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lundi 12 septembre 2011

Chapitre 10 : Rochebonne

Depuis plusieurs jours déjà, Guilhem menait sa petite troupe à un train d'enfer, ralenti à peine par la présence de Claire, qu'il emmenait en croupe, chargeant ainsi son cheval d'un poids supplémentaire que celui-ci acceptait sans peine tellement elle était menue. Pour le voyage, elle avait adopté des vêtements masculins, et seuls la finesse de ses traits et ses cheveux noirs nattés en une tresse unique trahissaient sa féminité. Le matin même, ils avaient passé le Rhône sur un pont de bois, atteignant désormais le Vivarais qu'ils traversaient en direction de Saint Martin de Valamas, autre étape programmée par Guilhem. Au fur et à mesure de leur avancée, le relief se faisait de plus en plus tourmenté, et des blocs de rochers clairs apparaissaient par endroits, tachés de lichens. Chênes blancs, chênes verts et genévriers se succédaient à l'infini, et des fleurs s'épanouissaient partout en explosion de roses, de bleus et de jaunes. Ils avaient désormais abandonné les hautes futaies pour des régions plus ingrates, où l'arbre, poussant plus lentement, devait lutter sans cesse pour s'épanouir. Parfois, au hasard de leur route, ils croisaient une harde de sangliers ou bien apercevaient quelque écureuil surpris à leur passage. Demain, si tout allait bien, ils seraient à Saint Martin et, de là, se rendraient au château de Rochebonne afin d'y réclamer gîte et couvert pour la nuit suivante.

Deux jours plus tôt, avant leur très bref séjour entre les murs du donjon de Crest, tandis qu'ils chevauchaient sur un sentier qui longeait la Drôme, une odeur épouvantable, à l'approche d'une croisée de chemins, leur était brusquement parvenue, alors qu'au dessus de leurs têtes, des nuées d'oiseaux noirs voletaient en croassant. Guilhem avait détourné immédiatement sa monture, empêchant Claire de capter le spectacle macabre qui s'offraient à leurs yeux. Mais ses trois chevaliers s'étaient approchés lentement de la sinistre scène. Deux corps enchevêtrés dans les branches d'un arbre, dont les mains et les pieds avaient été transpercés de clous, tout comme le Christ en croix, étaient exposés aux yeux des passants dans la crudité de la mort, et des corbeaux, des lambeaux de chair au bec, s'envolèrent avec fracas à leur approche. L'Ours, apparemment insensible aux effluves putrescentes qui se dégageaient des corps, s'était rapproché d'eux afin de les examiner. Ce qu'il vit lui suffit aussitôt à identifier les cadavres. Faisant demi-tour, il rejoignit ses deux compères qui l'attendaient à quelques pas de là. « D'après ce qu'il leur reste de vêtements sur le dos, fit-il à leur adresse, je peux dire sans me tromper qu'il s'agit de moines soldats. 
_ De moines soldats ? Reprit le Balafré en écho. Comme ceux qui ont harcelé mon seigneur Eudes en Italie ?
_ Ceux-là mêmes, je peux te l'assurer », répondit l'Ours. Mordrain intervint à son tour : « Allons céans en faire part à Guilhem. Je pense qu'il sera d'accord avec moi qu'il faut désormais nous tenir sur nos gardes. Cette engeance est multiple et tenace et, ce qui est pire que tout, particulièrement bien renseignée. Mieux vaudrait, en dehors de ces deux charognes, éviter d'en croiser encore sur notre route. »

Ainsi Guilhem avait-il comprit que son frère aîné les avait précédé de plusieurs jours déjà sur le chemin qui les ramenait chez eux. Tout comme ces deux cadavres attiraient immanquablement les oiseaux nécrophages, Eudes semblait entraîner à sa suite les exécuteurs du pape. Mais, une fois de plus, la présence de ces dépouilles prouvait qu'il avait eu le dessus. Jusqu'à quand triompherait-il de ses agresseurs ? Ca, il préférait ne pas se perdre en conjectures sur le sort qui était réservé à son frère. Autant s'en remettre à Dieu, et d'ailleurs il comptait bien faire une halte au prieuré de Rochebonne, où il pourrait se recueillir et demander au Seigneur de veiller sur Eudes et sur le bon déroulement de leur commune entreprise.

Et ce fut suite à cette funèbre rencontre qu'il prit la décision d'accélérer leur chevauchée, afin de se mettre hors de portée des allées et venues des moines soldats. Comme à son habitude, il caracolait en tête en compagnie de Claire, et ses trois hommes le suivaient à peu de distance, tout en échangeant entre eux des propos teintés de jovialité. Une sente étroite les obligea quelque temps à rompre le groupe qu'ils avaient formé précédemment, et ils firent silence durant plusieurs minutes, à la suite l'un de l'autre, occupés à éviter soigneusement les branches et les broussailles qui leur barraient le chemin. Lorsque la piste s'élargit de nouveau, l'Ours, qui fermait la marche, rejoignit au trot ses deux autres compères. « Nous sommes suivis », leur déclara-t-il laconiquement. Un rapide coup d'oeil en arrière permit à Mordrain et au Balafré de vérifier ses dires. Derrière eux, des mouvements de feuillage à une hauteur significative dénotaient sans conteste qu'un ou plusieurs cavaliers leur emboitaient le pas. Quelques foulées rapides de son cheval, et l'Ours se déplaça à la hauteur de Guilhem, qu'il prévint aussitôt. Claire, l'entendant, s'adressa à son compagnon de route :  « Ils nous suivent depuis la veille déjà. Je les avais remarqué. » En tant que fille de bûcheron, familière des pistes forestières et de tout ce qui peuplait les espaces boisés, ses sens exercés avaient eu tôt fait de repérer leurs suiveurs. L'Ours, captant ses paroles, lui lança un regard dépourvu d'aménité : « Et pourquoi ne nous en as-tu rien dit ?
_ Je ne les ai aperçu qu'une fois hier, se justifia-t-elle. Et depuis, ne les ayant pas revus, je pensais qu'ils avaient suivi une autre route. » Guilhem prit aussitôt la décision qui lui paraissait la plus juste : « Accélérons un peu l'allure et, sitôt dans un endroit où la visibilité le permet, nous ferons volte-face et alors, nous verrons bien à qui nous avons à faire. »

En effet, dès qu'une ligne droite se présenta sur la piste élargie, ils se retournèrent dans un parfait mouvement d'ensemble, et attendirent de voir apparaître leurs poursuivants. Un silence impressionnant s'installa, et nul mouvement ne se fit au milieu des buissons vers lesquels s'était fixé leur attention. Au bout d'un moment, Guilhem se mit à parler à voix basse : « Ah ! C'est ainsi. Alors, suivez-moi ! » Et, ce disant, il talonna sa monture avec force, repartant au triple galop dans la direction opposée à celle d'où ils étaient venus. Les trois chevaliers, habitués à ce genre de manœuvre, lui collèrent au train sans peine. Quelques foulées plus tard, s'étant assurés qu'ils avaient pris suffisamment d'avance, ils firent pénétrer leurs chevaux dans un fouillis de garrigue, faisant fi des épines qui leur lacéraient les bras, et se dissimulèrent comme ils le pouvaient. Leur attente fut de courte durée. Neuf hommes montés, l'Ours prit soin de les compter, déboulèrent sur le sentier en face d'eux, leurs visages à moitié dissimulés par de larges cagoules, tous munis d'épées. Guilhem eut un frisson : ce qu'il appréhendait était en train de se produire. Les moines soldats, malgré toutes les précautions dont ils s'étaient entourés, les avaient pris pour cible. Tous les cinq retinrent leur souffle en les regardant défiler. Mais, allez savoir, peut-être un mouvement malvenu de l'un de leurs chevaux, ou bien une partie d'entre eux mal dissimulée, toujours est-il que l'un des moines en passant les repéra. Guilhem, voyant cela, obligea aussitôt Claire à descendre de son destrier et, faisant signe aux trois autres, tira Renversante de son fourreau et poussa sa monture en direction du chemin. L'affrontement eut lieu dans un vacarme de lames heurtées et de hennissements de chevaux. Claire, parfaitement camouflée par l'épaisseur des buissons, suivait le cœur battant cette lutte soudaine. Le seigneur et ses trois chevaliers étaient déjà passés maîtres dans ce genre de corps à corps. Mais ceux qu'ils avaient en face d'eux n'étaient pas que de simples détrousseurs. Ils maniaient l'épée avec tant de conviction qu'elle craignait à chaque instant pour la vie de ses compagnons. Mais il fut vite évident que, même en n'ayant pas l'avantage du nombre, les forces conjuguées de quatre vétérans de la croisade allaient faire pencher la balance de leur côté. Mordrain, toujours égal à lui-même, avait déjà trucidé son homme, et les trois autres n'allaient pas tarder à le rejoindre sur le plan de la performance. La moitié de la troupe des moines soldats était déjà dans une situation quasi désespérée, et l'autre moitié hésitait, balançant entre donner l'assaut ou prendre la fuite. Quand l'Ours, impressionnant de force et de brutalité, donna le coup de grâce à son adversaire du moment, et qu'il se tourna, poussant un rugissement féroce, vers les belligérants encore épargnés, un mouvement de panique se fit nettement sentir du côté de leurs adversaires. Quatre moines encore en vie, éperonnant leurs chevaux, prirent le parti de fuir le lieu des hostilités sans demander leur reste. Mordrain acheva son deuxième homme en même temps que ses deux compères fauchaient la vie de leurs antagonistes. Devant la fuite des assassins du pape, il ne put réprimer un cri sauvage de victoire. Puis il se tourna vers ses frères d'armes, afin de s'assurer qu'ils sortaient indemnes de ce bref combat. « Où est Guilhem ? » Fit-il en jetant un rapide coup d'oeil circulaire. Les deux autres l'imitèrent, et bientôt l'évidence leur sauta dessus, prenant la forme d'une effrayante vérité. Guilhem avait bel et bien disparu. Seule restait sa monture, abandonnée là un peu plus loin sur le chemin. Et, le corps et l'esprit engagés dans la bataille, aucun d'entre eux n'avait rien vu de ce qui avait pu se passer. Ils étaient encore à se questionner chacun lorsque Claire réapparut, telle une elfe diaphane sortant de son sous-bois. Des larmes récentes venaient de marquer son visage de pâles trainées humides. Faisant appel à tout son courage, elle se campa, fragile et déterminée à la fois, devant les trois hommes qui la dominaient de toute la hauteur de leurs fringants chevaux. « Ne cherchez plus votre seigneur, leur dit-elle, un semblant de fermeté dans la voix. De l'endroit où je me trouvais, j'ai pu voir ce qu'il est advenu de lui. Trois moines soldats l'ont encerclé, et l'un d'entre eux a réussi à l'assommer. Il a ensuite été emmené, inconscient, en travers de la selle de son agresseur. Regardez ! Ajouta-t-elle en leur désignant les traces que les chevaux avaient laissé sur la piste. Ils sont partis dans cette direction et vous ont fui avant même que vous ne puissiez réagir. Les marques de sabots à cet endroit sont plus profondes : ce sont celles de la monture qui a emporté Guilhem. Il n'y a plus qu'à les suivre. »

Claire ayant enfourché le destrier désormais sans maître de Guilhem, ce furent quatre cavaliers qui, adoptant un petit galop, se lancèrent à la poursuite de ce qui restait des exécuteurs du Pape. Leurs empreintes s'étaient imprimées sur le sol poussiéreux de telle sorte que les pister était pour eux un jeu d'enfant. Néanmoins, ils menaient un train d'enfer, et il devint vite évident qu'ils ne pourraient les rattraper qu'à la condition de maintenir sur de nombreuses lieues une semblable allure. Aussi sollicitèrent-ils leurs coursiers, malgré tout ce qu'ils avaient déjà exigé d'eux depuis leur départ matinal. Au bout d'un moment, ils s'aperçurent que leur traque les menait en direction de Saint Martin, sur le chemin qu'ils auraient eux-mêmes emprunté s'ils avaient pu poursuivre paisiblement leur voyage. Les moines ne cherchaient pas à dissimuler leurs traces. Visiblement, ils escomptaient semer leurs poursuivants. Claire, en cours de route, avait pris le soin de vérifier que le parchemin était toujours à sa place, au fond d'une des sacoches de cuir dont le cheval était équipé. Ses larmes avaient disparues, séchées par le vent de la course. Désormais, elle était seule responsable de l'objet en question, et elle savait tout ce que cela impliquait pour elle de dangers et de décisions à prendre.

Leur cavalcade incessante se poursuivit jusqu'à ce que les ombres de la nuit prennent le pas sur la clarté du jour. Leurs montures étaient fourbues et écumantes. Et, lorsqu'il fut certain que le peu qui restait de lumière ne leur permettrait plus de déchiffrer les empreintes, ils se trouvèrent dans l'obligation de s'arrêter. De plus, la lune étant dans son dernier quartier, il leur était impossible de compter sur sa complicité falote, mais néanmoins parfois suffisante. Ils improvisèrent un bivouac de fortune, au milieu de cette garrigue déserte et touffue. Et se retrouvèrent, assis au centre d'un amas de rochers qui leur procurait un abri sommaire pour passer la nuit, à mastiquer des tranches de pain à la farine d'épeautre, seule nourriture que le Balafré avait eu la présence d'esprit d'emporter avec lui à son départ de la ville de Crest.

Le lendemain, dès que les premiers rayons du soleil frappèrent la canopée, l'Ours se mit en devoir de réveiller tout son petit monde avec sa brusquerie habituelle. Le même régime d'eau et de pain bis pour se caler l'estomac, et ils s'empressèrent de seller leurs chevaux pour les enfourcher de nouveau et reprendre leur poursuite. Une demi-heure plus tard, Claire repéra tout un fouillis d'empreintes et, sur les bords du chemin, de vastes plages d'herbe couchée. « Ils ont fait halte là pour la nuit, déclara-t-elle aux trois chevaliers. Et ils doivent être à une bonne heure de cheval. » Aussitôt qu'ils l'eurent entendue, ils reprirent leur course. La matinée se passa en chevauchée dans un paysage accidenté et verdoyant. Enfin ils atteignirent un vallon encaissé dans lequel coulait un torrent. Son cours tumultueux était entrecoupé de cascades écumantes qu'ils entendaient de loin se déverser avec éclat. Des résineux poussaient un peu partout, embaumant l'air de leurs puissantes essences. Les traces les menèrent jusqu'à maints filets d'eau, qui parcouraient le sol rocailleux en sillons brillants. De nombreux cours d'eau irriguaient cette région, et ils les franchissaient, prenant à peine le temps d'abreuver leurs montures. A un moment donné, la forêt s'éclaircit pour laisser place à une vallée dégagée que surmontait, surgissant de falaises de pierre, un impressionnant piton rocheux. Sur celui-ci se dressait, majestueuse, une tour carrée qui paraissait naître de la roche. «  Le château de Rochebonne ! » s'écria Mordrain en stoppant net son cheval. Claire examina les marques de sabots sur le sol humide. Elles continuaient sur la piste, mais elles paraissaient encore fraîches. « Nous sommes en passe de les rattraper », dit-elle à ses compagnons.

Leur périple finit par les mener au pied d'un prieuré qui se nichait au creux d'un vallon dans lequel une source claire déversait son eau. Le cloître était de pierres grises, brut et massif à l'image de la nature sauvage qui l'environnait. Devant ses murs, les chevaux des moines soldats, gardés par l'un d'entre eux, paissaient l'herbe moutonnante. Ils mirent pied à terre à quelques pas de là, attachant leurs montures à l'ombre d'un bosquet providentiel qui les dissimulaient efficacement. Il ne faisait aucun doute que Guilhem était retenu prisonnier entre ces murs. Ils tinrent alors conseil afin de trouver un moyen de pénétrer dans la place.

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