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lundi 28 novembre 2011

Chapitre 20 : Premier retour au pays

La forêt d'Ardenne était enfin devant lui, mer de collines d'un vert sombre qui lui évoquait en ressac les années de sa jeunesse. C'était à peine croyable cette faculté à reléguer les impressions du passé au plus profond de soi, et comme elles pouvaient ressurgir, presque intactes, à l'appel d'un paysage, d'un bruit ou d'une odeur. Célinan prit une longue bouffée d'air. C'était bien ça. Il reconnaissait ce parfum propre à la terre de ses aïeux, ce mélange d'essences forestières qu'il n'avait retrouvé nulle part ailleurs, cette humidité et cette fraîcheur qu'exhalait l'humus sombre. Partout autour de lui, les roches ténébreuses ressortaient du sol, comme autant de pierres tombales dressées là pour tous ses compagnons morts. Comment avait-il pu oublier cela? Pourtant, rien ne l'attendait au pays : ses parents n'étaient plus de ce monde, il n'avait pas de femme et, conséquemment, pas d'enfants. Peut-être quelques amours de passage, et les bâtards qui en étaient découlé. Ainsi que de vieux amis perdus de vue depuis longtemps, assurément. Il retrouva les chemins qu'il avait empruntés des années durant, pressant son cheval bai de les suivre. Que n'aurait-il donné pour une chope de bière, de celles qu'il savait écluser avec tant de facilité depuis ses années adolescentes? Pour l'heure, il se sentait las, pas seulement dans ses membres, que le voyage avait éprouvés. Mais surtout dans son âme. Las de guerroyer, las de traîner sur les routes, las de dormir n'importe où. Il y aurait un autre voyage, il le savait déjà. Mais il espérait que ce serait l'ultime, celui qui lui permettrait enfin de se poser quelque part dans ce beau pays d'Ardenne, et surtout qui légitimerait sa prétention à y posséder des terres.
A ses maisons de pierres, il reconnut le lieu-dit de la Haute Rivière, et il se souvint d'un estaminet dans lequel il avait passé pas mal d'heures de liesse. Des paysans sur le chemin, une faux sur l'épaule, le saluèrent, et il leur rendit leurs sourires. Il réalisa soudainement que l'image qu'il véhiculait était celle du chevalier de retour de croisade, et il perçut au fond de leurs yeux une nuance d'admiration. C'était vrai, il représentait pour eux un rêve inaccessible, malgré l'absence de toute tenue guerrière, et la poussière dont il était revêtu. Mais son allure, celle de son palefroi et les armes qu'il portait étaient bien celles d'un chevalier, cela ne faisait aucun doute aux yeux du commun des mortels. Et le fait qu'il semblait revenir d'un long voyage le rendait pour eux digne d'être regardé ainsi. Arrivé devant l'établissement, au coeur d'un hameau, il mit pied à terre. Autant qu'il s'en souvienne, rien n'avait changé ici. Un garçon d'écurie se précipita et lui offrit de s'occuper de sa monture. Aussi pénétra-t-il sans attendre dans la gargote par la porte entrouverte. L'intérieur non plus n'avait pas changé : les murs blanchis à la chaux ornés de trophée de chasse, les poutres du plafond noircies par la fumée, l'immense cheminée du fond, les bancs et les tables de chêne massif, tout y était à peu près comme la dernière fois où il y était entré. Le patron des lieux, petit homme accueillant au poil roux et fourni, au teint aussi laiteux que celui d'une jouvencelle, se précipita vers lui et, interloqué, marqua un temps d'arrêt. « Célinan? C'est bien toi, ou ma vue me joue des tours? » Célinan, le devançant, ouvrit tout grand ses bras pour l'envelopper d'une embrassade amicale. «  Oui, le Sourcier, fit-il tout en l'étreignant. Tes sens ne te trompent pas encore, c'est bien moi. » L'intéressé, se dégageant, recula d'un pas pour mieux le détailler. Et un sourire fendit en deux sa face enjouée. Célinan l'avait appelé par son surnom, celui qu'il avait trouvé un jour avec ses camarades de débauche comme étant le plus approprié pour désigner cet homme qui n'était jamais à cours de liquide pour étancher leur éternelle soif de jeunes libertins. Et cela le ramenait subitement plusieurs années en arrière. « Viens, Célinan, dit le tenancier, en le poussant vers l'un des nombreux bancs vides. Ne reste pas planté là. Tu dois être épuisé de ton voyage, et je suppose que tu as des tas de choses à nous raconter. Je t'offre une bière pour commencer, et des meilleures, tu peux me croire. » Ce à quoi le chevalier répondit aussitôt : « Pas la peine de m'offrir quoi que ce soit. Je suis désormais suffisamment riche pour que tu arrêtes de me faire crédit. » Et, jetant un coup d'oeil circulaire à la salle, il ajouta : «  D'ailleurs, c'est à moi d'offrir ma tournée. Ce n'est pas tous les jours qu'on revient de Terre Sainte. » Il s'aperçut alors que son offre avait un caractère plutôt modeste, vu le petit nombre de clients qui occupaient les lieux à cette heure. Deux hommes seulement s'avancèrent pour venir s'installer à sa table. Ils affichaient tous deux, de part leurs vêtements richement brodés, un luxe qu'il n'avait pas rencontré depuis longtemps. Avec surprise, il reconnut l'un d'eux, bien que les années soient passées par là et aient déjà apposé sur ce physique autrefois familier une marque indélébile. «  Bohémont! »  s'exclama Célinan. Et les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre. « Célinan! Est-ce bien toi? Est-ce vraiment toi? J'ai du mal à le croire. Tant d'hommes ne sont pas encore revenus de cette croisade, et peut-être ne reviendront jamais. Mais, par le sang du Christ! Tu es toujours le même.
_ Par contre, toi, fit Célinan sans ménagement, faisant allusion aux fils blancs qui ornaient les tempes de son vieux compagnon, on ne peut pas dire que le temps t'ai épargné. » Bohémont fit la grimace : « Toujours le mot pour faire plaisir, à ce que j'entends. » Puis, éclatant d'un rire tonitruant, il ajouta : «  Mais tu as raison, après tout. J'ai passé la quarantaine, et il faut bien que je me fasse une raison : ma jeunesse est déjà loin derrière. » A peine eut-il terminé sa phrase que le tenancier, suivi d'un de ses aides, apparaissait, les bras chargés de quoi se désaltérer largement. Célinan et ses deux invités du moment s'installèrent confortablement à la table la plus proche, tandis que le patron versait les bières sans d'ailleurs s'oublier lui-même, car il ne voulait rien perdre de ces retrouvailles inattendues. «  D'abord, commença Bohémont en s'adressant au chevalier, je tiens à te présenter mon bras droit, Bérenger, du village d'Aubrives. « Tu es toujours dans le commerce du bétail? » demanda Célinan. « Toujours dans le commerce, oui. Mais j'ai laissé tomber le bétail. Pas assez lucratif, comprends-tu? Maintenant j'achète et je vends des fourrures et des tissus, et de préférence des plus précieux. Ca, au moins, ça marche. Surtout avec les routes ouvertes sur l'Orient. 
_ Oh! Je vois. Fit Célinan, pensif. Le Comte Eudes a bien du ramener quelques soieries de grande valeur dans ses bagages. A propos, est-il de retour? » Bohémont sembla fort surpris de sa question. « Le Comte Eudes, de retour? S'exclama-t-il. Pas que je sache, non. On prétend qu'il aurait été vu récemment en Champagne. Il ne va pas tarder à arriver. Mais d'ailleurs, comment se fait-il que tu ne sois pas avec ses troupes? Tu es bien le vassal de son frère Hernaut, ou aurais-tu rompu tes liens avec celui-ci?
_ Les frères ont eu quelques divergences entre eux, et ils entreprennent séparément le voyage de retour. Et si je suis seul, sans Hernaut, c'est qu'il m'a chargé de transmettre de toute urgence un message à sa mère », mentit Célinan. Il ne se sentait pas de se lancer dans des explications au sujet de son maître, qui auraient eu pour effet de faire courir certains bruits à son sujet, vite repris par la population locale, et aussi vite déformés. Ainsi, il était le tout premier de l'expédition à avoir rallié le Comté. Dans un sens, cela l'arrangeait. Il n'aurait pas à affronter d'emblée les explosives colères du Comte qu'il risquait, il le savait, immanquablement de provoquer, et ça lui laissait le temps de préparer le terrain. « Avant que je me lance dans le récit de mes quatre années de campagne, dit-il, j'aimerais que vous me donniez un peu des nouvelles de la région. » Bohémont prit le temps de déguster sa gorgée de bière, laquelle était mousseuse et en-dessous aussi sombre et épaisse que les sous-bois de ce pays. « Hé bien, dit-il, la veuve du Comte Haimon a dirigé la région d'une poigne de fer en l'absence de ses fils, comme il fallait s'y attendre.
_ Oui, rétorqua Célinan, je sais à quel point Mathie peut faire preuve de fermeté. » «  Mathie la Muraille », c'est comme ça qu'il l'avait surnommée. D'abord parce que, lorsqu'il s'agissait de défendre ses intérêts et ceux de sa famille, on pouvait toujours s'escrimer pour la faire plier, et elle savait se montrer aussi lisse qu'un mur de forteresse ; et il y avait une seconde raison, plus triviale celle-là, selon laquelle ceux qui auraient eu la prétention de partager sa couche, à un moment ou à un autre, auraient tous lamentablement échoué. Sauf Haimon, bien sur, à qui elle était restée indéfectiblement fidèle. « Elle porte actuellement le deuil de son fils qui est tombé en Terre Sainte, poursuivit Bohémont, et elle sort rarement de sa tour ces derniers temps. Mais je peux te dire qu'il y a peu, elle était sur le terrain pour mater quelques baronnets révoltés aux frontières du nord. Et ceux-ci ont du renoncer à leurs prétentions, enfin pour le moment.
_ Je vois que les distractions ici sont toujours les mêmes », commenta Célinan.
_ Encore plus qu'avant. Depuis que les frères sont partis, ça n'a jamais autant bougé dans les baronnies alentour. Je pense qu'il est plus que temps qu'ils reviennent.
_ Bien, et à part ça?
_ Pas grand chose d'autre pour le moment. Mais je suppose que toi, par contre, tu as beaucoup à nous raconter.
_ Oh! Une semaine entière nuit et jour n'y suffirait pas. Alors, ouvrez bien vos oreilles, et sachez que tout ce que vous pourrez entendre de la part des ménestrels ne sera qu'une image déformée de la réalité. Par conséquent, fiez-vous plutôt à ce que je vais vous dire. » Ce disant, Célinan s'humecta encore une fois le gosier et s'installa confortablement tandis que ses auditeurs s'étaient déjà préparés à passer de longues heures en sa compagnie. Et, dans le calme propret du petit estaminet, il leur fit son récit jusqu'à une heure tardive de la nuit, récit entrecoupé de multiples questions auxquelles il répondait avec bonne grâce.

Deux jours plus tard, ayant réussi à obtenir une audience auprès de la Comtesse Mathie, Célinan empruntait le long escalier qui menait à la tour dans laquelle elle résidait désormais. Il était évident que, vu de n'importe où , le château de Fiercastel se révélait être une forteresse imprenable. Situé sur un promontoire rocheux de basalte noir, il se composait d'un solide donjon qu'entouraient quatre tours quasiment identiques. Il dominait fièrement la Semois, laquelle serpentait à ses pieds dans un écrin de prairies émeraude. Chaque tour avait un nom, en rapport avec un événement ou une particularité. Ainsi, celle dont Célinan gravissait les marches, nommée la tour des Soupirs, faisait allusion à certains jours particulièrement venteux où l'on avait réellement l'impression, une fois à l'intérieur, d'entendre les plaintes démultipliées de quelque géant au supplice. Il y avait également la tour du Pendu, la tour de l'Ours, et pour finir, celle du Ponant. Mais, sauf en ce qui concernait cette dernière, nommée à l'évidence par rapport à sa situation, Célinan ignorait pour les deux autres tours quelles étaient réellement les raisons qui les avaient fait endosser de tels noms. Chaque tour, véritable ouvrage de défense, était coiffée d'un hourd dont le toit se terminait en longue pointe vers le ciel, et elles étaient reliées l'une à l'autre au moyen de courtines ornées de mâchicoulis. La succession des marches semblait ne pas avoir de fin. Tout en suivant le dos courbé du serviteur qui lui servait de guide, il comprenait maintenant pourquoi la Comtesse sortait si peu de chez elle. Ils arrivèrent enfin en vue d'une plateforme, et se retrouvèrent rapidement au pied de la lourde porte en chêne qui était l'unique point d'accès aux lieux. La trappe du judas s'ouvrit sur un regard suspicieux qui, après avoir été amadoué par quelques mots prononcés par le domestique, consentit à leur laisser le passage. Le lourd ventail pivota alors sur ses gonds, et ils pénétrèrent dans le saint ses saints. Partout, cette pierre obscure, qui donnait sa sévérité et sa froideur aux salles qu'ils traversèrent, malgré les immenses tentures aux couleurs chaudes qui s'efforçaient de rendre l'endroit plus accueillant. Ils aboutirent enfin dans une vaste pièce, particulièrement élevée de plafond, meublée de coffres en bois sombre, avec en son milieu un siège haut semblable à une cathèdre, du genre de celles qui d'habitude supportaient des générations de postérieurs d'évêques. La Comtesse y était assise, et Célinan, abandonné par le serviteur zélé, se retrouva soudain seul en face d'elle. C'était une femme au physique inoubliable, au long cou qui lui conférait un port de tête altier, aux yeux d'un bleu glacial qui vous dévisageaient sans vous laisser la possibilité de vous y soustraire, aux cheveux d'un noir absolu, qui faisaient contraste avec la pâleur de son teint. Effectivement, vêtue d'une longue robe brune en tissu grossier, semblable à celles que les moines portaient, elle avait pris le deuil de son enfant. Elle attaqua d'emblée : « Chevalier Célinan, comment osez-vous revenir sans mon fils, mort ou vif? » Célinan s'était attendu à une telle réaction de sa part, il l'avait pratiquée maintes fois par le passé. Et il savait qu'elle ne le portait pas dans son cœur. « Je suis revenu sans lui car je n'avais d'autres solutions, répondit-il. Votre fils à Milan est tombé éperdument amoureux d'une jeunesse de quatorze ans, de noble naissance, et il refuse d'entendre raison et de revenir sur vos terres à moins qu'il ne réussisse à l'épouser.
_ Et quels obstacles à bénir cette union ?
_ Hernaut est démuni de tout bien, Madame, et celle qu'il convoite est bien trop au- dessus de sa condition actuelle.
_ Fadaises que tout ceci ! S'indigna la Comtesse. Mon fils est aussi digne d'être épousé que n'importe quel pair du royaume.
_ Il faut croire que le Comte d'Ildebrando Lambardi, père de la fille dont je vous parle, a oublié ce que signifiait le nom de votre famille, vu la façon dont il rejette Messire Hernaut. » La Comtesse le morigéna de ses yeux de glace. « Pourquoi êtes-vous ici exactement ? » Il savait que maintenant tout dépendrait de sa seule réponse. Il n'aurait pas de seconde chance. « Je suis là pour obtenir de l'aide, Madame. De l'aide de la part de vos autres fils. Seul, je n'ai aucune chance de vous ramener Hernaut. Mais Eudes, ou Guilhem, ou Ascelin, peu importe lequel d'entre eux, chacun d'eux saura ce qu'il faut faire pour le sortir de la souricière dans laquelle il s'est lui-même piégé. » Célinan resta suspendu aux lèvres de Mathie durant quelques secondes puis, n'obtenant pas de réponse immédiate, se crut obligé d'insister : « C'est un appel au secours, Madame la Comtesse. » Celle-ci se leva et descendit de son siège avec une majesté calculée. Elle le déshabilla du regard et il supporta l'examen sans broncher. « Aucun de mes fils encore en vie n'est encore rentré. Il vous faudra attendre, Chevalier Célinan. » Il se sentit alors envahi par une vague de soulagement bienfaisante. Elle venait de lui donner son assentiment pour de futures négociations avec ses fils. « J'attendrai le temps qu'il faudra, Madame », répondit-il en guise de conclusion.

Lorsque Célinan eut quitté les lieux, la Comtesse se dirigea vers la plus grande des tentures qui ornaient la pièce. En soulevant un pan, elle laissa sortir l'homme qui y était resté dissimulé durant toute la durée de son entretien. Crâne chauve, sourcils broussailleux surmontant un regard inquisiteur, Euric était son homme de confiance, celui auquel elle laissait accomplir toutes les besognes un tant soit peu délicates, voire même suspectes. « Hernaut m'a écrit une longue lettre, avoua-t-elle à ce dernier. Rien de ce que m'a dit le chevalier n'est en contradiction avec les termes de celle-ci. Mais je me méfie de Célinan. Aujourd'hui, il quémande de l'aide et est prêt à reprendre la route pour le ramener. Mais demain, peut-être oubliera-t-il ses engagements et se perdra-t-il dans quelque lieu de mauvaise vie comme il en a eu si souvent l'habitude. Euric, je veux que vous le fassiez surveiller. Et empêchez-le de quitter Belombreuse, au cas où il lui en prendrait l'envie. Je le veux à portée de main quand nous aurons besoin de lui. » Euric fit une courbette qui laissa voir son crâne luisant dans le demi-jour d'une meurtrière. « Il en sera fait selon votre bon vouloir, Comtesse. »

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