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lundi 17 octobre 2011

Chapitre 14 : Passation de pouvoirs

Ce fut l'Ours qui trouva la solution. Le prieuré se faisait ravitailler en denrées diverses par le moyen de chariots bâchés lourdement chargés. Celui qu'ils interceptèrent était mené par un moine d'une communauté voisine. L'homme fut arrêté au petit matin sur le chemin de terre qui aboutissait au monastère, avant même d'arriver en vue de celui-ci. Débarqué de sa charrette, aussitôt dévêtu et proprement ficelé et bâillonné, ils le cachèrent bien à l'abri au coeur d'un bosquet de jeunes chênes. Ce fut Mordrain qui, comme d'habitude, fut désigné pour le remplacer. Revêtir le froc, se mettre dans la peau du moine, pour lui, cela équivalait à un simple jeu. Juste avant qu'il ne prenne la direction du prieuré, l'Ours, debout à la tête de la mule qui tirait la carriole, s'était adressé à lui en ces termes : « Et surtout pas d'imprudence, mon frère. Si, une fois à l'intérieur, tu crains d'être découvert, laisse tout tomber, file, et rejoins-nous le plus vite possible.
_ N'aies crainte, avait répondu Mordrain, je serai plus discret qu'un lynx qui chasse. » Et il avait rabattu sa capuche, dissimulant ses longs cheveux noirs qui l'auraient assurément trahis. Puis, il avait mis la charrette en branle en direction du monastère, finissant par disparaître à leurs yeux. L'Ours et lui étaient comme deux frères. Mais leur amitié s'était épanouie sur le fumier de certains ressentiments : l'Ours Baldric enviait à Mordrain sa beauté physique et parfois jusqu'à son intrépidité. Et Mordrain jalousait l'Ours pour sa force et sa puissance. Une fois, une seule, devant Antioche, ils en étaient venus aux mains, pour une bête histoire de fille qu'ils s'étaient disputée. L'Ours avait, ce jour-là, manqué de peu de noyer son compagnon dans le lit du fleuve Oronte, et il avait fallu les séparer de force. Le comte Eudes, peu enclin à la clémence lorsqu'il s'agissait de la conduite de ses hommes, les avait fait fouetter jusqu'au sang. Et c'était une commune douleur qui les avaient rapprochés. Depuis, tout en gardant l'un envers l'autre une certaine défiance, ils étaient devenus inséparables.

Les heures passèrent à attendre sous le couvert des arbres. Claire, entourée des deux chevaliers, tuait le temps en tressant de longues herbes en futiles paniers. Faute de conversation au milieu de ces hommes pour l'instant taciturnes, elle n'avait rien trouvé de mieux pour tromper son impatience. Un bruit de sabots les avertit du retour de Mordrain. Ils l'entourèrent avant même qu'il ait eu le temps de descendre. Relevant sa capuche, il découvrit ses yeux d'un vert de jade, dans lesquels ils tentaient de lire ses impressions du moment. Une sorte de tristesse semblait s'être emparé de lui. « Alors ? » questionna l'Ours. Mordrain, quittant la charrette, se dirigea avec eux sous le couvert des chênes. « Alors, fit-il tout en marchant, je sais où ils détiennent Guilhem. J'ai même réussi à échanger quelques mots avec lui, et, vous pouvez me croire sur parole, cela n'a pas été une mince affaire...
_ Et qu'a-t-il dit ? Interrompit le Balafré, tout à l'impatience que faisait naître en lui le dévouement pour son suzerain.
_ Il veut qu'on laisse tomber, reprit Mordrain. Trop de risques pour nous. Il y a là-dedans bien trop d'hommes, et armés de surcroit. Ce en quoi il n'a pas tort, d'ailleurs. »
Gahériet s'emporta tout à coup : « Comment ? Tu es d'accord pour l'abandonner aux mains de ces larbins du Pape ? Tu me déçois, Mordrain. Je m'attendais de ta part à une toute autre réaction. » L'interpellé darda sur lui son regard émeraude : « Tu ne m'as pas bien compris, le Balafré. C'est un ordre de ton maître que je te transmets là. Et rien d'autre. » Ses paroles furent suivies d'un silence glacial. Aucun de ses auditeurs ne s'étaient attendus à une pareille défection. Mordrain enveloppa Claire du regard, avant de poursuivre : « De plus, il veut que ce soit Claire qui prenne désormais sa place. Nous devons nous placer sous son commandement à partir de maintenant.
_ Il n'en est pas question ! Rugit l'Ours, hors de lui. Depuis quand doit-on faire allégeance à une femme ?
_ Calme-toi, reprit Mordrain. Guilhem a jugé bon de l'informer, elle seule, de ses intentions. Ne me demande pas pourquoi, je n'en sais fichtre rien. Mais le fait est que de nous quatre, elle est désormais la seule à savoir ce qu'il convient de faire. » Tous se tournèrent vers Claire, qui sentit leurs regards peser sur elle comme autant de fardeaux supplémentaires qu'elle aurait à porter. « Guilhem veut que nous rallions Fiercastel le plus rapidement possible, dit-elle. Et je connais le chemin qu'il comptait nous faire prendre pour cela. » Elle était au bord des larmes, mais elle savait qu'il lui fallait laisser pour le moment son seigneur à son sort ô combien improbable, puisque telle était sa volonté. « Notre prochaine étape sera Mâcon, poursuivit-elle. Une journée de chevauchée suffira pour rallier la ville. Vu l'heure tardive, nous devrions trouver un endroit un peu plus sur qu'ici pour passer la nuit. Demain à l'aube, nous pourrons alors nous mettre en route. Une fois arrivés à destination, je vous ferai part de l'itinéraire que le seigneur Guilhem a choisi de nous faire prendre. Et nous aurons tout le loisir d'en discuter. Pour le moment, veuillez libérer le moine, et ne tardons pas à quitter ces lieux par trop fréquentés. » Les trois chevaliers, devant ce ton de commandement qu'ils ne lui connaissaient pas, ne purent qu'approuver, et ils mirent à exécution sans attendre les consignes qui venaient de leur être données. Auparavant, l'Ours, tirant Mordrain par la manche, l'avait mené un peu à l'écart pour lui déclarer, seul à seul : « Quand je dis que je n'obéis pas à une femme, je ne plaisante pas. Là, je vais jusqu'à Mâcon avec elle, mais, après cela, ne compte pas sur moi pour la suivre bêtement comme un chien qui court après son maître. Ca dépendra de mon humeur du moment. » Mordrain le toisa avec sérieux : « Alors, tu devras en rendre compte, si ce n'est à Guilhem, tout du moins au comte Eudes.  Et ne vas pas dire après que je ne t'avais pas prévenu. »

Après une nuit passée par précaution à bonne distance de la route, au fin fond des bois, ils reprirent leur chevauchée ainsi que Claire l'avait voulu. Elle avait pris la tête de leur petit groupe, suivie du Balafré et de Mordrain, qui devisaient ensemble à quelques pas d'elle depuis un bon moment déjà. L'Ours fermait la marche. « Apparemment, il ne m'a pas semblé être trop mal traité, répondait Mordrain à la dernière question de Gahériet, concernant son maître. Un peu comme un hôte de marque.
_ Je me demande bien pourquoi ils l'ont pris en otage », fit le Balafré, pensif.
« Surement ont-ils de bonnes raisons pour le faire, répondit Mordrain. Tout comme ils ont surement de solides motivations pour harceler Eudes de Belombreuse depuis son départ d'Orient, ne crois-tu pas ?
_ Oui, certes, mais dans quel but ?
_ Ca, j'ai cru comprendre, d'après ce que m'en a dit Guilhem, que cela dépassait notre entendement. Tu penses bien que nous autres, simples chevaliers... » Mordrain s'interrompit subitement. Un tonitruant : «  Par toutes les putains de l'Enfer ! » venait d'être lancé derrière eux à pleine gorge par l'Ours Baldric. Les deux hommes se retournèrent, surpris. L'Ours arrivait au galop de son cheval. Un pan de sa tunique était déchiré, et son flanc droit tachait de sang le tissu lacéré. « Que t'arrive-t-il donc ? » Questionna Mordrain, étonné de le voir ainsi. L'Ours, furieux, gueula ses explications : « Je viens de me prendre une branche brisée de plein fouet ! Si seulement ces crétins de moines, au lieu de s'occuper de nous, pouvaient se lever le cul pour entretenir leurs bois ! » Ses deux compagnons, habitués à des situations bien pires, à la pensée qu'une simple branche venait d'avoir raison de l'Ours, se mirent à ricaner en choeur. « Espèces de reîtres mal dégrossis, fit-il, je viens de ruiner mon plus beau bliaud, et tout ce que vous trouvez à faire, c'est d'en rire ? » Claire venait de les rejoindre et, à la vue du sang, mettant pied à terre, lança à l'Ours : « Descendez de cheval, Baldric, je vais vous soigner. » L'Ours ne broncha d'abord pas. Il se contentait de regarder Mordrain, comme s'il était surpris de tant de sollicitude à son égard. « Et bien, fais ce qu'elle te dit, fit ce dernier. Il ne manquerait plus que tu aies besoin de mon avis à chaque fois que tu dois t'adresser à cette femme. » L'Ours, après avoir foudroyé Mordrain du regard, descendit de cheval comme à contre-coeur. Claire le fit asseoir sur un affleurement rocheux, et l'obligea à ôter sa tunique. La toison de l'Ours apparut au grand jour, moirée de reflets roux que le soleil faisait naître. C'était bien plus qu'une simple égratignure. Il avait trouvé le moyen de s'esquinter plutôt sérieusement, et la branche avait pénétré dans les chairs, laissant nombre d'échardes que Claire, avant de nettoyer la plaie, entreprit d'ôter peu à peu. Les deux autres chevaliers, devant l'ampleur de la tâche, avaient à leur tour décidé de démonter et, tout en mâchonnant quelque brin d'herbe, s'étaient mis à l'écart pour poursuivre leur conversation subitement interrompue.

Claire, à force de patience, réussit à extirper tous les corps étrangers. Attentive à ne pas lui faire de mal, elle commença à laver lentement la blessure à l'aide d'un linge humide. Elle sentit le regard de l'Ours posé sur sa nuque, et se retourna un instant. « Pourquoi me regardez-vous comme ça ? Fit-elle, presque grinçante. « Parce que tu es belle, tout simplement », lui fut-il répondu. Elle arrêta ses gestes brusquement pour le toiser droit dans les yeux. « Ecoutez-moi bien, Baldric, que les choses soient claires. Je ne veux pas d'histoire entre nous. Vous avez d'immenses qualités et, malgré les apparences, je vous apprécie fort en tant que compagnon de voyage. Mais, ça ne va pas plus loin. » Un rire communicatif souleva le poitrail de l'Ours. « Oh ! Comme tu y vas fort, jolie Damoiselle, réussit-il à dire enfin, entre deux spasmes d'hilarité. Je ne faisais que tenter ma chance, c'est tout. Mais, telle que je te vois, je parierai néanmoins mon épée que tu es amoureuse de l'un d'entre nous ? De Mordrain, peut-être ? » Claire poussa un soupir. Décidément, il n'avait pas l'intention de la lâcher aussi facilement. « Non, répondit-elle, catégorique, ni de Mordrain, ni du Balafré, si vous voulez tout savoir. »
_ Alors, si ce n'est d'aucun d'entre nous, ce ne peut être que de notre seigneur Guilhem, je me trompe ? » Elle n'eut même pas besoin de lui répondre : une subite rougeur, envahissant ses joues, le renseigna plus surement que ne l'aurait fait aucune de ses paroles. « Pauvre enfant, reprit Baldric avec sincérité. Autant aimer une pierre de cette forêt, alors. Guilhem est tellement attaché à sa toute jeune épouse que depuis toutes ces années d'errance, je ne lui connais aucune aventure. Et puis, sans vouloir l'enterrer à l'avance, il faut néanmoins être réaliste : nous ignorons totalement ce qu'il va advenir de lui. » Claire ne répondit pas, et se concentra sur les soins qu'elle prodiguait au chevalier. Mais, quelque part au fond d'elle-même, les paroles de l'Ours agissaient comme une brûlure sur une plaie déjà ouverte.

A Mâcon, ils trouvèrent une auberge convenable pour y passer la nuit. Ils durent négocier âprement avec l'aubergiste pour obtenir deux chambres, l'une pour Claire, l'autre pour les trois chevaliers qui s'y entassèrent comme ils le purent. Une foire printanière avait envahi la ville, ce qui expliquait les difficultés rencontrées pour trouver à se loger. Claire, une fois installés, les fit venir auprès d'elle, dans la pièce qui lui était réservée. L'endroit était assez bien tenu, mais le mobilier réduit au plus strict minimum. Dehors, le ciel était désormais encombré de nuages, et une pluie fine s'était mise à tomber en un crachin qui semblait ne plus vouloir en finir. Deux ouvertures pratiquées dans les murs traversés de poutres en bois sombre et comblés de torchis attiraient à cette heure-là si peu de lumière qu'ils furent obligés pour se voir de recourir à la faible lueur de quelques chandelles. Un banc et un châlit garni d'un matelas de laine étaient le seul luxe que cet établissement était encore en mesure de leur offrir. Claire les fit asseoir sur le banc, optant pour la couche depuis laquelle elle pouvait les dominer du regard. « Nous n'allons pas nous attarder ici, commença-t-elle. Demain, il nous faudra traverser la Bourgogne sans attendre, en évitant les gros bourgs. Puis nous passerons en Champagne pour enfin rejoindre les Ardennes. Guilhem a estimé que d'ici il ne nous faudrait pas plus de deux semaines pour que nous soyons en vue de vos terres. A condition de ne pas traîner en route, bien sur. » Ses sombres cheveux nattés en une unique tresse descendaient le long d'une de ses épaules et la lueur des flammèches donnaient à ses traits réguliers un semblant de mystère mêlé de douceur. En face d'elle, des trois chevaliers se dégageait une impression de force et de taciturnité qui aurait eu le don de l'effrayer en d'autres temps. Mais elle avait appris à les connaître, durant ces semaines où elle avait partagé leur quotidien. Chacune de leurs expressions lui était désormais familière, et malgré les ombres portées qui les masquaient en partie, elle devinait leurs regards et ce qu'ils formulaient en silence. La fidélité de l'Ours lui était désormais acquise, elle le savait. Mordrain, lui, s'était révélé au fil des jours de plus en plus protecteur à son égard. Et le Balafré s'était laissé aller quelquefois, lui confiant quelque peine ou quelque angoisse, au hasard de leur route. De brutes sanguinaires telles qu'ils lui étaient apparus au premier jour de leur rencontre, elle voyait maintenant en eux des êtres civilisés qui, même s'ils étaient capables d'ôter la vie à n'importe qui et à n'importe quel moment, ne s'en étaient pas moins révélés sensibles et vulnérables à ses yeux.

D'un pli de son bliaud, elle sortit le rouleau de parchemin et le remit entre les mains du Balafré, en disant : « Voici l'objet qui suscite tant de convoitises et tant de haine de la part des émissaires du Pape. Guilhem m'avait autorisé à vous le montrer. Il en existe seulement quatre exemplaires, et nous sommes chargés de porter celui-ci jusque dans l'enceinte de Fiercastel, où il sera dès lors en sécurité. » L'objet passa de mains en mains. L'Ours fit remarquer :  « Déjà tant de vies sacrifiées pour une si petite chose. 
_ Oui, lui répondit Claire, mais si petite qu'elle soit, elle contient de si grandes idées. » Mordrain lui remit enfin le manuscrit, et fut le premier à se mettre à genoux devant elle. « J'ai déjà juré devant Guilhem, dans l'enceinte du prieuré, de te suivre et de te seconder dans la mission qu'il t'a confiée. Devant toi, aujourd'hui même, je renouvelle mon vœu de te servir au péril de ma vie. » Lorsque Mordrain se releva, ce fut Gahériet le Balafré qui prit sa place : « Par le serment que j'ai fait autrefois à mon maître, je jure de te suivre et de t'obéir comme je l'aurais fait pour lui. » Au tour de l'Ours, celui-ci, avant de s'agenouiller, jeta un regard de défi à Mordrain, histoire de le prévenir que tout commentaire à son égard était totalement superflu. « Damoiselle, fit-il, je vous estime désormais à l'égal de mon suzerain et, en tant que tel, je vous fais serment d'allégeance, et ne m'en considérerai comme délié que le jour où nous serons arrivés entre les murs de Fiercastel. » Claire reçut leurs déclarations avec une froideur apparente, mais en réalité, au fond d'elle-même, le geste de ces hommes l'émouvaient fortement.

Ils se retirèrent de la pièce, et Mordrain fut le dernier à vouloir quitter les lieux. Il était sur le point de la laisser lorsqu'il la vit fondre en larmes. Revenant alors vers elle, il la prit dans ses bras et elle s'abandonna à son chagrin, mouillant de ses pleurs sa large poitrine sur laquelle elle s'était appuyée. Il lui caressa les cheveux. Il n'était pas besoin qu'elle lui parle. Il savait quelle était la source de ses maux. «  Claire, lui dit-il, et sa voix lui parut à elle aussi douce que le miel, nous n'abandonnerons pas Guilhem, je te le promets. Ses frères feront tout pour le libérer, sois-en certaine. » Il savait à quel point elle avait caché ses sentiments et il attendit patiemment que toute cette douleur, trop durement réprimée, s'écoule telle une rivière qui se répand hors de son lit.

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