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lundi 24 octobre 2011

Chapitre 15 : Des intrigues, encore des intrigues

Minuit arriva. Des cloches se firent entendre depuis la basilique San Lorenzo Maggiore, carillonnant de tout leur timbre le passage d'un jour à l'autre. Elle se retrouvait devant lui à cette heure plus que tardive, et elle sentait chaque battement de son cœur comme s'il résonnait en écho aux lourds bourdons de bronze. A la lueur des torches, elle le redécouvrait. Un sourire fit paraître la blancheur de ses dents, et de petits plis au coin de ses yeux si bleus qu'elle venait de remarquer pour la première fois. Là, Hernaut exagérait : en dépit de toute bienséance, il venait de pénétrer dans la chambre de la jeune fille, déjouant la surveillance des domestiques et surtout de sa gouvernante, chargée de veiller sur elle presque vingt quatre heures sur vingt quatre. Mais qu'il était loin de tous ces barbons qu'on lui avait présentés jusqu'alors : grisons, vieux beaux, antiques badernes, pédants et riches, et invariablement vieux, bien trop vieux pour elle. Seul le chevalier Cavaletti avait avec elle un écart d'âge à peu près raisonnable, mais Dieu, qu'il était laid ! Et cruel avec ça. Sans l'avoir côtoyé plus que n'importe quel autre, elle en était certaine, douceur et sensibilité devaient depuis longtemps être bannis de son vocabulaire. Et dire qu'elle allait être obligée de s'unir à lui. Plutôt finir ses jours dans un couvent, oui. Hernaut, évidemment, c'était tout autre chose. Il avait tout pour lui, la jeunesse, la beauté, la hardiesse, et une impertinence qui, loin de la choquer, lui procurait au contraire des instants de bonheur interdit, comme un fruit défendu croqué à pleines dents. C'était bien le cas en cet instant et, malgré ses protestations de jeune fille noble aux manières policées, l'audace dont il faisait preuve une fois de plus la mettait en extase. Elle le laissa goûter à ses lèvres et rechercher sa langue. Ces baisers qu'il lui avait prodigués à plusieurs reprises, elle avait l'impression qu'elle ne pourrait plus jamais s'en passer. Et puis, c'était un homme du nord, de ces régions lointaines qu'elle imaginait couvertes de neige en permanence. Cela lui conférait un mystère et un exotisme qui alimentaient ses rêves de jeune fille. Rien à voir avec ces milanais noirs de poil et de regard, dont le teint de pruneau avait fini par la répulser. Chez Hernaut, il y avait au contraire, malgré le soleil qui avait fini par lui donner un hâle doré, une délicatesse dans la carnation qu'accompagnaient avec bonheur les reflets roux de ses épais cheveux. «  Encore une journée, et tu seras perdue à jamais pour moi. » D'une seule phrase, il venait de lui casser son rêve. Qu'avait-il besoin de lui rappeler, justement en cet instant où elle goûtait à la chaleur de ses bras protecteurs, que sous peu son mariage avec le chevalier milanais allait se concrétiser ? Celui-ci, à peine remis de sa blessure, encore claudiquant, avait fini par se mettre d'accord avec son père sur une date précise. Et l'échéance arrivait à grands pas, ce qui ne cessait pas de la désespérer. «  Hernaut, fit-elle, si je ne peux être à toi, alors je ne serai à personne d'autre. » Celui-ci la regarda, une lueur d'inquiétude au fond des yeux. « Et que comptes-tu faire, ma douce ?
_ J'y ai bien réfléchi ces derniers temps. Je pense que le couvent est la seule solution. » Pour Hernaut, ce fut comme si une armée de taons venait de le piquer. Abandonnant toute prudence, il éleva la voix pour lui déclarer : « Mais c'est pire que tout ! Le couvent ! J'espère que tu n'es pas sérieuse en me disant cela. Mariée, j'aurais pu encore te voir de temps à autre, mais un couvent ! Comment pourrais-je te tenir de nouveau dans mes bras ? Autant remettre le siège devant Antioche, ça me serait mille fois plus facile. » Colombe lui fit signe de se taire. Elle venait de percevoir du mouvement du côté de la porte de sa chambre. « C'est la vieille Mahaut, ma gouvernante. Tu ne peux pas demeurer ici plus longtemps, Hernaut. » Ce dernier ne se le fit pas dire deux fois. Il ne voulait certes pas gâcher ses chances de la voir encore, peut-être le lendemain, juste avant ses noces. Il lui offrit un dernier baiser et, se détachant d'elle, enjamba le rebord de la haute fenêtre qui, il le savait, donnait sur la rue. En équilibre sur une corniche de pierre sculptée, il évalua la distance à la chaussée. La chambre de Colombe n'était qu'au premier étage du palais. Il siffla entre ses doigts et, à son signal apparut Colin, à cheval, tirant par la bride une seconde monture qu'il avait apprêtée à destination de son maître. Hernaut sauta sur le dos de l'animal qui, chargé d'un brusque poids, manifesta son désaccord le temps d'une brève ruade. Et ils partirent au galop, les sabots retentissant dans la rue déserte.

« Bien joué, fit Hernaut à l'adresse de son écuyer, lorsqu'ils furent hors de portée des fenêtres du palais. J'ai cru un moment que la duègne allait me repérer. Celle-là, je la crains autant qu'un bataillon de Sarrasins. » La comparaison fit que Colin éclata de rire. « Et maintenant, Seigneur, que comptez-vous faire ? » lui demanda ce dernier après quelques minutes. « Demain, nous y retournons. Il me faut trouver un nouvel expédient pour contrer ce mariage. Mais auparavant, je veux revoir Colombe. Figure-toi qu'elle s'est mise en tête de rentrer au couvent.
_ Non ! Fit Colin. Vous voulez rire ? Elle ? Faire une chose pareille ?
_ Si fait. Aussi invraisemblable que cela paraisse, elle est bien déterminée à le faire. Et il faut que je m'évertue dès maintenant à lui enlever cette idée stupide de la tête. »

Le lendemain vit Hernaut reprendre le chemin du palais, mais cette fois-ci, il y pénétra de manière officielle, par la grande porte, comme tout le monde. Il avait rendez-vous avec le comte, mais depuis longtemps il avait renoncé à lui parler de ce fameux mariage. Ildebrando ne reviendrait pas sur sa décision, et déjà il se targuait d'avoir casé sa fille et de lui avoir trouvé un parti avantageux. Autant parler à un mur, comme il l'avait vu faire par les Juifs à Jérusalem, au lieu dit « Porte de Miséricorde. » Non, cela n'aurait servi à rien, de toutes façons. Aujourd'hui, il avait la ferme intention d'aborder la fille en plein jour, au vu et au su de tout le monde, et de lui démontrer l'absurdité de ses prétentions monacales. Il avait atteint le long couloir pavé de marbre aux veines roses qui menait aux appartements de Colombe. Les statues antiques qui jalonnaient ce lieu de passage lui paraissaient l'épier de leur yeux de pierre, froids et imperturbables. Il accéléra le pas. A l'heure qu'il était, la jeune fille devait se préparer pour une promenade dans le parc, flanquée de son cerbère femelle comme d'habitude. Il tourna à gauche sans trop savoir pourquoi. La multiplicité des couloirs le déroutait. Après avoir traversé une longue galerie ornée de tentures où s'étalaient des scènes de chasse et de guerre,et auxquelles il prit à peine le temps de jeter un coup d'oeil, il se retrouva brusquement dans un sombre corridor, à peine éclairé par quelques torchères, disséminées ça et là afin de pouvoir encore distinguer où l'on mettait les pieds. Il n'était jamais venu là, il en était certain. Il venait encore de se perdre, par manque de concentration sans doute, dans ce dédale de galeries et de pièces inutilisées qui constituaient la majeure partie du palais. Il s'apprêtait à faire demi-tour, quand un bruit de pas provenant de l'autre extrémité du corridor parvint à ses oreilles. Profitant de l'obscurité d'une niche, il se dissimula aux yeux des arrivants. Les appartements de Colombe n'étaient pas loin d'ici, il en était sur, et il n'avait aucune envie de se trouver des justifications pour expliquer à qui voudrait sa présence en ces lieux. Les premiers mots qu'il entendit prononcer le surprirent. Deux hommes étaient en train de se parler. Il ne voyait pas leurs traits, mais leurs silhouettes se découpaient nettement dans les halos lumineux que dispensaient les torches. L'un avait un fort embonpoint, confirmé par son phrasé d'éternel essoufflé. L'autre était plus grand et mince en apparence, et son timbre était grave et portait loin dans les couloirs du palais. Ils s'exprimaient en langue franque, mais le plus corpulent avait un net accent italien, Il lui sembla que tous deux étaient revêtus du même uniforme, chasubles longues surmontées de larges capuches, nouées d'une cordelette à la taille, et cela bien sur lui évoqua la vêture d'un quelconque ordre monastique. «  Nos agents de la Dombes ont du nouveau, frère Giovanni, fit la voie de basse. Le comte Eudes de Belombreuse aurait malencontreusement fait brûler son document. Il a été retrouvé au milieu des cendres d'une cheminée du château de Chalaronne. » En entendant prononcer le nom de son frère aîné, Hernaut redoubla d'attention. «  Par conséquent, poursuivit le moine, Eudes ne représente plus vraiment un danger pour nous. Par contre, nous le soupçonnons d'avoir fait faire des copies de l'oeuvre, qu'il aurait certainement remises à chacun de ses frères, se donnant par là des chances supplémentaires pour emmener l'objet jusqu'en son domaine.
_Et, je suppose, frère Raymond, intervint alors la voix de poussah, que vous avez besoin de mon assistance pour faire surveiller le dénommé Hernaut, qui réside actuellement dans nos murs.
_ Vous supposez juste, frère Giovanni. » Hernaut aurait bien voulu en entendre plus, mais les deux hommes maintenant s'éloignaient de lui à grands pas et, au risque d'être découvert, il ne pouvait s'engager à les suivre. Ce qu'il venait d'entendre lui apportait un éclairage nouveau sur la situation : l'ordre des moines soldats était désormais au courant du fait que chacun des frères avait un exemplaire du parchemin en sa possession. Et les quatre frères venaient d'en perdre un, l'original, celui que Eudes avait détenu. Cela impliquait qu'il devrait à l'avenir redoubler de vigilance. Il songea qu'il serait peut-être judicieux de trouver de toute urgence un endroit sur pour cacher l'objet. Pourquoi ne pas le confier de nouveau au prêtre de la petite église du centre ville ? Après tout, cet homme lui inspirait confiance et, même s'il était un officiant au sein d'un diocèse, dépendant d'un évêque et par conséquent du Pape en personne, il était neutre dans cette affaire. Et puis, dissimuler ce qu'ils recherchaient au cœur même d'une église catholique, n'était-ce pas une idée judicieuse ? Voilà, c'était décidé, il agirait de la sorte. Temporairement, bien sur. Car il venait subitement de prendre conscience que, depuis son dernier entretien avec son frère aîné, son but n'avait été que de rallier Fiercastel, et rien d'autre. S'il n'avait rencontré Colombe, il y aurait bien longtemps qu'il aurait franchi le Rhône, et son retour au château ne serait plus qu'une question de jours. Il se rendait compte qu'il avait déjà trop traîné dans cette ville du sud. Il lui fallait à tout prix faire annuler ce mariage, et renouveler aussitôt sa candidature sur la liste des prétendants. Et c'est en méditant toutes sortes de projets, tous plus fous les uns que les autres, qu'il se mit à la recherche de Colombe.

Le soir du même jour, Colin l'attendait dans la chambre qui lui était réservée à l'auberge depuis son arrivée à Milan, et qu'il partageait désormais avec son écuyer. Le jeune garçon occupait son lit, allongé sur le ventre et tournant négligemment les pages d'un livre qu'il venait de trouver dans les bagages de son seigneur. Hernaut entrevit le titre. C'était l'exemplaire de la chanson de Roland, épopée que les troupes franques avaient pour habitude de déclamer avant de se lancer dans les batailles, histoire de se donner du cœur au ventre, et qu'il avait fait coucher à son attention sur le parchemin par un moine de sa connaissance. « Très bonne lecture ! » Fit-il remarquer en entrant. Colin leva les yeux de son livre et, roulant sur le côté, dévisagea Hernaut avant de lui demander : « Et comment s'est passée votre journée, mon Maître ? » L'intéressé ôta son chapeau, dégrafa son manteau et se jeta à son tour sur sa couche moelleuse. « Ote-moi d'abord mes bottes, Colin. Je te répondrai après. » L'adolescent obéit. Hernaut l'entretenait aussi bien pour accomplir les basses besognes que pour lui inculquer les bases de la chevalerie. « J'ai revu Colombe, dit-il à son écuyer. Elle serait prête à renoncer à prendre le voile si je trouve un moyen de différer de nouveau son mariage.
_Différer ? Fit Colin, dubitatif. Et après ? Vous allez vous trouver dans une situation identique.
_ Que veux-tu que je fasse ? Répliqua Hernaut, avec un brin d'agacement. Je ne vais tout de même pas le tuer. Pour avoir ensuite toute la milice de cette ville sur le dos, merci bien !
_ Il n'y a pas que l'affrontement comme solution... suggéra l'adolescent, encore plus sibyllin que d'habitude. » Hernaut sentit qu'il avait une idée derrière la tête : « Parle, ordonna-t-il. Dis-moi ce qu'a encore bien pu forger ton esprit ô combien fertile. Je verrai toujours si je peux en tirer parti. » Colin se planta debout devant lui, un sourire d'autosatisfaction illuminant clairement ses traits encore enfantins. «  Je dois vous dire pour commencer, Messire, que mon père, le baron d'Anduze, est plutôt versé dans tout ce qui a trait à la pharmacopée. Depuis longtemps déjà, il s'offre les services de certains savants et spécialistes en la matière...
_ Oui, l'interrompit Hernaut, et alors ? Quel rapport avec mon problème ?
_ J'ai pensé que cela pouvait vous intéresser de savoir que, en notre pied-à-terre milanais, j'ai accès au laboratoire que mon père met à la disposition de ces spécialistes, et que celui-ci abrite toute une collection de drogues et de potions diverses. Cela va du simple purgatif jusqu'au narcotique le plus puissant.
_Comment ça ? S'insurgea Hernaut. Tu voudrais que je drogue le chevalier Cavaletti ? Pour le moins, ce n'est pas une méthode, disons... très chevaleresque.
_ Il faut savoir ce que vous voulez, Messire. Livrer votre dulcinée au couvent, ou vous donner toutes les chances d'être à même de réclamer sa main. D'autant plus que vous n'êtes pas obligé de verser vous-même le poison. Je connais un de mes cousins que le chevalier a pris pour page. Et, vu comme il est traité par son maître, cela m'étonnerait fort qu'il se refuse à nous aider.
_ Soit, répondit Hernaut, après s'être accordé quelques secondes de réflexion. Mais qu'est-ce que tu entends par poison ?
_ Oh ! A mon avis, un bon narcotique devrait suffire. J'en connais un qui peut vous endormir un homme durant plusieurs jours d'affilée. Imaginez, Messire, ce brave chevalier, le jour précis de ses noces, en train de ronfler comme un cochon, et incapable de quitter sa couche. Quel beau tableau ce serait, n'est-ce pas ? » A cette évocation, tous deux furent pris d'un rire qui paraissait ne plus vouloir s'éteindre. « De plus, rajouta Hernaut, tout en essuyant de la main les larmes qui perlaient aux coins de ses yeux, il est plus que vraisemblable que le comte d'Ildebrando, face à une telle indélicatesse, renoncera définitivement à l'avoir pour gendre.
_ C'est plus que probable », confirma Colin. Et son hilarité reprit de plus belle. Hernaut se leva et, tout sourire, ébouriffa la tignasse raide de son déluré d'écuyer. « Assurément, déclara-t-il, Célinan m'a bien servi, le jour où il t'a déniché. »

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