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mardi 22 novembre 2011

Chapitre 19 : La Comtesse

Le cheval noir se rebiffa sous la main ferme d'Hernaut, se mit à reculer et à tourner sur lui-même. Son cavalier luttait pour le maîtriser, mais l'animal, sentant la proximité du sanglier, s'était mis à paniquer, hennissant et regardant le monde de ses yeux agrandis par la terreur. Il enfonça ses éperons dans les flancs de la bête, et celle-ci, ne trouvant plus d'échappatoire, fila en avant. Hernaut, en tenue de chasse, chemise blanche et sanglé de cuir roux au moyen de savants laçages, les cheveux retombant librement sur les épaules, avait aperçu le vieux solitaire quelques secondes auparavant, et il le savait embusqué dans le fourré de jeunes chênes vers lequel sa monture refusait obstinément de se rendre. Si seulement Célinan était resté auprès de lui. Il lui aurait trouvé le coursier idéal pour ce genre d'exercice. Il fallait reconnaître que, lorsqu'il s'agissait de chevaux, il n'y avait pas plus compétent que lui. Certes, il était souvent dénué de scrupules et plus têtu qu'une paire d'ânes, mais quand on lui confiait quelque chose, on pouvait le faire les yeux fermés. Il lui avait bien dégoté Colin, perle de page, intuitif et compréhensif comme personne, et doué d'une imagination à faire pâlir d'envie tous les faiseurs d'histoires de l'orient et de l'occident confondus. Mais Colin était encore si jeune. Il lui restait tellement à apprendre.

L'arrivée d'un groupe de veneurs montés, devancés de leurs chiens, le tira de ses réflexions. Les molosses noir et feu se mirent à redoubler d'aboiements, encerclant le fourré. Colin apparut sur son cheval, surgissant d'un bond. Il était suivi de près par le Comte et son épouse. Ce dernier avait organisé la chasse et y avait convié une bonne trentaine de personnes. Les chiens finirent par débusquer l'animal, et il leur apparut à tous en plein jour, splendide de puissance et de sauvagerie. Un des molosses, lui sautant à la gorge, fut repoussé d'un violent coup de boutoir et termina son assaut en piaillant comme un chiot et en faisant marche arrière. La meute de ses semblables partit alors à l'assaut du cochon, malgré la menace évidente de ses défenses. Le Comte d'Aldobrandi, se réservant la primeur, avança sa monture jusqu'au gibier, dégaina son épée et, d'un geste précis et rapide, ôta la vie à l'animal sauvage. Pour un tel adversaire, ni épieu, ni lance. L'épée était la seule arme digne d'en venir à bout. Des valets sortirent des buissons environnants pour récupérer les chiens, tandis qu'Hernaut, blasé par ce genre de spectacle, voyait la vie s'échapper à gros bouillons sanglants de la bête qu'il venait de traquer. Les cors sonnèrent la fin de la chasse, et tout ce beau monde sortit alors des bois, se regroupant en bordure de champ. Au milieu d'un vacarme d'aboiements, le dépeçage commença. Les sangliers abondaient cette année. On en était à la troisième prise de la journée. Hernaut se tourna vers Colin, désireux de recueillir ses impressions. Ce dernier venait de participer à sa première chasse à courre. « Alors? Demanda le seigneur. Cela te plait-il? » Colin, encore essoufflé et le visage rougi par sa cavalcade, avoua : « C'est très excitant. Mais je n'ai qu'une hâte maintenant, c'est de tenir moi-même l'épée. 
_ Tout viendra en son temps », rétorqua le jeune seigneur. Le père de Colin, occupé à la Croisade, n'avait guère eu le temps durant ces dernières années d'enseigner à son fils l'art de la vénerie, et Hernaut comptait bien rattraper le temps perdu en l'emmenant avec lui à chaque fois qu'il en aurait l'occasion.

Lorsque l'opération fut finie, la totalité des participants prit le chemin de retour vers le château, là où l'on allait apprêter un banquet mémorable. Hernaut but une gorgée de vin à la gourde que Colin lui tendit. Leurs montures écumantes avaient besoin de répit. Aussi rentrèrent-ils d'un pas tranquille. Il croisa la Comtesse qui, en présence d'une dame de compagnie, prenait le frais à l'ombre d'un vieux chêne. Le voyant arriver, elle l'interpella : « Seigneur de Belombreuse, c'est ça? » Elle ne lui avait jamais parlé et semblait douter de son identité. Hernaut afficha un sourire des plus aimables. « Pour vous servir, gente Dame. » Laissant sa suivante, elle poussa son cheval jusqu'à lui. « Me feriez-vous le plaisir de me tenir compagnie jusqu'aux portes du palais? » Le regard d'un bleu mauve qu'elle lui lança ne rappela que trop à Hernaut celui qu'il chérissait tant. Cette femme, maintenant âgée, avait du être particulièrement belle. Il retrouva en elle certaines expressions de Colombe qu'il affectionnait, et cela eut pour effet de le troubler. Elle aussi, remarqua-t-il, elle aimait porter du vert, lequel lui allait à ravir, comme le prouvait son impressionnante coiffe à cornes, orné d'un voile vaporeux de la même couleur, et son long bliaud de lin brodé d'or aux manches et à l'encolure. C'était une superbe amazone, bien digne d'engendrer une si jolie fille. Ils s'engagèrent sur le chemin, suivis à quelque distance d'un groupe de domestiques auquel Colin finit par se mêler. La Comtesse parlait d'une voix traînante, mâtinée d'accent italien. « Vous savez, attaqua-t-elle d'emblée, je n'ignore rien de ce qui se passe entre ma fille et vous.
_ Ce n'est un secret pour personne, tint à préciser Hernaut. J'aime votre fille et me targue de faire partie de la longue liste de ses prétendants.
_Certes, certes. » Elle le dévisagea comme si elle tenait à soupeser son béguin pour Colombe. « Je suis au courant, figurez-vous. Il s'agit de MA fille. Mais avec vous, c'est un peu différent.
_ Qu'entendez-vous par là? » S'étonna Hernaut. « Contrairement à tous les autres, elle vous aime en retour. Vous le saviez, ça? » Le jeune homme releva discrètement le défi de ces yeux incomparables avant de répondre : « Je l'espère, tout du moins. » La Comtesse, à ces mots, éclata d'un rire argentin : « Allons, Messire Hernaut, arrêtez de jouer avec moi. Vous la voyez en secret, n'est-ce pas? » Il prit dès lors le parti de ne rien lui cacher. Le contraire aurait de toutes façons été indélicat de sa part.
« Colombe et moi nous aimons réellement, Madame. Mais je puis vous jurer sur les tombes de mes ancêtres, même sur la Sainte Croix si vous préférez, que jusqu'à aujourd'hui, j'ai respecté sa fleur...
_ Encore heureux, s'exclama-t-elle. Fou que vous êtes! Je voulais vous prévenir que le Comte a des soupçons. Il va redoubler de vigilance à l'égard de sa fille. Alors, évitez de l'approcher désormais, avant qu'il ne vous arrive malheur. Mon mari n'a nullement l'intention de vous céder sa main et ses raisons sont bien sur celles que vous connaissez...
_ Oui, coupa Hernaut, maussade. Pas de terres, pas de fortune. Trop jeune encore peut-être.
_ Je ne vous le fais pas dire, reprit la Comtesse. Et vous avez perdu au tournoi. Il ne reviendra pas sur sa décision.
_ Comment? S'insurgea Hernaut. Je croyais que le mariage avec le chevalier Cavaletti avait été annulé?
_ Il l'a été. Et heureusement, d'ailleurs. Je me désespérais de la voir unie à cette brute infâme. Mais, comme vous l'avez si bien dit, vous êtes loin d'être le seul à briguer Colombe. » Quelque chose échappait en cet instant au jeune homme. Aussi questionna-t-il : «  mais, Comtesse, au final, de quel côté êtes-vous? » La réponse se fit aussitôt entendre, inébranlable : «  Je suis du côté de ma fille. » Hernaut regarda son profil délicatement courbé. Elle poursuivit : « Mais les filles de chez nous doivent obéissance à leurs pères qui les enjoignent de se marier pour procréer. » Elle se tourna de nouveau vers lui, le gratifiant d'un sourire consolateur : «  Je n'y puis rien, Hernaut, c'est ainsi. » Et, arrivant en vue de la ville, elle le laissa seul, perdu dans ses pensées, pour rejoindre sa dame de compagnie.

Après avoir laissé sa monture aux bons soins de Colin, Hernaut fila en ville. Il ne souhaitait pas participer au banquet. Il ne savait que trop comment cela allait se dérouler. Ripailles, beuveries, courbettes et, au milieu de tout ça, encore moins d'espoir qu'avant de pouvoir approcher Colombe, vu ce que sa mère venait elle-même de lui avouer. Il n'aspirait plus qu'à une chose : retourner à l'auberge, se changer, et se mettre en quête d'un estaminet dans le vin duquel il pourrait noyer sa contrariété. Et peut-être une rencontre galante lui redonnerait-elle un semblant de moral, quoique de ce côté-là, il en doutait. Il passa devant la petite église enserrée entre les immeubles et ne put que se féliciter d'avoir fait la démarche d'y mettre le parchemin à l'abri. Au moins, il n'avait plus à s'en préoccuper pour le moment.

Lorsqu'il pénétra dans sa chambre, quelque chose d'inhabituel l'interpella. Mais il lui fallut néanmoins se concentrer durant quelques secondes pour réaliser de quoi il s'agissait. Les objets qui lui appartenaient, vêtements, babioles acquises ces dernières semaines, tels que gobelets d'étain et une paire de poignards damasquinés, n'étaient pas à leur place coutumière. Ce qui le surprit d'autant plus que Colin avait de l'ordre, et mettait un point d'honneur à ce que tout soit disposé de façon pratique. La chambre venait d'être visitée, il en était maintenant certain. Il se saisit de l'une des dagues sertie d'or et d'argent qui avait été abandonnée sur le lit et fit le tour de la pièce en silence, examinant chaque meuble et chaque objet avec circonspection. Ce ne pouvait être que l'oeuvre des créatures du Pape. Visiblement, ils avaient cherché ici ce qui les intéressaient. Tout semblait avoir été retourné et fouillé méticuleusement, et aucune des choses qui pouvait avoir un tant soit peu de valeur n'avait été dérobée. Il s'était loué d'avoir confié le parchemin au prêtre, et il se rendait compte à quel point son idée avait été judicieuse. Cela avait été fait il y avait combien de temps? Un jour? S'il avait tardé ne serait-ce qu'un peu plus, c'en était fini de la mission que son frère Eudes lui avait confiée. De ce côté-là, il avait l'esprit en paix. Mais quant à Colombe... Faudrait-il qu'il y renonce? Il ne se sentait pas encore prêt à prendre une pareille décision. Comme l'existence pouvait être d'un compliqué, parfois! Il enviait Célinan. Lui au moins n'était en proie à aucun dilemme. Il se contentait de vivre sa vie au jour le jour, profitant de ce qu'elle lui apportait de mieux. Il avait l'impression de l'entendre : « Hernaut, ton comportement est stupide. Lâche cette fille une bonne fois pour toutes. Regarde! Les rues de Milan sont pleines de beautés faciles. Pourquoi te pourris-tu la vie pour quelque chose que tu n'obtiendras jamais? » Ah! Célinan. Où étais-tu à cette heure? Probablement à Fiercastel, accueilli comme un héros par la population locale. A moins que mon frère Eudes ne t'ai déjà jeté dans quelque cul de basse fosse pour m'avoir abandonné.

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