Pages

lundi 19 décembre 2011

Chapitre 23 : Pourchassés

Une fois passées les terres appartenant aux Belombreuse, les quatre hommes accélérèrent le train. Ascelin les menaient, se fiant à son sens de l'orientation, qui s'était aiguisé avec le temps, devenant en lui quelque chose d'instinctif et non plus de raisonné, comme une qualité animale qui se serait subitement épanouie. Ils chevauchaient de l'aube jusqu'au crépuscule à une allure régulière, se ménageant néanmoins quelques pauses dans la journée en veillant à ne pas épuiser leurs montures. A ce rythme là, Ascelin estimait qu'il mettraient à peine deux semaines pour rejoindre le prieuré. Guilhem y était enfermé depuis un bon mois déjà, si toutefois il n'avait pas été transféré ailleurs, ce qu'il redoutait le plus. Après deux jours de voyage, et ce malgré toutes les précautions dont ils s'étaient entourés, Mordrain remarqua qu'ils étaient suivis. Il aurait juré qu'il s'agissait des moines, mais aucun de ses compagnons ne voulait se ranger à son idée. « Impossible ! Lui objectait l'Ours, essayant à tout moment d'apercevoir quelque mouvement à leur suite. Personne, à part nous, le Comte Eudes et la Comtesse Mathie ne connait notre destination et la vraie raison de notre départ. Les moines soldats sont certes bien organisés, mais comment auraient-ils pu savoir ?
_ Je l'ignore, rétorquait Mordrain, sur de son fait. Mais je sais que je n'ai pas rêvé. Il y a au moins deux ou trois cavaliers à nos trousses, et je les ai repérés depuis une bonne heure déjà. » Ils n'eurent pas l'occasion de pousser leur discussion plus avant. La géographie des lieux finit par donner raison à Mordrain. Le sentier qu'ils suivaient se faufilait dans un bois de pins, et entre les troncs dénudés qui ponctuaient l'endroit, ils aperçurent deux cavaliers qui, non loin derrière, tentaient de maintenir une allure identique à la leur. Sur un signe de l'Ours, ses trois compagnons firent demi-tour en s'enfonçant dans le sous-bois tapissé d'aiguilles. Leur manœuvre eut pour effet de prendre en tenaille leurs poursuivants, et ils ne tardèrent pas à les encercler, l'Ours ayant pris le chemin en sens inverse pour leur barrer la route. Lorsque les deux cavaliers furent de nouveau en vue, ils mesurèrent alors l'étendue de leur méprise. Devant eux, pas de moines encapuchonnés et armés jusqu'aux dents, pas d'hommes d'ailleurs, juste deux adolescents inoffensifs et étonnés d'avoir été si vite découverts par ces quatre guerriers menaçants et prêts à dégainer. La Belette et Flavien, fils du Baron de Sigy, les apercevant, avaient stoppé leurs chevaux et les regardaient venir, figés de stupeur. Ascelin fut le premier à parler : « Arrêtez ! Il s'agit seulement de mon page et de l'un de ses compagnons. » Les chevaliers entourèrent les deux garçons, et les dévisagèrent avec curiosité. « Et que diable font-ils ici ? » Questionna Mordrain. «  Tu entends ? » Reprit Ascelin en s'adressant à la Belette. « Répond à la question que l'on vient de te poser. 
_ Nous avons décidé de nous joindre à vous, Messire », débita l'adolescent en affrontant le regard peu engageant de son maître.
_ Et tu as entraîné ce jeune homme avec toi ? » Demanda Ascelin en désignant le fils du Baron. « C'est lui qui a insisté pour m'accompagner. » Flavien confirma d'un hochement de tête la version de la Belette. L'Ours grommela : « Renvoie-les au château, Ascelin. Nous n'avons que faire de deux gamins à peine sortis des jupons de leur mère. » La Belette regarda son maître d'un air suppliant : « M'sire, ne nous renvoyez pas maintenant. Nous vous avons suivis jusqu'ici, et il nous sera difficile de revenir sur nos pas. Et puis, vous savez que je peux vous être utile. » Le jeune seigneur, devant cette requête, hésita quelque peu. La Belette l'avait bien accompagné durant son voyage aller et, même s'il lui avait causé parfois du souci, il fallait reconnaître que ces derniers temps, il s'était montré plus autonome que jamais. « Je crois qu'il est un peu tard pour les renvoyer, fit-il à l'adresse de l'Ours. Je me porte garant d'eux.
_ Très bien, répliqua celui-ci. Mais ne compte pas sur moi pour leur servir de nourrice. » Et ils reprirent tous ensemble la route, leur seigneur en tête, au rythme d'un galop soutenu.

Ils firent une halte dans l'après-midi à la rencontre d'un cours d'eau dans lequel ils se plongèrent tous avec délice. Ascelin en profita pour sermonner son page. Même si devant les autres il n'en laissait rien paraître, la désobéissance de ce dernier lui restait en travers de la gorge. La Belette, pataugeant jusqu'au cou dans la rivière parcourue de reflets mordorés, accepta les réprimandes sans ciller puis, une fois la vague de remontrances passée, trouva bon de changer de sujet, histoire de détendre un peu l'atmosphère. Désignant le pendentif qu'Ascelin arborait sur son torse nu, il demanda d'un ton volontairement innocent : « D'où vous vient ce bijou, Messire ? Je ne l'avais jamais vu. » Son interlocuteur, pour lequel l'alliance bienfaisante de l'eau et des paroles prononcées avaient finalement contribué à gommer en partie son ressentiment, consentit alors à lui répondre avec calme : « C'est un présent de mon frère Hernaut, celui là même que nous allons rechercher à Milan.
_ Et où qu'c'est, Milan ?
_ En Italie.
_Et c'est loin d'ici, la Nitalie ? » Ascelin ne put s'empêcher de pousser un soupir : « L'Italie, petit ignorant. C'est un pays du sud. C'est là que réside le Pape. » A peine avait-il fini de parler qu'il aspergea la Belette d'une giclée d'eau douceâtre, et leur conversation se noya dans un pugilat aquatique auquel le jeune Flavien ne tarda pas à prendre part.

Le lendemain, ce fut le tour de l'Ours de faire remarquer à la compagnie : « Nous sommes de nouveau suivis. Cette fois-ci j'en suis certain. » Quelques minutes seulement après son affirmation, Mordrain confirma qu'il avait constaté lui aussi qu'on était en train de les pister. Même allure soutenue, même direction, mais il était prêt à parier que les cavaliers en question étaient au moins une dizaine. Ils ralentirent le galop de leurs chevaux, et ne tardèrent pas en effet à percevoir le martèlement des sabots sur la terre battue derrière eux. Un groupe de cette importance, ça ne passait pas inaperçu. Un rapide coup d'oeil en arrière leur confirma que ce qu'ils craignaient était en train de se produire. Ceux qui les pourchassaient avaient bien l'apparence de moines. Ils ne cherchèrent pas à en savoir plus et, talonnant leurs montures, galopèrent ventre à terre pour tenter de mettre le plus de de distance possible entre ces hommes et eux. La sente qu'ils parcouraient était sinueuse, et on n'y voyait guère de tous côtés à plus de quelques pas, tellement les fourrés étaient épais en cet endroit. Ascelin, persuadé qu'ils n'arriveraient pas à semer leurs poursuivants, prit le parti de se dissimuler à leurs yeux. Il donna l'ordre de démonter et, sautant de leurs chevaux à peine arrêtés, ils s'enfoncèrent dans les buissons touffus le plus rapidement qu'ils le purent. Lorsque la troupe de moines passa en trombe à leur hauteur, ce fut à peine s'ils eurent le temps de cacher la queue de leurs bêtes dans l'épaisseur de la végétation. Mais leur manœuvre sembla couronnée de succès. Les cavaliers du Pape continuèrent leur chemin sans même jeter un regard de leur côté. Ascelin fit patienter son groupe quelques minutes et, lorsqu'il jugea que l'écart était suffisant, lui fit reprendre le chemin à petite allure. « Bien joué! S'exclama Mordrain. Je crois que cette fois-ci, ils ont bel et bien perdu notre trace. » Quelques secondes s'écoulèrent avant que l'Ours ne réplique : «  Je pense, Mordrain, que tu t'es réjoui un peu trop vite. » Il n'eut pas besoin de leur fournir plus d'explications. La cavalcade qui revenait vers eux dans un fracas rythmé suffit à leur faire comprendre à tous dans quelle situation périlleuse ils se trouvaient dès lors. Faisant volter leurs chevaux dans la direction opposée, ils repartirent de plus belle dans un galop endiablé. Ascelin fit alors une tentative désespérée. Profitant de ce qu'ils avaient pris un peu d'avance et certain qu'ils ne pouvaient être vus de leurs suiveurs, il les fit abandonner le chemin pour couper à travers la broussaille, les incitant à se disperser pour mieux brouiller les pistes.

Leur progression fut aussi lente que difficile. Ils furent vite obligés de mettre pied à terre pour pouvoir poursuivre et tirèrent leurs épées, abattant branches et lianes qui entravaient leur marche. Ils essayaient à tout instant de garder au moins un contact visuel les uns avec les autres. Il sembla à Ascelin que des heures s'écoulèrent dans ce fatras végétal, avant qu'ils ne s'autorisent enfin à se parler de nouveau entre eux. Le sous-bois venait de s'éclaircir, et ils parvinrent à se regrouper. La Belette et Flavien, jeunes et sveltes, furent les premiers à le rejoindre dans l'espace que la croissance des chênes avait généré, ne permettant qu'à une herbe peu élevée de pousser à leurs pieds. Puis l'Ours arriva. Après avoir tendu l'oreille pour être certain qu'ils n'étaient plus suivis, il se risqua à appeler Mordrain et Célinan. Il entendit en réponse la voix de Mordrain qui semblait provenir de loin. « Je viens, fit ce dernier. Je suis avec Célinan. » Et quelques secondes plus tard, les deux hommes apparurent, tirant leurs montures derrière eux. Célinan, visiblement, boitait. « Que t'est-il arrivé ? » S'inquiéta Ascelin en le voyant. «  Je me suis tordu la cheville en descendant de cheval.
_ Il ne manquait plus que cela », maugréa l'Ours. « Il est possible que nous les ayons semés pour de bon, cette fois, fit remarquer Ascelin. Arrêtons-nous ici cinq minutes. J'ai besoin de réfléchir un peu. »

Une fois les chevaux attachés, ils s'écroulèrent sur le sol de la clairière et, tout en se désaltérant à leurs gourdes, prirent enfin le temps de souffler. Ils n'étaient à peu près qu'à un tiers de leur périple, et déjà ils leur fallait affronter leurs ennemis. Ascelin ôta avec précaution la botte de Célinan qui, grimaçant de douleur, le laissa palper sa cheville. « Il faut que tu évites de marcher. Rien de grave à priori, tu te remettras vite. » Tout en essuyant d'un revers de la main la sueur qui lui dégoulinait sur le front, l'Ours intervint :  « J'ai eu une sensation des plus étranges vis-à vis de ces moines. J'avais l'impression qu'ils sentaient notre présence à tout instant. » Ascelin se tourna vers lui, surpris : « Je crois comprendre ce que tu veux dire, l'Ours. A moi aussi, ça m'a fait le même effet.
_ De quoi voulez-vous parler ? » S'enquit Mordrain, pour qui la conversation prenait soudain un tour des plus obscurs. « Et bien, expliqua l'Ours, c'est un peu comme s'ils étaient tels des limiers au cours d'une chasse. Ils nous flairent. Sinon, ils ne nous auraient pas poursuivis de cette manière-là. 
_ Si tel est le cas, continua Mordrain à voix basse, ils ne vont pas tarder à débouler de nouveau. » Ascelin, ayant aidé Célinan à se rechausser, se releva d'un bond : « Peu importe la façon dont ils s'y prennent pour nous trouver. Il nous faut conserver une longueur d'avance sur eux. » Indiquant une direction qu'il évalua par rapport à la course du soleil, il ajouta : « En selle, vous tous. Nous repartons immédiatement. »

Et leur course reprit. Chacun d'entre eux avait le désagréable sentiment d'avancer à l'aveuglette. Ascelin continuait à se fier à son instinct, mais si on lui avait demandé s'il savait vers où il se dirigeait, immanquablement il aurait avoué qu'il se sentait perdu. Perdu dans l'immensité de l'océan vert qui les entouraient. Et Célinan qui les retardait, se plaignant de souffrir. C'était à un tel point que l'Ours avait émis la suggestion de le laisser au prochain village rencontré lorsqu'ils seraient sortis de cette mer végétale. Mais Ascelin et Mordrain s'étaient insurgés contre cette idée. Célinan avait son rôle à jouer dans toute cette histoire, il devait les ramener auprès d'Hernaut après leur étape au prieuré de Rochebonne. Il n'était pas question de l'abandonner.

Alors que les ombres avaient commencé à s'allonger, annonçant la fin proche du jour, ils aboutirent enfin à une lisière. Devant eux, des prés qui attendaient pour être fauchés, et quelques cultures éparses bordées de haies fournies. Ascelin se sentit soulagé. Pour la première fois depuis des heures il pouvait relâcher la tension qui s'était installée en lui. Ils avaient maintenant suffisamment de visibilité pour s'assurer qu'ils n'étaient pas suivis, et demain il serait bien temps de s'enquérir auprès d'un paysan du coin de la direction à prendre. Ils firent halte dans l'une des pâtures dont une brise légère faisait courber les hautes herbes mais, par simple précaution, se relayèrent pour monter la garde. Vers les quatre heures du matin, Célinan, ne pouvant dormir car sa cheville, disait-il, l'élançait, proposa à Mordrain de le remplacer. Celui-ci accepta et le laissa seul jusqu'à l'aube.

Ce fut Ascelin qui se leva le premier, et tout de suite il remarqua que quelque chose clochait. Nulle part il ne voyait leurs chevaux, qui normalement avaient été entravés non loin d'eux. Il réveilla l'Ours et Mordrain, et tous trois rejoignirent Célinan. Celui-ci dormait à poings fermés. L'Ours, sans ménagement aucun, lui fila un coup de pied dans les côtes : « Hé ! Chevalier de pacotille ! Peux-tu nous dire où sont passées nos montures ? » Célinan ouvrit les yeux, et force leur fut de constater qu'il s'était tout simplement endormi durant sa garde et que les chevaux avaient bel et bien été dérobés. Ascelin leva les yeux vers le ciel : aucun oiseau de proie ne volait au-dessus de sa tête, c'était le plus mauvais des présages. Mais il n'allait pas se décourager pour autant. Il réveilla à leur tour les deux pages et incita ses hommes à marcher jusqu'au prochain village. Là, il négocierait pour obtenir des chevaux, et ils reprendraient leur voyage si subitement interrompu. Il regretterait Ombrage, une si bonne jument, c'était sur. Mais il ne fallait pas qu'il s'attarde sur cette mésaventure. Ses deux frères avaient besoin de lui, il le savait. Et il était prêt à tout pour les rejoindre. Ils allaient surement perdre une journée entière, peut-être plus, et il ne fallait pas qu'ils tardent d'avantage.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire