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lundi 23 janvier 2012

Chapitre 28 : Les bonnes fées d'Ascelin

    Ascelin maintenant en était sur : ils étaient déjà passés par ici. La vue du tronc tordu d'un vieux sorbier, à moitié dissimulé sous les attaques d'un lierre, l'avait confirmé dans son idée. Derrière lui, son frère, ses pages et les chevaliers suivaient en silence depuis des heures, respectant son besoin de concentration. Il ferait un bien piètre pisteur, il en était certain. Peut-être s'était-il fourvoyé à la dernière intersection ? Toutes ces pistes, tous ces croisements de chemins, tout avait tendance à s'embrouiller dans sa tête. Pourtant, il savait qu'elles n'étaient pas bien loin. Mais les deux guérisseuses s'étaient entourées de tellement de précautions en s'installant au cœur de cette forêt inextricable, que même en prenant pour repère les bords de la rivière, on était assuré de passer à côté de leur masure sans la voir. Il stoppa net sa monture. L'Ours arriva à sa hauteur, et il perçut le souffle rauque et difficile du chevalier Mordrain qui s'arrêta à son tour, le bras en écharpe et plus pâle qu'il ne l'avait jamais vu. « Et maintenant, que faisons-nous ? » Baldric posait la question à bon escient, car il n'était pas dupe de la situation présente. Ascelin ne répondit pas tout de suite, le regard perdu dans la profondeur des halliers qui s'étendaient devant lui. Puis il leva les yeux vers le ciel. Comme il s'y attendait, un faucon y tournoyait, et son cri parvint jusqu'à eux, aussi pur que l'air qui le portait. Il sortit de sa rêverie passagère. Sa décision était prise. Il ne pouvait plus rester plus longtemps avec ce frère qui n'était plus que l'ombre de ce qu'il avait été auparavant, et ce chevalier dont les souffrances allaient en croissant de jour en jour. « Attendez-moi ici. Je vais m'enfoncer un peu plus avant dans cette forêt. J'ai quelque chose à accomplir et, mis à part mon page, je n'ai besoin de personne d'autre. » L'Ours acquiesça d'un simple mouvement de tête. Ascelin appela la Belette, et tous les deux s'évanouirent dans les taillis, comme happés par la masse végétale.

                                                      Lorsqu'il fut certain qu'ils étaient hors de vue et hors de portée de voix, il expliqua à son page ce qu'il avait l'intention de faire. Ce dernier l'écouta attentivement mais ce qu'il entendait s'apparentait pour lui plus à un conte qu'à des paroles censées. Il voulut l'accaparer de questions, mais Ascelin le fit taire d'une dernière phrase qui ne souffrait aucune contradiction : « Je te demande juste, la Belette, de monter la garde à mes côtés une fois que tu me verras comme endormi, et de me réveiller si tu vois que je tarde à le faire de moi-même. C'est tout. Rien de plus simple. » Et, sortant une petite fiole qu'il avait attachée à sa ceinture, il en fit sauter le scellement et en avala le contenu tout d'un coup. L'adolescent, le dévisageant avec curiosité, attendit en silence. Son maître, ayant étendu son manteau au sol, ne tarda pas à s'allonger sur celui-ci, et après quelques instants seulement la Belette constata qu'il fermait les paupières et qu'ensuite son souffle était devenu perceptible et régulier, lui confirmant alors qu'il était plongé dans un profond sommeil. Il s'assit non loin, s'adossant à un tronc, tout en gardant un œil sur le jeune seigneur et, finalement persuadé que celui-ci lui avait dit la vérité, essayait de s'imaginer les visions dans lesquelles la potion qu'il avait ingurgitée venait de le plonger.

                                                       Ascelin refit son voyage d'oiseau de proie, retrouvant les longues rémiges que le vent agitait, les nuées éparses et humides, le bleu du ciel et la vision panoramique de la région dans laquelle il se trouvait. Il lui fallut peu de temps à cette hauteur pour repérer les toits sommaires de chaume et de branchages qui l'avaient hébergé plusieurs jours durant lorsqu'il était blessé. Il aperçut un groupe de cavaliers démontés qui attendaient auprès de leurs chevaux sur une piste à peine tracée, et il comprit qu'il s'agissait de ses compagnons de voyage. Lui-même, il devait être aux côtés de la Belette à quelques pas de là, dissimulé sous le couvert épais des arbres. Etrange sensation tout de même que de savoir son corps allongé quelque part alors qu'il était en train de parcourir le ciel à grands coups d'ailes. Il prit le temps d'établir des repères surs pour être en mesure de se diriger sans erreur jusqu'aux huttes. Lorsque ce fut fait, il songea à revenir de nouveau dans son corps mais, les guérisseuses ne lui ayant pas expliqué comment faire, il fut quelque peu perturbé par cette idée pendant quelques instants, et puis il retrouva sa sérénité, persuadé que la Belette finirait bien par le réveiller. Alors, tout rentrerait dans l'ordre. Il lui fallait seulement patienter un peu. Pourquoi n'en profiterait-il pas pour explorer le monde qui s'étendait sous lui ? Après tout, c'était sans doute la dernière fois qu'il lui était permis de vivre cela. S'appuyant sur un souffle de vent, il vira de bord et se dirigea vers une plaine qu'il apercevait au-delà de la rivière, et il ne tarda pas à reconnaître les toits d'un village. Voir ses compatriotes de là-haut, voilà qui pouvait se révéler intéressant. Arrivé à l'aplomb des toits, il se mit à décrire des cercles concentriques, jouant avec le vent aussi simplement que s'il s'agissait d'un instrument  dont il aurait appris à se servir. Il se délecta de ce nouveau jeu quelques secondes durant, appréciant la vue magnifique sur cette campagne que les hommes, en bas, avait marquée de leurs labeurs incessants. Jusqu'à ce qu'une flèche frôle son corps d'oiseau, sifflant dans l'air et le faisant sursauter, dérangeant l'orbe parfaite qu'il était en train d'exécuter. Un rapide coup d'oeil au sol lui permit de voir son agresseur : sans doute un enfant, muni d'un arc qui, à l'orée d'un bosquet, s'amusait à tirer sur tout ce qui bouge. Ascelin paniqua. En tant qu'humain, il aurait trouvé la solution tout de suite, et se serait sorti rapidement de ce mauvais pas. Mais là, il n'avait rien pour se protéger et se défendre. Plus de bras, plus de jambes, plus d'armes. Certes, un bec et des serres plus qu'acérées, mais à cette distance-là, comment répliquer ? Et surtout, pas un seul endroit pour se dissimuler. Son vol se ressentit nettement de ses émotions. Perdant de l'altitude, il se mit à battre follement des ailes, cherchant à rétablir l'équilibre qu'il venait de perdre. Et puis, tout alla très vite. Une seconde flèche traversa l'espace qui le séparait du sol. Il la vit nettement s'approcher à toute vitesse et, lorsqu'il crut que sa dernière heure était arrivée, c'est alors qu'il se sentit secoué à toutes forces et qu'il bascula de nouveau d'un monde dans l'autre. Son regard bleu de ciel s'ouvrit sur la face anxieuse de son page qui tentait de le réveiller depuis  un bon moment déjà en le bousculant et en lui criant dans les oreilles du plus fort qu'il le pouvait. Il poussa un grand soupir de soulagement et se redressa lentement. Comme la fois précédente, la tête lui tournait. Mais cela lui importait peu, après ce qu'il venait de vivre. Brusquement, il prit dans ses bras l'adolescent, qui, n'y comprenant rien, le laissa faire, et le serra contre lui presque à l'étouffer. « Ah, Belette, tu viens de me sauver la vie. Je te raconterai cela plus tard. Maintenant, il me faut mener Guilhem et Mordrain sans attendre chez les guérisseuses. » Et, disant cela, il se remit sur ses pieds, tandis que le page le regardait d'un air hébété.

                                                             Quelques secondes plus tard, tout en soutenant le chevalier blessé, et tandis que son frère aîné s'appliquait à mettre ses pas dans les siens, il marchait dans les fourrés, dans une direction connue de lui seul. Lorsqu'ils débouchèrent sur la clairière au centre de laquelle s'érigeaient les huttes de branchage, ce fut pour se rendre compte qu'il était attendu. Ingeburge et Ermengarde, un sourire aux lèvres, le laissèrent venir à elles. « Tu vois, Ermengarde, fit la plus âgée, je t'avais bien dit que nous le reverrions. » Ascelin s'arrêta à deux pas d'elles et avoua : « Je suis revenu auprès de vous, Mesdames, car je sais qu'il n'y a que vous qui puissiez nous aider. Voici mon frère Guilhem, et un chevalier, vassal de mon aîné, dénommé Mordrain. » A la vue de ce dernier, les deux vieilles femmes se rapprochèrent, et une conversation des plus étonnantes débuta alors entre elles tandis qu'elles examinaient Mordrain: « Regarde, Ingeburge, comme il est beau, celui-là.
_ Tu as raison, Ermengarde. As-tu remarqué la couleur de ses yeux ?
_ Oui, verts comme des émeraudes. Et la finesse de ses traits », enchaîna Ingeburge, enthousiasmée comme une jouvencelle à la vue d'un joyau de grande valeur. Mordrain leva un regard éloquent vers Ascelin, cherchant en celui-ci autant un soutien que l'ombre d'une explication. « Elles s'y connaissent dans l'art de guérir, tu peux leur faire confiance » le rassura le jeune seigneur en appuyant ses dires d'un hochement de tête. L'excentricité de ces deux femmes prenait parfois un tour des plus surprenants pour qui les rencontrait pour la première fois. « Bon! Fini de plaisanter! » s'exclama la plus âgée, changeant brusquement de ton, aussi versatile que le vent qui soufflait alentour sur les frondaisons et faisait battre leurs guenilles sur leurs jambes maigres. Obligeant le chevalier à s'asseoir à même le sol de terre battue qui environnait les huttes, elle entreprit de défaire ses bandages avec douceur. Durant ce temps, Ermengarde se renseignait sur l'état de santé de Guilhem, posant nombre de questions, auxquelles Ascelin répondait avec le plus de précision possible.

                                                     Alors qu'il venait de lui décrire l'ensemble des symptômes dont son frère était atteint, voici que la guérisseuse se mit soudain à le fixer de manière étrange : « Qu'est ceci, jeune sang bleu? » interrogea-t-elle en désignant la pierre azurée enchâssée d'or qu'il portait à son cou. Et, sans même attendre sa réponse, elle se saisit du bijou pour l'examiner de plus près, tout en le questionnant de nouveau :  « Où t'es-tu procuré ça? » Ascelin vit bien à la grimace de contrariété qui sculptait les traits de son interlocutrice que quelque chose n'allait pas.  « C'est un cadeau de l'un de mes frères. Quel est le problème? » Eut-il le temps de lui répondre. « Ingeburge! S'écria alors celle-ci. Laisse tomber ton chevalier pour venir examiner ça. » La vieille, se tournant à regret, demanda de quoi il s'agissait. « Je crois que notre petit aristocrate véhicule un espion sur lui. » L'aïeule se retrouva sur ses pieds à peine le temps d'un battement de cils. Repoussant sa comparse sans ménagement, elle se saisit à son tour de l'objet. « Un « regard gemme », plus exactement, Ermengarde. Et dis-moi, mon garçon, qui t'as donné cela? Ton frère lui-même? »
_ Non, c'est un de ses vassaux qui me l'a remis de sa part.
_ Et bien, j'espère que celui-ci ainsi que son suzerain ignorent le véritable usage de cet objet, sinon... cela signifierait que dans ton entourage, jeune homme, tu as sans le savoir des adeptes de la magie...
_ Oui, enchaîna Ermengarde, de la mauvaise magie, la noire, celle qui est la pire de toutes. » La plus vieille des deux femmes jeta alors à Ascelin un regard déterminé et ordonna : « Assez parlé, noblaillon. Donne-moi ce pendentif, qu'on en finisse une fois pour toutes. » Ascelin eut l'ombre d'une hésitation, balançant entre la confiance qu'il accordait à son frère et celle, plus récente, qu'il concédait désormais à ces deux femmes. «  Allez! Vite! » Ingeburge lui fit savoir au ton de sa voix que c'était moins que jamais le moment d'hésiter. Il ouvrit le fermoir et se défit du joyau, le lui remettant sans plus attendre. L'aïeule l'examina avec une attention redoublée, puis son regard parut flamboyer l'espace d'un instant entre les mèches de sa chevelure de neige. Elle se dirigea vers la hutte en hâtant le pas, en ouvrit la portière de peaux de bêtes et y pénétra sans un mot. Ascelin la vit nettement par l'ouverture se rendre auprès du feu de l'âtre et balancer d'un geste vif le sautoir et sa pierre au beau milieu des flammes. Celles-ci crépitèrent furieusement, comme affolées, et une myriade de braises se mit à voler dans la cabane, avant de retomber en gerbe sur le foyer incandescent. Ingeburge se retourna et, franchissant de nouveau le seuil de son petit domaine, réapparut à la lumière du jour. « Voilà qui est fait, déclara-t-elle. Mais dès lors nous nous devons de changer de lieu de vie. Ce que je craignais s'est bel et bien produit : l'emplacement de notre refuge est désormais connu de quelqu'un, et de celui-ci j'eusse préféré ne plus jamais en entendre parler.
_ Et qui est? » Demanda Ermengarde, pour qui la découverte de l'identité de leur espion semblait prendre l'apparence d'un simple jeu de plus.
« Anthèlme le Noir. » L'annonce de ce nom jeta un froid qu'Ascelin ressentit jusque dans la moëlle de ses os. Ermengarde écarquilla les yeux, juste avant de s'exclamer : « Le serviteur du Pape! »
_ Oui, ma fille, lui en personne. Pas la peine de m'appesantir pour t'expliquer à quel point il y a péril en la demeure. » Puis, s'agitant subitement, comme aiguillonnée par un invisible insecte : « Allez! Agissons! » Et, secouant Ascelin, qui avait écouté jusque-là sans trop comprendre :  « Et toi, sang de la noblesse, ne reste pas planté là, et viens nous prêter main forte. Nous nous occuperons plus tard de tes malades. »

                                                     Ayant parlé, elle retourna dans la hutte, suivie de son inséparable compagne. Ascelin se décida alors à y entrer à son tour et, durant les minutes qui suivirent, se déroula un ballet effréné, sous la conduite de la plus âgée, qui choisissait les objets à emporter d'urgence, et leur faisait mettre ceux-ci dans des sacs de toile. Ainsi, fioles soigneusement bouchées, pierres rares, racines desséchées, outils des plus insolites, et toutes sortes de choses sur lesquelles Ascelin aurait été bien incapable de mettre un nom, furent soigneusement emballées et mises de côté à une vitesse surprenante.

                                                     Lorsque Ingeburge estima que cela suffisait, elle leur fit porter les sacs au dehors, puis harnacher un couple de mules qui, paissant dans la clairière à deux pas des masures, leur permettrait de transporter tout cet attirail vers un lieu connu d'elles seules. A l'intérieur ne subsistaient qu'herbes sèches et potions de peu d'importance, qu'elles seraient capables de concocter de nouveau au fur et à mesure de leurs besoins. Au moyen de torches alimentées avec les braises du foyer résiduel, elles mirent le feu à tout cela, effaçant définitivement leur demeure et les traces de leurs activités de cette partie de la forêt. Tandis que les flammes s'élevaient en tourbillonnant vers le ciel, envahissant l'endroit d'une chaleur à peine supportable, Ermengarde alla chercher une dernière monture, solide roussin récupéré comme d'habitude d'on ne sait où, et qu'elle destina à Mordrain, l'aidant alors à l'enfourcher. Ascelin, lorsque tous les préparatifs furent achevés, s'adressa aux deux femmes, quelque peu confus : « Vous avez ma parole que j'ignorais totalement quel était la vraie nature du présent de mon frère. Si j'avais su à quel point cela vous mettrait dans l'embarras, soyez sures que jamais je ne l'aurai accepté, même venant de lui. » Ingeburge l'arrêta aussitôt, une lueur de malice au fond de ses yeux délavés : « N'est-il pas mignon, notre petit protégé? » Puis son regard redevint insondable, presque inquiétant. Mais tu vas devoir nous laisser, Ascelin. Et, dès lors que tu auras repris la route avec le reste de tes compagnons, je te conseille de garder pour toi ta part de compassion et tes manières de noble. Il te faudra puiser en toi tout ce que tu as de guerrier et de sauvage, car je veux que tu accomplisses quelque chose pour nous, que seul un homme de ta trempe peut être en mesure de réaliser. » Le jeune seigneur était tout oreille pour cette voix qui l'ensorcelait presque. L'aïeule poursuivit : « Tu devras pour cela te rendre chez Anthèlme le Noir. Aussi vais-je t'expliquer de quelle manière tu pourras arriver jusqu'à lui.

                                                       Lorsqu'Ascelin eut reçu de la part d'Ingeburge tous les conseils nécessaires à sa future entreprise, ce fut au tour d'Ermengarde de venir le trouver. En le voyant jeter des regards inquiets à l'égard de son frère et du chevalier, elle crut bon de le rassurer. « Ne t'en fais pas, rejeton de la noblesse. Ils sont entre de bonnes mains. Certes, la blessure du chevalier n'est pas jolie jolie de prime abord. Tu as un peu trop tardé pour nous l'amener mais, avec un peu de chance, nous te le rendrons entier et aussi vigoureux qu'avant.
_ Et comment vous retrouverai-je ? » S'informa Ascelin, qui n'avait dès lors plus la moindre goutte de potion à sa disposition. « Ne te tracasse pas pour cela, répondit la vieille femme. Ce sont eux qui te retrouveront le moment venu. »

                                                       Quand le jeune homme revint en solitaire sur ses traces en direction de la rivière, il se retourna une dernière fois pour les apercevoir s'éloignant à pas lents de la clairière en flamme. Ce qu'il venait d'apprendre suscitait en lui nombre d'interrogations et de doutes qu'il lui faudrait s'efforcer de dissiper dans les jours à venir. Hernaut dans son esprit et son cœur était bien sur hors de cause. Mais quant à Célinan... en y repensant son comportement au cours de leur voyage avait maintenant pour lui quelque chose de suspect. D'abord ce présent provenant soi-disant de son frère et qui en fait était un moyen d'espionner ses faits et gestes tout au long de son périple. Puis sa cheville foulée : simulation destinée à les retarder ou involontaire accident ? Et sa disparition subite? Avait-il réellement été victime des moines soldats ou s'était-il éclipsé sciemment? Maintenant, il lui semblait tout à fait légitime d'en douter.

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