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lundi 12 décembre 2011

Chapitre 22 : Nouvelle expédition

Dans la grande salle du donjon, dont les murs étaient ornés de tentures dans les tons de rouge et de bruns représentant d'anciennes batailles qui rappelaient les hauts faits de la chevalerie, Eudes s'était levé et faisait les cent pas sur les dalles de pierre. Face à lui, Ascelin, l'Ours, Mordrain et Célinan avaient pris place sur des sièges recouverts de cuir, et le regardaient aller et venir en silence. Eudes s'arrêta net et se tourna vers eux, les considérant à tour de rôle. « Et vous êtes certains que c'est ce que vous voulez réellement ? » demanda-t-il. Mais c'était pure formalité. Il connaissait déjà la réponse. Son frère cadet et les trois chevaliers présents étaient tombés d'accord depuis un moment déjà sur la façon de gérer leurs problèmes présents. Ce fut Ascelin qui prit la parole : « Il ne servirait à rien de partir avec une troupe, dit-il. Nous devons être rapides et discrets. A nous quatre nous pourrons rejoindre le prieuré de Rochebonne par des chemins que je connais sans attirer l'attention des moines soldats. Une fois là-bas, nous trouverons bien le moyen de délivrer Guilhem. 
_ Ils sont nombreux en la place », fit remarquer Eudes, encore sceptique quant à l'efficacité de la démarche. « La ruse et l'ingéniosité peuvent venir à bout d'une centaine d'hommes, intervint Célinan, tout en balayant leur petite assemblée du regard. Rappelez-vous, Messire, de la prise de la citadelle au nord d'Antioche. Le subterfuge d'un seul homme qui a réussi à y pénétrer, et les portes de la ville nous ont été ouvertes.
_ Je sais, répliqua Eudes, mais nous étions des centaines à attendre dehors. Et je m'en voudrais tellement s'il arrivait malheur à l'un d'entre vous.
_ Pour une fois, Eudes, intervint Ascelin, et sa voix résonna dans la pièce, peux-tu me faire confiance ? » Le frère aîné s'attarda à contempler son cadet, semblant hésiter encore sur la conduite à tenir. « En toi j'ai toute confiance, répondit-il. Mais ceux auxquels tu vas te mesurer sont bien pires que tout ce que tu as pu connaître jusqu'alors. » Le silence envahit de nouveau la salle, écrasante sous son haut plafond lambrissé. « Soit ! Reprit Eudes d'une voix ferme. Mes négociations ne donnant rien, rendez vous tous les quatre à Rochebonne, tentez de libérer Guilhem et, ceci fait, suivez Célinan jusqu'à Milan. Et ramenez-moi de gré ou de force cette outre à vin qui nous tient lieu de frère, ainsi que le parchemin que je lui ai confié. « Nous le ferons », fit l'Ours, rangeant à sa ceinture le coutelas avec lequel il n'avait cessé de jouer durant toute la réunion. Ascelin se leva alors, bientôt suivi des trois autres hommes, et se dirigea vers la sortie. Eudes l'interpella : « Ne t'en va pas tout de suite, mon frère. Je n'en ai pas encore fini avec toi. »

Lorsqu'ils furent seuls tous les deux, l'aîné se dirigea vers un angle de la pièce, ramassa le baudrier et le fourreau qui contenait son épée. Il la tira et la lame apparut, étincelante dans le contrejour qui inondait la pièce. La pointant vers le sol, il en tendit la garde à son frère cadet. « Prend-là, Ascelin, dit-il. Divine te servira à accomplir ce qui doit l'être. » Les yeux du jeune homme s'agrandirent sous l'effet de la surprise. «  Mais, Eudes. Cette épée est tienne. C'est un estramaçon, et toi seul sait la manier...
_ Tu apprendras à t'en servir, le coupa Eudes sur un ton péremptoire. Tout comme j'ai appris à ton âge. Et, crois-moi, après ça, tu ne pourras plus t'en passer. Maintenant, va, et prend garde à toi. »

Dehors, dans la cour rectangulaire bordée des hauts murs d'enceinte et dominée par le donjon, Mordrain avait retrouvé Claire et faisait quelques pas en sa compagnie. Le chevalier aux yeux verts, tiré à quatre épingles selon son habitude, formait au premier abord avec cette jeune femme à la mise sobre un couple des plus insolites. Mais de Claire, vêtue d'une simple robe unie en drap de laine, se dégageait tellement de féminité que personne ne se serait étonné de la voir escortée de Mordrain. « C'est demain que tu pars ? » lui demanda-t-elle en le dévisageant d'un air triste. Depuis peu, au grand plaisir du chevalier, elle avait adopté le tutoiement à son égard, se mettant par là-même sur un pied d'égalité avec lui. « Demain, oui », répondit-il simplement. Et, lui prenant la main, il se campa devant elle, la dominant d'une tête. Claire pressentit qu'il attendait quelque chose. Pas encore au fait des usages du grand monde, elle se mit à réfléchir à toute vitesse à ce qu'il pouvait bien espérer d'elle. Et le déclic se fit. D'un geste sur, elle ôta de sa chevelure une à une les épingles qui retenaient son voile couleur violine, et en fit don au chevalier, qui le reçut un sourire aux lèvres. Elle l'aida alors à nouer le fin tissu autour de son bras gauche, tandis qu'il lui déclarait posément : « Je le porterai nuit et jour en gage d'amour et son contact m'aidera à accomplir ma quête. » Et il resta auprès d'elle jusqu'à la tombée du jour. Demain, lorsqu'il reprendrait la route, elle rejoindrait un groupe de moniales cloitrées un peu plus loin dans la montagne, et ses journées se passeraient à attendre le retour des chevaliers et de leur seigneur Guilhem, rythmées par les hymnes et les prières de ses nouvelles compagnes.

De son côté, lorsque Ascelin dans la soirée revit son page dans les écuries, ce fut pour lui annoncer qu'il partirait sans lui le lendemain de bonne heure, le laissant aux bons soins de son frère Eudes. La Belette lui fit immédiatement comprendre que la perspective d'être mis de côté tandis que son maître allait au devant de nouvelles aventures ne lui agréait pas du tout. Et Ascelin eut beau lui rabâcher à quel point il avait de la chance de se retrouver au service d'un homme tel que le Comte Eudes, le gamin ne démordait pas du fait qu'il avait le sentiment d'être abandonné par lui. Suite à leur conversation, il se réfugia d'ailleurs dans une bouderie volontairement calculée dont il ne sortit que le lendemain matin pour remettre à son maître sa jument fraichement étrillée et équipée pour la route.

Le jour dit, les quatre hommes se retrouvèrent comme prévu dans la cour principale, juchés sur le dos de leurs montures qui, reposées et fringantes, ne demandaient qu'à prendre le départ. Célinan, qui visiblement n'avait pas dessoulé d'une de ses beuveries de la veille, avait du recourir à l'aide de deux palefreniers pour enfin réussir à se mettre en selle, et c'était par miracle qu'il s'y maintenait. Ascelin s'en était inquiété auprès de l'Ours et de Mordrain, lesquels avaient répondu, blasés, qu'une demi-journée de chevauchée ventre à terre suffirait à lui faire reprendre ses esprits, et que de toutes façons, là où ils allaient, il n'était pas question d'estaminets ou d'autres établissements de ce genre, et que par conséquent il n'y avait pas lieu de s'en alarmer. Après que Eudes les eut accompagnés jusqu'à la poterne, ils s'éloignèrent sur le chemin de terre qui les conduisait jusqu'au prochain village. Une fois sortis du Comté, ils emprunteraient des sentes obscures, évitant toute habitation, vivant de chasse et de cueillette, dormant au fond des bois les plus profonds, et cela jusqu'à ce qu'ils atteignent Rochebonne. Peu avant le premier bourg, et comme il fallait s'y attendre, les soeurs du Val, Justine et Mélisende, plus flamboyantes que jamais sous leur chevelure couleur de feu, les guettaient sur le bord de la route. L'Ours les appela et elles l'entourèrent aussitôt, admirant son coursier qui piaffait d'impatience, caressant le fourreau de son épée, touchant le bois de son arc qui dépassait en travers de sa selle. « Reviens-nous vite, dit l'une d'elles. Pas dans quatre ans, comme la dernière fois. » L'Ours, à les voir si impatientes, éclata d'un rire sonore, avant de leur répondre : « J'aurai trop peur de vous retrouver vieilles et décaties d'ici là. Comptez donc sur moi pour revenir le plus vite possible. » Et il se dégagea d'elles en éperonnant son cheval. Parvenu à la hauteur de Mordrain, il apostropha ce dernier qui, il le savait, n'avait rien perdu du spectacle. « Tu as eu tort de ne pas te joindre à nous ces derniers temps. Ces deux filles se sont plaintes de la froideur de ton accueil. » Mordrain, à ces mots, lui désigna le voile mauve qui ornait son bras : « Tu sais ce que cela signifie, l'Ours?
_ Ouais, répondit celui-ci, goguenard. Libre à toi si tu veux t'engager sur ce genre de chemin. Mais, crois-moi, je me suis fait une idée de la fille : il sera long et difficile. Tu n'es pas prêt de conclure avec elle.
_ Décidément, l'Ours, tu ne comprends rien à rien. Et si je te disais que l'idée de faire l'amour avec elle est plus forte que l'acte en lui-même, cela te dépasse, n'est-ce pas?
_ Si cela me dépasse? Le terme n'est pas tout à fait exact : dis plutôt que pour moi c'est inconcevable.
_ C'est bien ce que je pensais. Ta vision de l'Amour est finalement plutôt proche de celle de l'animal dont tu portes le nom. Je sais que tu vas tout faire pour me convaincre que j'ai tort. Mais, crois-moi, ce sera en pure perte, car il existe bien d'autres façons d'aimer une femme, et je saurais te le prouver. » L'Ours répliqua aussitôt : "Je suis prêt à parier avec toi qu'à notre retour de cette expédition, tu l'auras déjà oubliée dans les bras d'une autre. Mon coutelas pour gage, ça te va?
_ Ton coutelas? interrogea Mordrain, surpris par une telle offre. Celui qui te viens de Damas?
_Celui-là même. 
_ Pari tenu."
Et, sur ces derniers mots, Mordrain mit son cheval au galop, et le reste de la troupe adopta aussitôt son allure.

Depuis la tour des Soupirs, la Comtesse Mathie les vit s'éloigner, quatre petites silhouettes qui disparurent peu à peu à l'horizon comme happées par la forêt environnante. « Le chevalier Célinan est en route pour Milan, Madame. » Euric, son homme de main, surgi brusquement par une porte dérobée, venait de prononcer cette phrase. « Je sais, répliqua la Comtesse, et je suis prête à parier qu'il vous a donné du fil à retordre.
_ Comme vous me l'aviez dit, Madame. Il a fallu le repêcher au fin fond d'une taverne pour qu'il puisse se joindre à temps à l'expédition.
_ Cet homme n'a pas de parole, Euric, je vous avais prévenu. De plus, je sais à quel point il a perverti Hernaut. Et je n'ai jamais compris ce que ce dernier pouvait bien lui trouver.
_ Peut-être l'attrait de ce qui est défendu », précisa Euric. « Surement, fit la Comtesse, songeuse. En tous cas, il n'y a guère de danger qu'il contamine Ascelin.

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