accourerait sans nul doute. Mais en l'absence de toute consigne, ce n'était surement pas lui qui allait se précipiter auprès de cette charogne. Il observa le seigneur qui, le coutelas à la main, entreprenait de couper les sangles de cuir. L'opération lui prit plusieurs minutes, mais il revint enfin, portant les sacoches en travers d'une épaule, son carquois sur l'autre et son arc à la main. Devant l'enfant, il déposa ses armes, et commença à fouiller les sacoches, sortant divers objets qu'il triait au fur et à mesure, selon l'état dans lesquels il les trouvait. Cordes, ustensiles de cuisine, gantelets de fer, tout cela pouvait encore servir. Mais quant au reste, tout ce qui était provisions de bouche, c'était bien sur irrécupérable. Il finit par tomber sur le cylindre de cuir dont l'eau, s'étant infiltrée partout, avait modifié la couleur. Lorsqu'il l'ouvrit, ce fut pour constater, en déroulant le parchemin, que malgré ce qu'il avait espéré, les dégâts étaient hélas irréversibles : de larges plages de texte, ayant subi les ravages de l'eau, étaient désormais totalement illisibles, rendant inexploitable le document qu'on lui avait confié. D'un seul coup, il réalisa que son périple en ces lieux inhabités n'avait plus vraiment de sens. Peu importait le trajet qu'il suivrait maintenant, du moment qu'il le menait jusque chez lui. Il jeta le parchemin avec le reste des objets ruinés. Il n'avait plus qu'une envie : revoir le château de Fiercastel, aller saluer sa mère, qu'il imaginait l'attendre, lui, ainsi que tous ses autres frères, et patienter en attendant qu'ils soient de nouveau réunis. Bien que ce ne soit pas de son fait, il venait de gâcher l'une des chances de mettre en sécurité une part de la mémoire de l'humanité. Concernant celle-ci, il avait l'esprit tranquille, et restait persuadé que ses frères feraient mieux que lui. Mais c'était plus une question de fierté personnelle : il aurait tant voulu accomplir cette mission. Malheureusement, il avait perdu définitivement l'occasion de le faire, et il lui fallait maintenant en prendre son parti. « Nous n'avons plus qu'à reprendre la route, cette fois, dit-il au gamin. Notre but est de rallier les Ardennes, sans trop perdre de temps si possible. J'ai hâte de revoir enfin la région qui m'a vu naître. Il faut que je te la décrive, je suis certain qu'elle te plaira. »

Après plusieurs heures d'un pas cadencé, ils arrivèrent en vue du Rhône, dans lequel aboutissait la Drôme. Un immense pont, s'arc-boutant d'une berge à l'autre, leur offrait son dos aux planches polies par la multiplicité des passages. Ils l'empruntèrent. Ascelin ne savait pas trop encore quel chemin il allait choisir pour rejoindre son bercail. Mais, ce qui était sur, c'est qu'il n'avait aucune envie de franchir les murs d'une ville, quelle qu'elle soit. Même les villages finissaient par lui répugner. Il ne comprenait pas très bien ce qui lui arrivait, mais un désir irrépressible était en train de s'emparer de lui. Celui de se fondre dans la nature sauvage, au plus profond des forêts qui s'étendaient, il le savait, devant lui, et que la hache des hommes avait encore épargnées. Peut-être quatre années de promiscuité masculine, dans les rangs de l'armée croisée, en étaient-elles la cause? Ou bien son expérience avec le faucon lui avait-elle laissé des traces? Il n'en savait rien. Peu importait, d'ailleurs. Il n'avait qu'à suivre ses envies, il se sentait pour le moment assujetti à rien ni à personne.

Après le pont, La Belette, n'y tenant plus, le questionna : « M'sire, qu'est ce qui y avait de si important dans le rouleau? » Ascelin, interloqué, le regarda en face. Bien sur, il fallait s'en douter, un jour ou l'autre, il lui aurait à lui fournir quelques explications. « Et bien, fit-il, dedans, il y avait une histoire, une très belle histoire, qui parle des hommes et de leur rapport avec Dieu et avec la nature. Plus tard, quand tu sauras lire et écrire, et que tu auras acquis une certaine expérience du monde qui t'entoure, il se peut que je te la raconte.
_ Mais, M'sire, poursuivit l'enfant, si vous la connaissez, c't histoire, alors c'est point grave. Elle n'est pas perdue, puisque vous la gardez dans votre tête. » Ascelin, entendant ces mots, ne put s'empêcher de sourire. « C'est un peu plus compliqué que cela. Celui qui a écrit cette histoire était un philosophe, mort il y a bien longtemps, et mon esprit ne vaut rien à côté de celui de cet homme. Je ne saurais transcrire toutes ces idées qu'il a voulu nous léguer. Je ne suis qu'un seigneur de guerre, après tout, pas un érudit. » La Belette, ne comprenant rien à tout ce qui n'était pour lui qu'un charabia, haussa les épaules en demandant : « Alors, c'est grave ou c'est pas grave? 
_ Ne te préoccupe plus de cela, répondit Ascelin, son sourire s'élargissant encore. Il y a pour l'heure bien d'autres sujets auxquels tu devrais t'intéresser, à commencer par apprendre à te battre, tu ne crois pas? »

dimanche 2 octobre 2011

Chapitre 12 : Préoccupations papales

A Rome, les somptueux appartements du pape donnaient sur la basilique Saint Pierre qui avait été édifiée il y avait plusieurs siècles de ça, sous le règne de l'empereur Constantin. Partout, d'immenses tapisseries, alternant avec des fresques religieuses, des statues antiques drapées dans leurs péplums de pierre sculptée, des plafonds aux boiseries en caissons ornés de peintures jusqu'aux sols de marbres veinés, tout respirait le luxe. La puissance de la papauté se faisait sentir au sein même de son antre. Pascal II, élu depuis peu, avait déjà affirmé son pouvoir au moyen de quelques décisions sans appel. Il trônait au milieu de la pièce de réception, assis sur un siège en bois sculpté dont le dossier élevé avait pour but de rehausser son prestige. Derrière lui, les portraits de ses prédécesseurs offraient en décor toute une palette de visages imposants. La rectitude de son profil, ainsi que l'arcade sombre de ses sourcils lui conféraient un air de sévérité, que venaient renforcer une moustache bien dessinée et l'ombre d'une barbe. Il avait eu de nombreuses affaires à traiter ces derniers temps, et pas des moindres : il lui avait fallu trouver le moyen d'évincer l'anti-pape, nommé derrière son dos dans Rome même, tout en veillant à contenir les ambitions et les velléités des grands de ce monde. L'affaire qui l'occupait aujourd'hui n'en était pas moins importante. Trois hommes pénétrèrent dans la vaste salle et, l'un après l'autre, s'agenouillèrent au pied du trône tandis qu'il leur tendait sa main droite à baiser. Tous trois se présentaient tête nue, cagoule baissée, laissant voir le haut de leurs crânes rasés en une tonsure cléricale. Mais, tandis que l'un d'entre eux semblait avoir pris le temps d'arranger sa mise pour l'occasion, les deux autres apparemment revenaient à l'instant d'un long voyage. En attestaient la poussière et la boue qui maculaient les plis de leurs manteaux bruns, ainsi que leurs barbes de plusieurs jours. Le plus soigné d'entre eux avait pour nom Hugues d'Anjorran. C'était également le plus petit des trois. Un rictus aux lèvres, on aurait juré qu'il se gaussait du monde entier. Mais c'était un homme d'une intelligence supérieure, à qui rien ne semblait échapper. Le pape l'avait chargé de mettre en place un réseau d'informateurs, afin de surveiller tout ce qui pourrait nuire à son gouvernement et à sa propre personne. Et il s'en acquittait avec beaucoup d'empressement. Les deux autres étaient Raymond d'Asp et Gaultier de Marcheloup, et on aurait pu les confondre au vu de leur taille, de leur silhouette élancée et de leur visage émacié, si ce n'est que le premier était marqué d'une cicatrice blafarde sous l'oeil gauche qui lui descendait en estafilade jusqu'au menton. Raymond dirigeait les frères établis en orient et sur une large partie du sud-est de la zone franque, alors que Gaultier avait pour mission de s'occuper de tout ce qui se situait au nord et à l'ouest. Pascal II avait pris la décision d'unir leurs compétences pour venir une bonne fois pour toutes à bout de ce problème qui le taraudait depuis des jours et jetait une ombre menaçante sur son règne jusque-là incontesté. Il s'adressa d'abord à Hugues d'Anjorran : « Quelles sont les nouvelles de France? »
_ Pas très bonnes, Votre Sainteté, je le crains. Le comte Eudes nous a encore échappé, un peu avant Valence. Mais nous détenons un de ses frères, Guilhem. Nous l'avons mis sous bonne garde à l'intérieur du prieuré de Rochebonne.
_ Et les deux autres frères, où sont-ils ? » Demanda le Pape, un soupçon d'impatience dans la voix.
_ Le dénommé Hernaut, apparemment peu empressé de rejoindre son foyer, semble profiter des divertissements que lui offre notre belle ville de Milan. On m'a même rapporté qu'il était devenu un fidèle du Comte d'Ildebrando Lambardi.
_ Oh ! Celui-là, interrompit le Saint Père, je ne pense pas qu'il représente une quelconque menace pour nous. Mais l'autre frère, le plus jeune, comment s'appelle-t-il déjà ?
_ Ascelin, Votre Sainteté.
_ Oui, Ascelin. Où se trouve-t-il, actuellement ?
_ Et bien, reprit Hugues, la dernière fois qu'il a été aperçu, il y a une semaine environ, c'était le long de la Drôme, entre Crest et Die. Il suivait de peu son frère Guilhem.
_ Et depuis ? » Le Pape, formulant cette question, émit comme un reniflement, ce qui, pour son entourage, dénotait à coup sur son agacement.
_ Depuis, répondit le moine, il reste introuvable.
_ Alors, faites en sorte qu'on le retrouve rapidement ! » Cette dernière phrase, telle un coup de fouet, remua les trois hommes jusqu'au tréfonds d'eux-mêmes. Ils allaient devoir conjuguer leurs forces pour satisfaire les désirs du souverain Pontife. Celui-ci, le temps d'une inspiration, sembla retrouver son calme, et reprit d'une voix posée : « Ce qui m'inquiète, ce n'est pas tant que le comte Eudes vous échappe pour le moment. Vous m'avez prouvé tous les trois que vous n'êtes pas hommes à vous laisser démonter par une poignée de renégats, fussent-ils les représentants de la plus haute noblesse. Non, la vérité est que ces frères de Belombreuse auraient du logiquement revenir ensemble à Fiercastel, et pas chacun de leur côté. Il y a derrière cela quelque chose qui me chiffonne...
«  Nous détenons Guilhem, Votre Sainteté, rappela Raymond d'Asp d'une voix qui résonna soudainement dans la pièce. Nous pouvons le soumettre à la question.
_ Oui, bien sur », reprit le Saint Père, et sa bouche se tordit dans une expression d'insatisfaction. « Il y a cette solution. Mais vous savez à quel point je répugne à ce genre de méthode, quand elle est appliquée à quelqu'un de haut rang. Rappelez-vous mes consignes précédentes : faites preuve de discrétion, et surtout gardez les frères en vie et si possible en bon état. Je ne veux pas provoquer la colère de leurs pairs.
_ Si je puis me permettre, votre Sainteté, intervint alors pour la première fois Gaultier de Marcheloup, nous avons un homme capable de soumettre n'importe qui à la question ordinaire sans laisser de traces, et jusqu'à présent il s'est avéré d'une redoutable efficacité.
_ Oui, poursuivit Raymond d'Asp. Frère Gaultier veut parler de Guillaume Messonnier. Nous l'avons recruté il y a maintenant trois ans, et je peux vous confirmer ses performances. » Frère Hugues d'Anjorran, à qui rien n'échappait, opina du chef tout en s'adressant au pape : « Cet homme, Votre Sainteté, emploie des méthodes inhabituelles : il prétend qu'il ne sert à rien d'atteindre l'âme par la voie du corps.
_ Qu'entendez-vous par là ? » Demanda le Saint Père, visiblement intrigué. « D'après lui, poursuivit Hugues, il existe d'autres canaux, moins évidents, mais tout aussi efficaces, comme l'ouïe par exemple, ou la vue.
_ Vous voulez dire qu'il se contente de leur parler ou qu'il leur montre certaines choses ? » Pascal II était absolument perplexe. «  Je veux dire, s'expliqua son interlocuteur, qu'il emploie des techniques qui ne laissent physiquement aucunes traces. Mais quand à l'âme des malheureux dont il se charge, c'est autre chose...
_ Par ma foi ! S'exclama le Pape. Je trouve ça presque sulfureux.
_ Oh ! Pour ça, non, répliqua le moine. Je puis vous assurer qu'il n'y a rien de diabolique là-dessous. Rien que des méthodes éprouvées au fil du temps, aucun artifice. Seulement la connaissance parfaite de l'âme humaine. » Pascal II prit un moment pour réfléchir, tout en se lissant la barbe, et sa conclusion finit par leur parvenir : « Et bien, vous avez mon aval, mes frères. Faites intervenir ce bourreau d'un genre inhabituel. Qu'il s'efforce d'apprendre de la bouche même de Guilhem ce que trament derrière mon dos les seigneurs de Belombreuse. Quant au comte Eudes, est-il toujours du côté de Valence ?
_ Non, Votre Sainteté, répondit Hugues d'Anjorran. Il a passé Lyon et filé tout droit dans la Dombes, pour y voir sa maîtresse, Blanche de Châtillon. » Le Saint Père ne put s'empêcher d'esquisser un petit sourire : décidément, rares étaient les détails qui échappaient à son informateur.
«  Et il se dirige actuellement vers Dijon », poursuivit ce dernier. « Je suppose par conséquent, ajouta le Pape, qu'il a prévu de rendre visite au duc de Bourgogne.
_ Logiquement, oui.
_ Je me suis laissé dire , Frère Hugues, que certains de vos agents ont été placés dans l'entourage du duc.
_ C'est exact, Votre Sainteté.
_ Alors, ne vous en prenez plus directement au comte Eudes. Laissez-le se rendre auprès du duc. Lorsqu'il sera son hôte, faites intervenir vos espions. Il n'y a que de cette manière que nous parviendrons à savoir s'il détient ou non le parchemin, et j'ose espérer que vos hommes feront preuve de suffisamment d'habileté pour le lui dérober sans verser une seule goutte de sang.
_ Il sera fait selon votre volonté, Très Saint Père. » Pascal II, ayant intimé à Raymond d'Asp de rester à ses côtés pour régler en privé certaines autres affaires, sur un geste, congédia les deux autres. Les deux moines ayant posé chacun un genou sur le sol de marbre, se relevèrent pour quitter les lieux, les pans de leurs manteaux traînant à leur suite.

Loin de Rome et de ses intrigues, Eudes menait sa centaine d'hommes au travers d'une région doucement vallonnée, couverte de bois épais, mais néanmoins peuplée. Ils suivaient depuis plusieurs jours déjà la longue route qui reliait Châlons à la ville fortifiée de Dijon, traversant des hameaux de temps à autre, longeant des champs dans lesquels s'affairaient les serfs, le plus souvent courbés vers la terre, menant parfois des couples de bœufs roux pour tirer leur charrue. Malgré la perte du précieux parchemin, il savait qu'il lui fallait continuer à faire semblant de l'avoir en sa possession. Il espérait duper les moines soldats par son comportement. Poursuivre son périple jalonné d'étapes prévisibles, rendre visite à quelques nobles seigneurs et dormir au milieu de ses hommes, tout cela devait se faire en compagnie d'une escorte armée jusqu'aux dents, prête à le défendre à tout prix, comme s'il était le dépositaire du plus pesant des secrets d'état. De toutes façons, il n'avait guère le choix. Ce qui s'était passé les semaines précédentes lui avait fait entrevoir à quel point il était en péril : sans sa garde rapprochée, ses jours auraient été comptés, c'était indéniable. Il ignorait encore ce qui l'attendait à Fiercastel : lequel de ses trois frères aurait réussi, lequel aurait échoué ? Il lui fallait attendre d'être là-bas pour avoir une réponse, et encore peut-être celle-ci tarderait-elle à venir. Si seulement ils avaient pu organiser un point de ralliement quelque part sur la route, à Lyon par exemple. Mais Eudes savait que cela leur aurait pris bien trop de temps pour se trouver de nouveau réunis, et c'était un risque supplémentaire qu'il se refusait à leur faire courir à tous.

Depuis un moment déjà, juché sur son cheval blanc, il ruminait ses pensées, lorsqu'un mouvement derrière lui, accompagné d'injures lancées au milieu du groupe d'hommes à pied qu'il menait à sa suite, le rappela brusquement à la réalité. Un martèlement de sabots et Quentin de Belval fut à ses côtés. Eudes aperçut la corde dont il tenait fermement l'extrémité et, au bout de celle-ci, il vit l'homme tonsuré qui, les mains liées, trainait péniblement ses pieds à la suite du destrier que montait le chevalier. Quentin n'attendit pas d'être questionné : « Messire, dit-il, deux suppôts du pape nous pistaient encore. Mes hommes les ont aperçu et les ont encerclé. L'autre a été occis, mais je vous mène celui-ci car je pense qu'il vous agréera de le questionner. » Eudes jeta un rapide coup d'oeil au captif. A voir les ecchymoses dont sa face était garnie, et le souffle court et rauque qui émanait de lui, il était clair que ses soldats l'avaient quelque peu molesté. Mais il était suffisamment vigoureux pour tenir jusqu'à la prochaine étape. « Garde-le moi bien au chaud, celui-là. Ce soir, quand nous aurons monté le camp, je m'occuperai de lui. 
_N'ayez crainte, mon Seigneur, ajouta Hugues, je le maintiendrai sous bonne garde. » Et, saisissant par le pommeau l'épée qu'il avait soustraite à son prisonnier, il déclara à qui voulait l'entendre : « Et qu'est donc un lion sans ses griffes et ses crocs, sinon le plus inoffensif des agneaux ? » Joignant le geste à la parole, il jeta l'arme à l'un de ses hommes à pied, qui la réceptionna d'une main avec adresse.

Ce fut le soir venu, lorsque les tentes furent montées et que les premiers feux furent allumés, répandant dans l'air ambiant de plaisants crépitements, qu'Eudes prit enfin le temps d'aller voir le captif. Mis sous bonne garde, il avait été attaché entre deux jeunes chênes, les membres écartelés, maintenu à quelque distance du sol par de solides liens de chanvre. Les hommes l'avaient dévêtu jusqu'à la ceinture, et les derniers rayons du soleil faisaient luire par endroits sa peau inondée de sueur. Eudes l'approcha jusqu'à ce qu'il put distinguer nettement son regard. Les pupilles noires, cerclées d'un iris brun, reflétaient une indifférence calculée. Le seigneur savait à quel point ses adversaires pouvaient être coriaces. Mais il n'avait pas besoin de molester cet homme pour en tirer quelque renseignement. La providence le lui avait mis entre les mains pour servir d'autres buts. « Sais-tu qui je suis ? » Commença-t-il par dire. Le moine ricana avant de lui répondre : « Vous êtes le Comte de Belombreuse, cela ne fait aucun doute. » Eudes fit quelques pas, contenant sa colère et son impatience d'en finir une bonne fois pour toutes avec ce genre d'individus. Puis il se campa devant le détenu, plongeant de nouveau ses yeux dans les siens. « A l'aube, tu seras de nouveau libre et, quand tu te présenteras devant tes supérieurs, dis leur que le Comte de Belombreuse, tout comme son père Haimon en son temps, ne craint ni le pape, ni ses sbires. Dis leur qu'il croit que Dieu existe, et qu'à aucun moment il n'a renié la réalité de son fils, Jésus Christ. Dis leur aussi qu'en Terre Sainte, j'ai largement oeuvré pour le rachat de mon âme, et que le récit de mes faits d'armes est actuellement repris de bouche en bouche. Mais risquer ma vie et celle de mes hommes pour un tissu de mensonges, çà, je ne puis l'admettre. Ton Saint Père peut bien décider de me faire supprimer, voire de m'excommunier, je n'en ai cure. Il me faut accomplir ce pour quoi le destin m'a choisi, et, il aura beau faire, je me rendrai à Fiercastel muni de l'objet qu'il convoite. Une fois là-bas, dis leur bien que je ne craindrai plus personne. Mon château est imprenable, et j'ai là une douzaine de barons et de chevaliers prêts à défendre ma cause. M'as-tu entendu, moine ? » A sa question finale, Eudes obtint pour toute réponse un hochement de tête, et seul un regard impénétrable lui fut offert. Mais cela lui suffisait. Il savait que le moine, comme tout bon soldat, se ferait un devoir de répéter à ses maîtres l'essentiel de son discours.