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lundi 31 octobre 2011

Chapitre 16 : Le baron de Sigy

Eudes les avaient éveillés de très bonne heure, obligeant ses hommes à démonter le campement improvisé qu'ils avaient dressé la veille, à quelques lieues du bourg de Mâcon, ignorant que l'escorte de l'un de ses frères avait séjourné dans l'enceinte de la ville quelques jours auparavant. Il visait un obscur château, en un lieu dénommé Sigy le Châtel, propriété d'un petit baron qu'il connaissait à peine. Mais il savait qu'au nom de l'hospitalité, il pourrait y trouver des pâtures pour y faire brouter ses chevaux, et une place suffisante en vue d'un cours d'eau pour y laisser ses hommes y reposer, le temps d'une nuit. La pluie s'était mise à tomber depuis le matin, et l'illusoire abri de sa cape humide s'était vite révélé insuffisant. Il aurait du se méfier de ces nuages gris qui s'étaient amoncelés à la lueur de l'aube, et différer leur départ le temps que passe l'ondée. Mais maintenant, c'était trop tard. La centaine de chevaliers et de soldats qu'il traînait à sa suite subissait pour le moment sans trop se plaindre les assauts des humides rideaux qui leur tombaient dessus. Mais il savait que ce n'était qu'une question de temps, et les récriminations de ses compagnons de voyage ne tarderaient pas à lui parvenir aux oreilles. Son palefroi d'origine andalouse, la robe ruisselante, crotté jusqu'aux genoux, avait depuis un moment déjà perdu de sa superbe. Mais il n'avait guère le choix : il lui fallait avancer dans la plaine, jusqu'à trouver l'endroit qui pourrait accueillir autant d'hommes. Il semblait que, dans cette région, la pluie n'avait eu de cesse de tomber depuis bien des jours, rien qu'à voir l'état des chemins, véritables bourbiers, et le niveau des cours d'eau rencontrés, très au-dessus de la normale. Arrivé au sommet d'un tertre, il fit volte-face, afin de s'assurer que tout allait bien dans la file de piétons qui lui emboîtait le pas. Les hommes, dominés par quelques chevaliers dont les montures semblaient les pousser comme du bétail, peinaient à avancer dans la boue. Mais l'ordre et la discipline régnaient encore dans leurs rangs. Il aperçut, malgré la grisaille, qui tranchaient singulièrement sur le reste de la troupe, les vêtements bariolés des deux ménestrels. Une peau de vache, d'un brun roux, tenue au-dessus de leurs têtes, leur fournissait un abri insolite, mais néanmoins efficace. Eudes remit son cheval sur la piste. Habituellement, il aurait pris plaisir à converser avec eux. Mais aujourd'hui, avec ce temps, il se sentait plutôt d'une humeur d'ermite, que venait renforcer le sentiment d'avoir failli à sa mission.

Lorsqu'ils atteignirent enfin le castel après des heures de marche dans cette fange qui paraissait ne plus avoir de fin, tout comme leur seigneur l'avait prévu, la patience des soldats était à bout. Quelques remarques dans leurs rangs et, comme une traînée de poudre, la grogne avait fait son chemin, rendant tous ces hommes rétifs au moindre effort supplémentaire. Et les chevaliers avaient beau faire, à grand renfort de menaces ou d'encouragements, ils n'auraient pu les mener encore bien loin. C'est pourquoi ce fut pour Eudes un soulagement de voir les palissades de bois sombre qui se dressèrent soudain devant lui, lui annonçant la place forte de Sigy. Il donna l'ordre d'installer là le campement, au pied du château. La pluie continuant de tomber, celui-ci fut monté en toute hâte. Eudes ne s'accorda pas de repos. Flanqué de deux gardes, il mena son palefroi jusqu'aux portes du fortin, franchissant auparavant un fossé à moitié rempli d'eau. A l'annonce de son nom, la sentinelle de faction à l'entrée fit ouvrir les portes, et il pénétra à cheval dans l'enceinte fortifiée. L'édifice avait été bâti récemment, érigé sur une motte de terre. L'ensemble du bâtiment était en bois, et il se composait d'une simple tour à laquelle s'adossaient de modestes baraquements. Depuis le pied de l'ouvrage, on pouvait voir en surplomb, renforçant le sommet, la masse compacte des hourds par lesquels, en cas d'attaque, on pouvait déverser de l'eau bouillante ainsi que toutes sortes de projectiles. Dès l'entrée, des arômes de résines et de diverses essences sylvestres vous prenaient à la gorge. Eudes descendit de cheval, laissant celui-ci aux soins d'un serviteur du domaine. Passée une volée de marches en planches, il pénétra dans le cœur du donjon, suivi de près de ses deux hommes. L'odeur de bois fraîchement travaillé y était encore plus forte. Là, au moins, pour la première fois depuis le début de la journée, ils étaient au sec. Une lumière blanchâtre, s'infiltrant à travers les ouvertures, peinait à éclairer la pièce. Mais les poutres imposantes, les murs de bois équarris et le sol de terre battu jonché de paille sèche, malgré l'absence presque complète de meubles, donnaient à l'ensemble une impression de chaleur et d'hospitalité que seules certaines granges paysannes pouvaient offrir au voyageur épuisé. Eudes ôta son manteau alourdi par la pluie. Une nuée d'enfants l'entoura sans qu'il ne puisse dire d'où ils étaient sortis. Ils étaient de tous âges, depuis l'aîné qui, au stade de l'adolescence, paraissait n'avoir pas plus de treize ou quatorze ans, jusqu'à la plus petite des filles qui, marchant à peine, le regardait avec des yeux écarquillés. Il s'adressa au plus âgé : « Où puis-je trouver le Baron, à cette heure ? » L'enfant, conscient de toute l'importance que lui accordait pour le moment l'intimidant étranger qu'il avait en face de lui, se rengorgea quelque peu avant de répondre : « Notre père s'est rendu sur nos terres de l'ouest. Il y a eu des inondations par là-bas, et il est parti pour aider les serfs en difficulté. Mais il doit revenir à la tombée de la nuit, ce qui ne saurait tarder. » Eudes prit le temps de dévisager tous ces enfants les uns après les autres : chacun d'entre eux avaient un regard empreint d'innocence d'un noir uniforme, un peu comme celui des écureuils des bois. «  Vous êtes tous fils et filles du Baron de Sigy ? » demanda-t-il à l'adolescent.  «  Oui, Messire, répondit celui-ci. Je suis l'aîné et mon prénom est Flavien. Et voici mes frères, Clément et Béranger. Et aussi mes sœurs : Iseult, Jeanne, Margaux, Aurore...
_ Oh ! L'interrompit Eudes. Pas la peine de me nommer toute ta fratrie. De toutes façons, je ne retiendrai pas tous ces noms. Il me suffit de savoir que tu es l'aîné de la famille et que tu t'appelles Flavien. » Puis, jetant sur la pièce qui l'entourait un regard empreint de lassitude, il ajouta : «  Je vais attendre ton père ici. Cet endroit me plait. Il est accueillant et chaleureux. Va prévenir Dame ta mère que le comte Eudes vient d'arriver entre ses murs. » L'enfant, l'air affligé, répondit : «  Cela ne se peut, Messire. Notre mère est morte à la naissance de la petite Margaux, il y a déjà plus d'un an.
_ Désolé, mon garçon, fit Eudes, condescendant. Je l'ignorais. » Flavien lui désigna alors un banc, l'invitant à s'y asseoir, lui ainsi que ses hommes. «  En attendant mon père, dit l'adolescent, peut-être voudriez-vous boire quelque chose. Nous ne sommes pas très riches et je ne puis vous offrir qu'un peu d'eau claire, mais...
_ Cela suffira amplement, coupa Eudes. Certes, un peu d'eau ne sera pas de refus. »

Ce fut seulement une demi-heure plus tard que le Baron de Sigy fit son apparition dans la salle. Eudes constata sans surprise qu'il avait les mêmes yeux ténébreux que ses enfants, l'innocence en moins. Ses traits, comme taillés à la hache, accusaient par de profonds sillons une existence de labeur et de responsabilités. Pour l'heure, il semblait vanné, et ses vêtements étaient encore bien plus maculés de boue que ne pouvaient l'être ceux du seigneur de Belombreuse. Mais, dès qu'il vit Eudes, un sourire d'une singulière beauté illumina sa physionomie. «  Comte, fit-il, j'ignorais totalement que vous me feriez le bonheur de me rendre visite. » Et il prit le Comte dans ses bras, comme il l'aurait fait avec n'importe lequel de ses parents. « Je n'ai pu vous en prévenir à l'avance, s'excusa Eudes. Les routes sont en bien trop mauvais état pour que je vous envoie une estafette. Veuillez me pardonner, Baron, de cette intrusion dans votre domaine.
_ Pensez-donc ! Fit ce dernier. Il ne manquerait plus que je m'offusque de vous voir en ma maisonnée. C'est pour moi une joie et un honneur que de vous recevoir céans. » Se tournant vers l'un de ses domestiques qui traversait discrètement la salle, il le héla : « Guillaume ! Prépare nous un baquet d'eau bien chaude afin que le Comte et moi puissions nous laver de toute cette bourbe. Et un deuxième pour ses hommes, tant que tu y es ! » Eudes accepta l'offre en toute simplicité. Plus d'une fois au cours de son périple, il avait été convié à partager le peu de confort qu'on pouvait lui offrir au bas de l'échelle aristocratique. Mais aujourd'hui, la perspective d'un bon bain chaud lui semblait être un cadeau princier.

Plus tard, dans la moiteur de l'étuve et tout à la volupté que leur procurait le délassement de leurs membres fourbus au contact de l'eau chaude, les deux hommes se laissèrent aller à quelques confidences. « Pauvres gens, fit le Baron, faisant allusion aux serfs auxquels ils venait de prêter main forte. Les pluies de ces derniers jours ont tellement gonflé le cours des rivières de cette région que la plupart d'entre eux ont tout perdu suite aux inondations.
_ C'est regrettable, répondit Eudes. Sans compter les récoltes. Je suppose que de ce côté-là aussi vous avez eu pas mal de dégâts.
_ J'ignore encore quelles sont les pertes qui nous ont été infligées, mais, vous avez raison, Comte, je m'attends au pire. » Le Baron eut un soupir avant de poursuivre : « Il me reste des réserves de grain de l'année dernière. C'est tout ce que je peux faire pour eux, en espérant qu'il y en aura suffisamment pour éviter la famine. » Eudes ne put s'empêcher de revivre brièvement une situation quasi identique qu'il avait connue autrefois, bien avant son départ pour la croisade. Il comprenait cet homme bien mieux que quiconque :  « C'est la volonté de Dieu, il n'y a rien à y faire. » Dit-il en manière de piètre consolation, bien qu'il restât persuadé que les instances divines n'avaient que très peu à voir avec toutes ces calamités. Une idée noire en chassa une autre, et il changea de sujet de conversation. « J'ai appris que votre épouse est décédée. J'en suis sincèrement désolé.
_ Elle ne s'est pas remise de ses dernières couches, précisa le Baron. De toutes façons, elle avait une santé fragile sur la fin. Je m'attendais à ce que cela arrive, un jour ou l'autre. C'est une des raisons qui m'ont empêchées de me joindre à vous sous la bannière de Godefroy de Bouillon, il y a quatre ans. » Apparemment, le décès de sa femme n'était qu'un malheureux événement de plus dans la liste de ses déboires présents. « J'ai entendu dire qu'il était encore là-bas », hasarda le Baron. « Qui? Godefroy? Demanda Eudes. Il a d'abord refusé le titre de prince de Jérusalem. Mais il est resté pour administrer les terres conquises avec trois cents chevaliers et deux mille piétons.
_ J'ai un cousin qui a également choisi de demeurer dans la Ville Sainte, » fit le Baron, pensif. Eudes recentra alors son attention sur le quotidien de son hôte : « Combien d'enfants avez-vous en tout?
_ Huit, précisa le Baron. Trois garçons et cinq filles. Mais vous avez du les voir en arrivant, je suppose.
_ Oui, et ils m'ont fort bien accueilli, fit le Comte en esquissant un sourire. L'aîné, Flavien, c'est ça? Quel âge a-t-il?
_ Douze ans.
_ Douze ans? Je lui en aurais donné plus. C'est un garçon vigoureux pour son âge.
_ Je dois avouer qu'il est ma fierté, Comte », répondit le Baron. Eudes venait d'avoir une idée. Son frère Guilhem avait perdu son écuyer à Tripoli, victime de dysenterie. Sans vouloir le remplacer tout de suite, former un enfant à ce dur métier pourrait lui servir à l'avenir.

L'eau ayant tiédie, ils s'extirpèrent avec regret de la cuve de bois. « Je peux vous proposer quelque chose, Baron », reprit Eudes tout en se frictionnant énergiquement. « Confiez-moi votre fils. Je le prendrai comme page à mon service et, lorsqu'il aura atteint sa quatorzième année, je me fais fort de le former à la chevalerie. Je sens à le voir qu'il a du potentiel. Et cela vous fera toujours une bouche de moins à nourrir. » Le Baron parut flatté de la proposition : « Réellement, vous feriez cela? » S'étonna-t-il. Eudes acquiesça. « Me séparer de mon fils me sera certes pénible, commenta le Baron, mais si vous lui offrez l'occasion de devenir un jour chevalier, alors, comment pourrais-je refuser? »

Une fois qu'ils furent revêtus tous deux de vêtements propres et secs, ils pénétrèrent de nouveau dans la salle du donjon, le Baron éclairant leurs pas, une torche à la main. La pluie battait les tuiles du toit avec une constance sans faille. A peine arrivés, un domestique fit irruption dans la pièce pour leur annoncer qu'un des soldats du Comte désirait lui parler de toute urgence. Le maître des lieux donna sans attendre son aval pour que ce dernier soit introduit auprès d'eux. Hugues le Chancelant fit apparaître sa trogne renfrognée sous son casque en fer, son armure de mailles et de plates souillée à un tel point que l'on aurait juré qu'il s'était roulé dans la boue.  «  Messire, attaqua-t-il d'emblée, prenant à peine le temps d'adresser un bref salut au Baron, un incident au camp requiert votre présence séance tenante. » Eudes le fusilla du regard. Celui-là, il avait intérêt à avoir un solide motif pour le déranger de cette façon si inopportune. « Quel incident? » Demanda-t-il. « Quatre de vos hommes ont provoqué une bagarre pour une raison que j'ignore, et à l'heure qu'il est, la moitié du campement est en train de foutre sur la gueule à l'autre moitié. » Eudes, entendant ces quelques mots si typiquement imagés et crus, leva aussitôt les yeux au ciel. « Et bien, mon cher Baron, fit-il, je vais devoir écourter notre conversation. Il semblerait que mes hommes n'ont pas eu leur content de batailles durant ces quatre années où je les ai menés. Comprenez que je vous quitte temporairement afin de remettre de l'ordre dans tout ça. »
_ Faites, répondit le Baron. Et revenez-moi dès que vous le pourrez. Je vais faire préparer un repas et j'espère, en toute modestie, que vous partagerez notre couche cette nuit, à mes fils et à moi. » Sur ce, le Comte emboîta le pas à son aide de camp.

Drapé dans sa cape et contraint d'affronter les intempéries, le spectacle qu'il avait devant les yeux faillit le laisser perplexe. Un corps à corps musclé de soldats en armure, malgré la pluie et la boue dans laquelle ils pataugeaient lamentablement, était en train de se dérouler sous les encouragements de leurs camarades, restés prudemment en dehors de la rixe, mais ayant néanmoins prit fait et cause pour chacun des deux partis. Eudes constata que pour l'heure, aucune arme n'avait été sortie. Les comptes se réglaient pour l'instant à grand renfort de coups de poings et de pieds mêlés, entrecoupés de glissades dans la terre glaise imbibée d'eau, ce qui avait pour effet de déclencher l'hilarité des spectateurs. La seule présence d'Eudes provoqua parmi les hommes un réflexe de discipline. Une poignée de chevaliers le rallièrent, tous plus piteux les uns que les autres, tandis que les belligérants commençaient à se séparer et que les voix de leurs partisans respectifs s'éteignaient peu à peu. Le Comte balaya l'assistance de son regard d'un bleu glacial. Au milieu, il reconnut, malgré l'uniformité d'allure que la fange grisâtre lui conférait, son chevalier préféré, Quentin de Belval. Un rictus de déception et de dégoût vint alors trahir ses sentiments.

Le temps des explications arriva sous la tente du Comte, à la lueur des torches, tandis que des gouttes d'eau, venant frapper la toile tendue, contribuaient à mettre un peu plus les nerfs à vif. Tous les chevaliers étaient présents. C'était eux, et eux seuls, qui devaient rendre compte à leur seigneur de ce qui s'était passé. Quentin prit la parole. Il prétendait avoir été pris à parti par l'un de ses hommes, lequel lui reprochait de détenir indûment un collier de turquoises, babiole acquise au cours du sac de Jérusalem. Le chevalier avait voulu faire valoir ses droits, et avait frappé d'emblée d'une sanction sans appel le piéton qui l'avait accusé à tort. Mais ce dernier avait été soutenu par deux de ses camarades et, les autres chevaliers s'étant alors mêlés de l'affaire, cela avait déclenché une véritable mutinerie. Eudes se devait de punir ses officiers, il les tenait pour seuls responsables de ce désordre. Il les ferait fouetter dès l'aube, chacun à tour de rôle, mais hors de la vue et des oreilles de leurs hommes. C'était une affaire entre ses chevaliers et lui. Et ce serait Le Chancelant, seul hors de cause, qui tiendrait les verges.

Le lendemain, la pluie avait brusquement cessé et, lorsque le soleil arriva à son zénith, l'ensemble de la troupe reprit la route. Un impressionnant silence régnait dans les rangs. Aux côtés du Comte Eudes, sur un hongre à la robe alezane, des éclairs d'inquiétude et d'allégresse dans ses yeux sombres, chevauchait le tout jeune Flavien.

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