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dimanche 17 juillet 2011

Chapitre 2 : Guilhem

Du haut des murs du castellum, Guilhem pouvait embrasser du regard toute la plaine environnante. Sa vue perçante distinguait au loin les minuscules silhouettes des serfs qui s'affairaient dans leurs champs. La région, plantée de vignes et d'oliviers, était suffisamment riche pour assurer la prospérité de son beau-frère, seigneur de Pontevès, marié depuis bientôt dix ans à sa sœur Emeline. C'était d'ailleurs la première fois qu'il la revoyait depuis son mariage, lorsque, jeune épousée de dix-huit ans, elle avait quitté définitivement Belombreuse pour suivre son mari, lequel avec ses vingt ans de plus était déjà à l'époque pour elle un vieillard, certes d'un nom illustre et d'une fortune attrayante, mais un vieillard tout de même. Mais que pouvait dire une femme, de noble naissance au demeurant, contre un mariage arrangé par deux des plus puissantes familles de France ? Elle n'avait pu que se résoudre à vivre dans cette contrée du sud, et les dix années étaient passées malgré tout avec une célérité surprenante, occupée qu'elle était à torcher ses nombreux marmots dont le seigneur des lieux, bien que jugé par elle comme étant hors d'âge, s'était empressé de l'engrosser, faisant montre en cela d'autant d'ardeur que n'importe lequel des étalons qui peuplaient ses écuries.

La veille, elle avait accueilli son frère cadet avec tant de débordements de joie qu'il s'était senti obligé de lui concéder quelques jours de halte entre ces murs, lui qui avait projeté de lui rendre seulement une visite rapide, une nuit peut-être, pas plus, avant de repartir avec ses trois chevaliers sur la longue route qui les ramèneraient jusqu'à Fiercastel. Elle avait besoin de prendre du temps en sa présence pour évoquer avec lui les neiges ardennaises, ainsi que les longues veillées au coin du feu passées avec Mère et ses suivantes. Tout cela lui manquait visiblement, et Guilhem ne pouvait pas nier que lui aussi, il en éprouvait une certaine nostalgie, après ces quatre longues années passées dans cet Orient tellement différent de tout ce qu'il avait connu jusqu'alors.
« Pourquoi n'es-tu pas venu avec nos frères ? » s'était-elle étonné en premier lieu, le fixant de ses yeux d'un bleu lavande, avec une expression identique à celle qu'il lui connaissait depuis sa prime jeunesse. A Gènes, il avait prêté serment de ne rien dévoiler de toute cette affaire. Alors, il avait prétexté un quelconque désaccord au sein de la fratrie, lequel pouvait expliquer passablement leur séparation subite. Il détestait mentir, et encore plus à sa sœur. Tout ça, c'était Hernaut qui en était entièrement responsable, le troisième des frères seigneurs de Belombreuse. Ses écarts de conduite, ses beuveries répétées, l'avaient mené à en dire un peu trop sur un secret qui avait lié les cinq frères depuis leur séjour à Jérusalem, et dont nul autre qu'eux n'aurait du connaître la teneur. Et pourtant, à vingt-cinq ans révolus, il avait depuis longtemps atteint l'âge de raison. Mais, de toute évidence, Hernaut avait oublié que sagesse et modération allaient de pair, et son état d'esprit ne s'était guère arrangé de ce point de vue depuis sa participation aux croisades. Guilhem lui en voulait farouchement de les avoir mis dans une telle situation. Mais, quoique toujours furieux contre lui, son ressentiment n'était rien à côté de celui que nourrissait à son égard Eudes, leur aîné à tous, le chef incontesté de la famille depuis la mort de leur père. Lorsque ce dernier avait été informé de la bévue d'Hernaut (il revoyait la scène avec une netteté saisissante), son sang n'avait fait qu'un tour. Jamais il ne l'avait vu aussi pâle, aussi bouleversé. Et, une fois la première émotion dissipée, il s'en était fallu de peu qu'Eudes ne passe le jeune débauché au fil de son épée. Leur propre frère ! Les trahir de cette manière. Depuis, Hernaut avait plaidé sa cause avec tant de fougue que ses trois autres frères avaient néanmoins décidé de lui accorder une seconde chance. Mais, cette fois-ci, il valait mieux pour lui qu'il fasse ses preuves et, plus encore, qu'il se trouve une occasion de se racheter. Sinon, une fois rentré à Fiercastel, il lui en cuirait bien au-delà de tout ce qu'il pourrait imaginer.


Donc, Guilhem avait servi à sa sœur Emeline un plat à sa façon, que, dans sa confiance fraternelle, elle avait ingurgité sans broncher. En revanche, il lui avait fallu lui dire la vérité sur la mort d'Enguerrand, tombé au pied des murs d'Antioche. Et le frère et la sœur avaient tenté de se consoler l'un l'autre de la disparition de ce jeune guerrier de vingt et un ans, qui leur léguait en partant des visions douces-amères de son regard pétillant de joie lorsqu'il venait d'inventer un bon coup, entraînant le plus souvent Ascelin à sa suite. Et encore, Guilhem estimait qu'ils n'étaient pas les plus infortunés parmi tous ceux qui, innombrables, avaient décidé de quitter Jérusalem pour rejoindre leurs foyers respectifs. Sur les cinq qui étaient partis, il en revenait quatre à ce jour, et indemnes de surcroit. De cela, rares étaient les familles qui pouvaient s'en vanter, décimées qu'elles étaient par ces quatre années de guerre, avec parmi les rescapés, nombre de mutilés qui se traînaient désormais jusqu'à leurs fiefs d'origine.

Guilhem en était à ce point de ses pensées quand il sentit une main ferme se poser sur son épaule. C'était Baldric, l'un de ses chevaliers, qui venait s'enquérir auprès de lui de la suite qu'il comptait donner à leur expédition. L'homme le dépassait d'une tête, et sa stature massive imposait d'emblée le respect. Ses cheveux drus et épais étaient aussi noirs qu'une aile de corbeau, tout comme sa barbe qu'il avait laissé pousser afin de dissimuler une cicatrice récemment gagnée au combat. Et tout ce noir n'était pas pour adoucir sa physionomie, renforcée par l'éclat de ses yeux sombres enfoncés comme deux braises au fond de ses profondes orbites. Son nom était effectivement Baldric, mais on avait oublié depuis longtemps qu'il s'appelait ainsi, car il était connu de partout sous le sobriquet de ' l'Ours', et, quand on avait eu le privilège de découvrir son torse aussi velu que celui de l'animal dont il partageait le patronyme, il était certain que l'on pouvait en conclure qu'aucun autre terme ne pouvait lui être plus approprié. Depuis lors, Guilhem, à le fréquenter, avait trouvé bien d'autres raisons de le nommer de cette manière. Déjà, l'ours figurant sur les armoiries des seigneurs de Belombreuse, il était tout à fait normal qu'il se fasse servir par quelqu'un qui en était si proche. Et, comme le disait le proverbe qui avait cours parmi les gens du peuple dans son fief natal, lorsqu'un homme est poilu, c'est ou bien un signe de son courage, ou bien l'indice de sa lubricité. Baldric avait fait preuve d'une témérité hors du commun durant tout le temps où il l'avait eu comme compagnon d'armes, ce qui corroborait sans conteste le vieux dicton. Et cette bravoure dont la nature l'avait doté faisait que Guilhem, tout comme ses autres compagnons de route, se sentait en sécurité de l'avoir à ses côtés.

« Combien de temps encore comptes-tu nous parquer dans ce trou perdu ? » questionna l'Ours d'une voix de basse. La patience n'était pas sa qualité première. « Le moins longtemps possible », rétorqua Guilhem et, ce disant, il délaissa la superbe vue sur les collines et la plaine environnantes qui l'avait occupé jusque là. Son regard délavé dévisagea un instant l'Ours. Il était empreint d'une espèce de douceur et de mélancolie qui lui était propre et dont on ne retrouvait nulle trace dans les yeux de ses frères. Il aperçut Mordrain, son deuxième chevalier, qui, traversant la cour, venait à leur rencontre. Comme les autres, il avait depuis un moment déjà laissé tomber la cotte de maille, et était vêtu avec soin d'une tunique d'un vert amande brodée d'or, assortie à ses chausses, et dont les longues manches crantées descendaient presque jusqu'à terre, laissant voir des revers d'une blancheur éblouissante. « Il a tout d'un godelureau », songea Guilhem. Tout autre que lui, en effet, en voyant ce bel homme aux yeux verts, aux cheveux bruns dont les longues boucles tombaient en cascade sur ses larges épaules et aux traits efféminés, si soucieux de son apparence, aurait eu vite fait de conclure qu'il était plus familier des réunions courtoises dans les salles de château, plutôt que de la confusion abreuvée de sang et de sueur qui régnait sur les champs de bataille. Mais Guilhem savait qu'il n'en était rien. Mordrain était à la guerre bien plus redoutable que la plupart des chevaliers de l'Orient et de l'Occident confondus, à peine moins dangereux que l'Ours, son compagnon d'armes. Seulement, voilà, il soignait son image et, en temps de paix, il lui arrivait effectivement de se laisser aller. Mais le premier qui y trouverait à redire risquait assurément d'en payer le prix fort.

« Et Gahériet, qu'est-ce que vous en avez fait ? » questionna Guilhem, constatant l'absence de son troisième homme. Ce fut Mordrain qui, l'entendant alors même qu'il les atteignait, répondit, un franc sourire aux lèvres : « Je l'ai envoyé se refaire une beauté. » Sa réponse eut pour résultat de déclencher illico l'hilarité de l'Ours. Quand on connaissait Gahériet, en effet, lequel tenait plus du soudard que du chevalier, avec sa face couturée de part en part, sa lourde charpente et ses manières de ruffian, la réponse de Mordrain donnait matière à se réjouir. «  Et bien, il nous rejoindra. Ne faisons pas attendre nos hôtes. » finit par déclarer Guilhem, et tous trois se dirigèrent vers le donjon pour, empruntant l'escalier en colimaçon, se rendre de concert jusqu'à la grande salle, dans laquelle le Seigneur de Pontevès ainsi que son épouse avait fait apprêter un banquet à leur intention.

Dans la grande salle aux murs de pierre ocre couverts de lourdes tapisseries, les tables dressées là croulaient sous l'abondance de mets divers, essentiellement des venaisons rôties de lièvres, de perdrix, de pigeons et de sangliers qu'accompagnaient tourtes aux poireaux, choux farcis et navets confits, le tout arrosé de vins du cru. Etaient présents bien sur le Seigneur et sa Dame, ainsi que quelques membres de la famille, parmi lesquels leurs enfants les plus âgés, un garçon et une fille de moins de dix ans, qui déjà ressemblaient trait pour trait à leur mère. Guilhem mangeait du bout des lèvres, l'estomac déshabitué depuis longtemps déjà à ce genre de ripaille. Et il se distrayait en jetant de temps à autre des lambeaux de viande cuite aux deux lévriers qui s'étaient postés à ses pieds depuis le début du repas. « On prétend que grandes sont les richesses ramenées par les chevaliers croisés de retour de Terre sainte. » lui glissa à l'oreille le Seigneur des lieux, qui siégeait à sa gauche. Le Pontevès avait maintenant la cinquantaine et, contrairement à sa sœur, Guilhem ne le trouvait pas si confit que ça, malgré ses cheveux gris et les rides déjà profondes qui donnaient à sa physionomie un air de sage échappé tout droit du Conseil du roi Philippe. « Certains ont su se servir, il est vrai, répondit-il. Mais la véritable richesse est là-bas. Elle réside dans l'exploitation des ressources de l'Orient et dans le commerce avec celui-ci, mon beau-frère. » Pontevès n'ayant pas participé aux croisades, il l'avait assommé de questions depuis la veille. Comme tous ceux qu'ils rencontraient depuis leur retour sur les terres franques, il ne tarissait pas d'éloges à leur égard. Ils étaient devenus les héros incontournables de cette fin de siècle, la cristallisation des espoirs et des aspirations de toute la chrétienté. Mais Guilhem revenait plutôt désabusé de cette expérience : ils s'en retournaient plus riches, certes, mais à quel prix ? Celui de la mort de milliers d'infidèles, du viol de leurs femmes et du massacre de leurs enfants ? Parfois, il n'était plus très sur de la justesse de la cause qu'il avait embrassée. Mais il n'en laissa rien paraître. Tout en jetant négligemment un dernier morceau de gibier aux chiens, il ajouta à l'adresse de son voisin : « Et puis nous avons Jérusalem. N'est-ce pas là notre plus grande richesse ? » Pontevès opina du chef, tandis qu'il essuyait du revers de la main un léger filet de graisse qui coulait de ses lèvres. « Mais, dites-moi plutôt, beau-frère, enchaîna Guilhem, comment s'est déroulé la vie ici durant notre absence? » Et, ce disant, il porta son regard bleu clair sur son interlocuteur. « Et bien, il faut reconnaître que depuis votre départ, répondit le maître des lieux, le calme règne au sein des baronnies. Il y a bien longtemps que nos campagnes ne sont plus le théâtre des affrontements entre nos différents clans. Cette sainte expédition a tellement mobilisé d'hommes et tant occupé les esprits qu'une paix souveraine s'est subitement emparée de nos terres. Et cela a été plus que bénéfique pour nos récoltes et pour la gestion de nos domaines.
_ Au moins un point positif », murmura Guilhem, comme s'il se parlait à lui-même. Et, se saisissant du hanap qu'un des échansons venait d'achever de lui remplir, il haussa le ton en s'adressant directement à son parent par alliance : «  Alors, buvons à cette paix retrouvée ! »

Ce ne fut que deux jours plus tard que les quatre hommes, pénétrant dans le râtelier d'armes, se préparèrent enfin à quitter les lieux, après un séjour qui avait eu pour eux un goût de luxe et d'opulence, rarement rencontré depuis longtemps. Guilhem, avec le temps, appréciait de plus en plus ce genre de confort et comptait bien se servir de ses relations ainsi que de faire appel aux liens du sang pour agrémenter son voyage de retour de nombreuses escales, aussi agréables les unes que les autres. Il se saisit de son épée, une lame qui avait été forgée et trempée par l'un des artisans les plus habiles de sa région natale. Sa garde était recouverte de cuir et, tout en l'empoignant, il en apprécia le tranchant du fil, coupant comme un rasoir. Tout comme celles que ses frères avaient en leur possession, elle portait un nom : Renversante. Il prit quelques minutes pour se remémorer ces lames illustres, qui avaient toutes joué un rôle durant ces années de guerre, et à chacune d'entre elles était associé le destin de chacun de ses frères. Ses trois chevaliers, équipés de pied en cap, avaient déjà quitté les lieux. Dehors, l'Ours devait s'impatienter, comme à son habitude... Il pouvait bien attendre un peu. Le soleil venait à peine de commencer sa course.

D'abord, il y avait Tranchante, appartenant à leur père, et qu'il avait légué au plus jeune de ses fils en venant à mourir. Ascelin avait choisit délibérément de partir de Gênes en compagnie de son seul écuyer. Où pouvait - t-il bien être à l'heure actuelle ? Il avait à affronter la route, avec son épée comme unique protection.

Ensuite venait Fendante, enterrée en terre consacrée aux côtés d'Enguerrand. Paix à son âme.

Puis il se remémora Flambante, aussi belle et redoutable que Tranchante. C'était Hernaut qui l'avait sur lui. Si seulement le contact de cette épée, digne du meilleur des chevaliers, pouvait l'assagir un temps soit peu, celui-là. Il se souvint qu'au moment de se quitter, Ascelin n'avait rien trouvé de mieux que de se moquer de son frère parjure, en renommant sa lame en rapport avec l'un de ses vices, qui était celui du jeu, et avait transformé l'appellation de Flambante en Flambeuse, ce qui avait passablement énervé son propriétaire. Mais après tout, il n'avait qu'à s'en prendre qu'à lui s'il se séparait sous leurs quolibets, et non pas sous de franches embrassades. Toujours est-il qu'Hernaut les avait quitté avec pour unique compagnon le chevalier Célinan, ce qui n'avait étonné personne, mais n'était pas non plus pour les rassurer, vu que ce dernier avait pris l'habitude de le suivre partout dans les lieux de débauche.

Et, venant en dernier, mais la plus belle de toutes, il y avait la fameuse Divine, censée apporter la parole de Dieu, et que l'on ne pouvait manipuler qu'à deux mains. Elle revenait de droit à leur frère aîné, Eudes, le maître reconnu de Fiercastel. Ce dernier avait choisi de rentrer à la tête d'une troupe d'une centaine d'hommes, tous issus du nord, et il comptait bien les ramener tous à bon port.

Et, pour finir, sa chère Renversante... il la rangea soigneusement dans son fourreau, boucla son ceinturon, et rejoignit aussitôt ses trois compagnons. Le désir de revoir sa femme, délaissée si longtemps pour partir guerroyer, venait à nouveau de s'emparer de lui.

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