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dimanche 2 octobre 2011

Chapitre 12 : Préoccupations papales

A Rome, les somptueux appartements du pape donnaient sur la basilique Saint Pierre qui avait été édifiée il y avait plusieurs siècles de ça, sous le règne de l'empereur Constantin. Partout, d'immenses tapisseries, alternant avec des fresques religieuses, des statues antiques drapées dans leurs péplums de pierre sculptée, des plafonds aux boiseries en caissons ornés de peintures jusqu'aux sols de marbres veinés, tout respirait le luxe. La puissance de la papauté se faisait sentir au sein même de son antre. Pascal II, élu depuis peu, avait déjà affirmé son pouvoir au moyen de quelques décisions sans appel. Il trônait au milieu de la pièce de réception, assis sur un siège en bois sculpté dont le dossier élevé avait pour but de rehausser son prestige. Derrière lui, les portraits de ses prédécesseurs offraient en décor toute une palette de visages imposants. La rectitude de son profil, ainsi que l'arcade sombre de ses sourcils lui conféraient un air de sévérité, que venaient renforcer une moustache bien dessinée et l'ombre d'une barbe. Il avait eu de nombreuses affaires à traiter ces derniers temps, et pas des moindres : il lui avait fallu trouver le moyen d'évincer l'anti-pape, nommé derrière son dos dans Rome même, tout en veillant à contenir les ambitions et les velléités des grands de ce monde. L'affaire qui l'occupait aujourd'hui n'en était pas moins importante. Trois hommes pénétrèrent dans la vaste salle et, l'un après l'autre, s'agenouillèrent au pied du trône tandis qu'il leur tendait sa main droite à baiser. Tous trois se présentaient tête nue, cagoule baissée, laissant voir le haut de leurs crânes rasés en une tonsure cléricale. Mais, tandis que l'un d'entre eux semblait avoir pris le temps d'arranger sa mise pour l'occasion, les deux autres apparemment revenaient à l'instant d'un long voyage. En attestaient la poussière et la boue qui maculaient les plis de leurs manteaux bruns, ainsi que leurs barbes de plusieurs jours. Le plus soigné d'entre eux avait pour nom Hugues d'Anjorran. C'était également le plus petit des trois. Un rictus aux lèvres, on aurait juré qu'il se gaussait du monde entier. Mais c'était un homme d'une intelligence supérieure, à qui rien ne semblait échapper. Le pape l'avait chargé de mettre en place un réseau d'informateurs, afin de surveiller tout ce qui pourrait nuire à son gouvernement et à sa propre personne. Et il s'en acquittait avec beaucoup d'empressement. Les deux autres étaient Raymond d'Asp et Gaultier de Marcheloup, et on aurait pu les confondre au vu de leur taille, de leur silhouette élancée et de leur visage émacié, si ce n'est que le premier était marqué d'une cicatrice blafarde sous l'oeil gauche qui lui descendait en estafilade jusqu'au menton. Raymond dirigeait les frères établis en orient et sur une large partie du sud-est de la zone franque, alors que Gaultier avait pour mission de s'occuper de tout ce qui se situait au nord et à l'ouest. Pascal II avait pris la décision d'unir leurs compétences pour venir une bonne fois pour toutes à bout de ce problème qui le taraudait depuis des jours et jetait une ombre menaçante sur son règne jusque-là incontesté. Il s'adressa d'abord à Hugues d'Anjorran : « Quelles sont les nouvelles de France? »
_ Pas très bonnes, Votre Sainteté, je le crains. Le comte Eudes nous a encore échappé, un peu avant Valence. Mais nous détenons un de ses frères, Guilhem. Nous l'avons mis sous bonne garde à l'intérieur du prieuré de Rochebonne.
_ Et les deux autres frères, où sont-ils ? » Demanda le Pape, un soupçon d'impatience dans la voix.
_ Le dénommé Hernaut, apparemment peu empressé de rejoindre son foyer, semble profiter des divertissements que lui offre notre belle ville de Milan. On m'a même rapporté qu'il était devenu un fidèle du Comte d'Ildebrando Lambardi.
_ Oh ! Celui-là, interrompit le Saint Père, je ne pense pas qu'il représente une quelconque menace pour nous. Mais l'autre frère, le plus jeune, comment s'appelle-t-il déjà ?
_ Ascelin, Votre Sainteté.
_ Oui, Ascelin. Où se trouve-t-il, actuellement ?
_ Et bien, reprit Hugues, la dernière fois qu'il a été aperçu, il y a une semaine environ, c'était le long de la Drôme, entre Crest et Die. Il suivait de peu son frère Guilhem.
_ Et depuis ? » Le Pape, formulant cette question, émit comme un reniflement, ce qui, pour son entourage, dénotait à coup sur son agacement.
_ Depuis, répondit le moine, il reste introuvable.
_ Alors, faites en sorte qu'on le retrouve rapidement ! » Cette dernière phrase, telle un coup de fouet, remua les trois hommes jusqu'au tréfonds d'eux-mêmes. Ils allaient devoir conjuguer leurs forces pour satisfaire les désirs du souverain Pontife. Celui-ci, le temps d'une inspiration, sembla retrouver son calme, et reprit d'une voix posée : « Ce qui m'inquiète, ce n'est pas tant que le comte Eudes vous échappe pour le moment. Vous m'avez prouvé tous les trois que vous n'êtes pas hommes à vous laisser démonter par une poignée de renégats, fussent-ils les représentants de la plus haute noblesse. Non, la vérité est que ces frères de Belombreuse auraient du logiquement revenir ensemble à Fiercastel, et pas chacun de leur côté. Il y a derrière cela quelque chose qui me chiffonne...
«  Nous détenons Guilhem, Votre Sainteté, rappela Raymond d'Asp d'une voix qui résonna soudainement dans la pièce. Nous pouvons le soumettre à la question.
_ Oui, bien sur », reprit le Saint Père, et sa bouche se tordit dans une expression d'insatisfaction. « Il y a cette solution. Mais vous savez à quel point je répugne à ce genre de méthode, quand elle est appliquée à quelqu'un de haut rang. Rappelez-vous mes consignes précédentes : faites preuve de discrétion, et surtout gardez les frères en vie et si possible en bon état. Je ne veux pas provoquer la colère de leurs pairs.
_ Si je puis me permettre, votre Sainteté, intervint alors pour la première fois Gaultier de Marcheloup, nous avons un homme capable de soumettre n'importe qui à la question ordinaire sans laisser de traces, et jusqu'à présent il s'est avéré d'une redoutable efficacité.
_ Oui, poursuivit Raymond d'Asp. Frère Gaultier veut parler de Guillaume Messonnier. Nous l'avons recruté il y a maintenant trois ans, et je peux vous confirmer ses performances. » Frère Hugues d'Anjorran, à qui rien n'échappait, opina du chef tout en s'adressant au pape : « Cet homme, Votre Sainteté, emploie des méthodes inhabituelles : il prétend qu'il ne sert à rien d'atteindre l'âme par la voie du corps.
_ Qu'entendez-vous par là ? » Demanda le Saint Père, visiblement intrigué. « D'après lui, poursuivit Hugues, il existe d'autres canaux, moins évidents, mais tout aussi efficaces, comme l'ouïe par exemple, ou la vue.
_ Vous voulez dire qu'il se contente de leur parler ou qu'il leur montre certaines choses ? » Pascal II était absolument perplexe. «  Je veux dire, s'expliqua son interlocuteur, qu'il emploie des techniques qui ne laissent physiquement aucunes traces. Mais quand à l'âme des malheureux dont il se charge, c'est autre chose...
_ Par ma foi ! S'exclama le Pape. Je trouve ça presque sulfureux.
_ Oh ! Pour ça, non, répliqua le moine. Je puis vous assurer qu'il n'y a rien de diabolique là-dessous. Rien que des méthodes éprouvées au fil du temps, aucun artifice. Seulement la connaissance parfaite de l'âme humaine. » Pascal II prit un moment pour réfléchir, tout en se lissant la barbe, et sa conclusion finit par leur parvenir : « Et bien, vous avez mon aval, mes frères. Faites intervenir ce bourreau d'un genre inhabituel. Qu'il s'efforce d'apprendre de la bouche même de Guilhem ce que trament derrière mon dos les seigneurs de Belombreuse. Quant au comte Eudes, est-il toujours du côté de Valence ?
_ Non, Votre Sainteté, répondit Hugues d'Anjorran. Il a passé Lyon et filé tout droit dans la Dombes, pour y voir sa maîtresse, Blanche de Châtillon. » Le Saint Père ne put s'empêcher d'esquisser un petit sourire : décidément, rares étaient les détails qui échappaient à son informateur.
«  Et il se dirige actuellement vers Dijon », poursuivit ce dernier. « Je suppose par conséquent, ajouta le Pape, qu'il a prévu de rendre visite au duc de Bourgogne.
_ Logiquement, oui.
_ Je me suis laissé dire , Frère Hugues, que certains de vos agents ont été placés dans l'entourage du duc.
_ C'est exact, Votre Sainteté.
_ Alors, ne vous en prenez plus directement au comte Eudes. Laissez-le se rendre auprès du duc. Lorsqu'il sera son hôte, faites intervenir vos espions. Il n'y a que de cette manière que nous parviendrons à savoir s'il détient ou non le parchemin, et j'ose espérer que vos hommes feront preuve de suffisamment d'habileté pour le lui dérober sans verser une seule goutte de sang.
_ Il sera fait selon votre volonté, Très Saint Père. » Pascal II, ayant intimé à Raymond d'Asp de rester à ses côtés pour régler en privé certaines autres affaires, sur un geste, congédia les deux autres. Les deux moines ayant posé chacun un genou sur le sol de marbre, se relevèrent pour quitter les lieux, les pans de leurs manteaux traînant à leur suite.

Loin de Rome et de ses intrigues, Eudes menait sa centaine d'hommes au travers d'une région doucement vallonnée, couverte de bois épais, mais néanmoins peuplée. Ils suivaient depuis plusieurs jours déjà la longue route qui reliait Châlons à la ville fortifiée de Dijon, traversant des hameaux de temps à autre, longeant des champs dans lesquels s'affairaient les serfs, le plus souvent courbés vers la terre, menant parfois des couples de bœufs roux pour tirer leur charrue. Malgré la perte du précieux parchemin, il savait qu'il lui fallait continuer à faire semblant de l'avoir en sa possession. Il espérait duper les moines soldats par son comportement. Poursuivre son périple jalonné d'étapes prévisibles, rendre visite à quelques nobles seigneurs et dormir au milieu de ses hommes, tout cela devait se faire en compagnie d'une escorte armée jusqu'aux dents, prête à le défendre à tout prix, comme s'il était le dépositaire du plus pesant des secrets d'état. De toutes façons, il n'avait guère le choix. Ce qui s'était passé les semaines précédentes lui avait fait entrevoir à quel point il était en péril : sans sa garde rapprochée, ses jours auraient été comptés, c'était indéniable. Il ignorait encore ce qui l'attendait à Fiercastel : lequel de ses trois frères aurait réussi, lequel aurait échoué ? Il lui fallait attendre d'être là-bas pour avoir une réponse, et encore peut-être celle-ci tarderait-elle à venir. Si seulement ils avaient pu organiser un point de ralliement quelque part sur la route, à Lyon par exemple. Mais Eudes savait que cela leur aurait pris bien trop de temps pour se trouver de nouveau réunis, et c'était un risque supplémentaire qu'il se refusait à leur faire courir à tous.

Depuis un moment déjà, juché sur son cheval blanc, il ruminait ses pensées, lorsqu'un mouvement derrière lui, accompagné d'injures lancées au milieu du groupe d'hommes à pied qu'il menait à sa suite, le rappela brusquement à la réalité. Un martèlement de sabots et Quentin de Belval fut à ses côtés. Eudes aperçut la corde dont il tenait fermement l'extrémité et, au bout de celle-ci, il vit l'homme tonsuré qui, les mains liées, trainait péniblement ses pieds à la suite du destrier que montait le chevalier. Quentin n'attendit pas d'être questionné : « Messire, dit-il, deux suppôts du pape nous pistaient encore. Mes hommes les ont aperçu et les ont encerclé. L'autre a été occis, mais je vous mène celui-ci car je pense qu'il vous agréera de le questionner. » Eudes jeta un rapide coup d'oeil au captif. A voir les ecchymoses dont sa face était garnie, et le souffle court et rauque qui émanait de lui, il était clair que ses soldats l'avaient quelque peu molesté. Mais il était suffisamment vigoureux pour tenir jusqu'à la prochaine étape. « Garde-le moi bien au chaud, celui-là. Ce soir, quand nous aurons monté le camp, je m'occuperai de lui. 
_N'ayez crainte, mon Seigneur, ajouta Hugues, je le maintiendrai sous bonne garde. » Et, saisissant par le pommeau l'épée qu'il avait soustraite à son prisonnier, il déclara à qui voulait l'entendre : « Et qu'est donc un lion sans ses griffes et ses crocs, sinon le plus inoffensif des agneaux ? » Joignant le geste à la parole, il jeta l'arme à l'un de ses hommes à pied, qui la réceptionna d'une main avec adresse.

Ce fut le soir venu, lorsque les tentes furent montées et que les premiers feux furent allumés, répandant dans l'air ambiant de plaisants crépitements, qu'Eudes prit enfin le temps d'aller voir le captif. Mis sous bonne garde, il avait été attaché entre deux jeunes chênes, les membres écartelés, maintenu à quelque distance du sol par de solides liens de chanvre. Les hommes l'avaient dévêtu jusqu'à la ceinture, et les derniers rayons du soleil faisaient luire par endroits sa peau inondée de sueur. Eudes l'approcha jusqu'à ce qu'il put distinguer nettement son regard. Les pupilles noires, cerclées d'un iris brun, reflétaient une indifférence calculée. Le seigneur savait à quel point ses adversaires pouvaient être coriaces. Mais il n'avait pas besoin de molester cet homme pour en tirer quelque renseignement. La providence le lui avait mis entre les mains pour servir d'autres buts. « Sais-tu qui je suis ? » Commença-t-il par dire. Le moine ricana avant de lui répondre : « Vous êtes le Comte de Belombreuse, cela ne fait aucun doute. » Eudes fit quelques pas, contenant sa colère et son impatience d'en finir une bonne fois pour toutes avec ce genre d'individus. Puis il se campa devant le détenu, plongeant de nouveau ses yeux dans les siens. « A l'aube, tu seras de nouveau libre et, quand tu te présenteras devant tes supérieurs, dis leur que le Comte de Belombreuse, tout comme son père Haimon en son temps, ne craint ni le pape, ni ses sbires. Dis leur qu'il croit que Dieu existe, et qu'à aucun moment il n'a renié la réalité de son fils, Jésus Christ. Dis leur aussi qu'en Terre Sainte, j'ai largement oeuvré pour le rachat de mon âme, et que le récit de mes faits d'armes est actuellement repris de bouche en bouche. Mais risquer ma vie et celle de mes hommes pour un tissu de mensonges, çà, je ne puis l'admettre. Ton Saint Père peut bien décider de me faire supprimer, voire de m'excommunier, je n'en ai cure. Il me faut accomplir ce pour quoi le destin m'a choisi, et, il aura beau faire, je me rendrai à Fiercastel muni de l'objet qu'il convoite. Une fois là-bas, dis leur bien que je ne craindrai plus personne. Mon château est imprenable, et j'ai là une douzaine de barons et de chevaliers prêts à défendre ma cause. M'as-tu entendu, moine ? » A sa question finale, Eudes obtint pour toute réponse un hochement de tête, et seul un regard impénétrable lui fut offert. Mais cela lui suffisait. Il savait que le moine, comme tout bon soldat, se ferait un devoir de répéter à ses maîtres l'essentiel de son discours.

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