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vendredi 11 mai 2012

Chapitre 31 : Conseil de famille


La Comtesse Mathie lança à son fils Eudes un pâle sourire, ce qui le frappa aussitôt : c'était le premier, d'après son souvenir, qu'elle lui accordait depuis qu'il était rentré à Fiercastel. Il l'attribua à la présence de ses trois autres fils, lesquels, tout juste la veille, venaient de franchir de nouveau les remparts de la forteresse familiale. Après tout, elle avait bien le droit de se réjouir, puisqu'elle avait retrouvé indemnes tous ses garçons revenus vivants de la croisade. Mais Eudes, lui, se refusait à la suivre sur le chemin d'un bonheur aussi simple. C'était son caractère qui voulait cela : il était un battant, il lui fallait relever chaque fois de nouveaux défis, et l'échec de l'affaire des parchemins lui restait encore en travers de la gorge.

Quelques minutes auparavant, dans cette salle au plafond si haut de la tour des Soupirs qu'elle vous donnait une sensation d'écrasement, il avait partagé avec les membres présents de sa famille son sentiment en la matière. Mais maintenant, à quoi bon ? L'un des parchemins avait rejoint définitivement le Saint Siège, et il y resterait désormais à l'abri durant les siècles à venir. Ce n'était surement pas le Pape qui allait l'exhiber aux yeux de tout un chacun.

Mathie, une fois son fugace sourire disparu, lui jeta un regard de ses yeux bleus et froids et, se penchant légèrement depuis sa haute cathèdre ouvragée, lui murmura quelques mots à l'oreille : « Alors, Eudes, il est temps de t'occuper des affaires de famille...
_ Ah ! Oui. Bien sur. »

Les sujets qu'il allait aborder avaient été préalablement longuement disputés entre sa mère et lui depuis plusieurs jours déjà, et beaucoup de détails avaient été réglés par cette chef de clan qui, par longue habitude, se montrait prévoyante et ne se laissait que rarement prendre en défaut. Mais elle laissait à son fils aîné le soin de communiquer à sa place, ce qui donnait l'illusion que c'était lui commandait en tout. Eudes s'éclaircit la voix avant de commencer :

« Que ce que je vous ai dit à l'instant même ne gâche en aucun cas les réjouissances à venir. Nous allons bien sur célébrer les noces d'Hernaut et de Colombe. Une missive m'est arrivée pas plus tard qu'hier, m'annonçant que la mère de cette jeune fille, partie depuis quelque temps déjà sur les routes de France, est bien en route pour Fiercastel. Elle arrivera ici dans moins d'une semaine, je suppose. Cette femme, que je soupçonne être une femme de tête, a finalement réussi à convaincre son Comte de mari que c'était la meilleure des solutions pour sa fille. Et celui-ci a consenti à deux choses : à lui fournir une escorte armée pour se rendre jusqu'à nous, et à négocier un échange de terres biens. Sous réserve bien sur que la nature de ceux-ci soit approuvée par son époux.
_ La connaissant, fit remarquer Hernaut, dont la voix claire et agréable résonna dans l'immensité de la pièce, je me doutais qu'elle parviendrait à ce genre d'accord. » Eudes approuva d'un léger hochement de tête avant de reprendre à l'intention de l'intervenant : « Donc le jour de tes noces sera fixé définitivement dès que la Comtesse sera parmi nous. Comme celles-ci auront lieu sans tarder, nous commencerons les préparatifs dès aujourd'hui. »

Au dehors, l'été s'était installé, et un air bienfaisant pénétrait par les hautes fenêtres qui ajouraient la tour. Il venait soulever légèrement les tentures brunes et rouges. Un impressionnant silence venait de s'installer, pendant que Eudes en profitait pour se désaltérer dans une des coupes en étain emplies de vin coupé d'eau que les serviteurs avaient déposé sur une table à leur intention. Puis, il reprit : «  Mais nous allons ensuite en profiter pour prolonger la fête, puisque, et il se tourna alors vers Ascelin, sagement assis sur sa gauche, notre frère cadet a lui aussi désormais une promise. »

A ces mots, l'assistance se mit à proférer de toutes parts des mots de félicitations.
« Oui, Ascelin ici présent doit épouser une de nos cousines, Marie, l'une des trois filles du Comte de Flandre et de Hainaut, ce qui permettrait de ne pas morceler le domaine familial déjà plus que tronqué, puisqu'elle apporterait à Ascelin pas mal d'arpents de terre en limite de Belombreuse, en échange de quoi je verserai une partie du trésor de guerre que j'ai ramené avec moi. Nous pourrions célébrer leurs fiançailles quelques jours après l'union d'Hernaut et de Colombe. »

Là, sur un signe, Eudes leur fit comprendre à tous qu'il en avait fini pour aujourd'hui. Et tandis que toute la famille se levait pour entourer bruyamment les deux frères dont le destin marital était désormais scellé, lui se mit un peu à l'écart de toute cette liesse pour méditer un peu. Guilhem avait déjà récupéré une partie des terres à son profit, il faudrait décider avec leur mère quelle part reviendrait maintenant à Hernaut. Heureusement qu'il avait trouvé une autre solution pour Ascelin, car le domaine d'origine du Comte Haimon risquait de se réduire comme peau de chagrin. C'était le problème des familles dotées de plusieurs héritiers mâles qui surgissait là. Eudes savait que certains clans le résolvaient en envoyant leurs fils comme chevaliers errants à la recherche de la fortune ou d'un autre destin sur les routes du royaume, mais là, ce n'était pas le cas.

Eudes alla jusqu'aux lourdes portes de chêne qui scellaient la pièce et en poussa les battants. Il n'eut pas à attendre bien longtemps. Deux superbes jumeaux, garçon et fille, de moins de dix ans, rivèrent sur lui leurs yeux noirs et inquisiteurs avant de se précipiter dans ses bras en ayant déchiffré son humeur du moment. Eudes fit décoller la fillette du sol en leur confirmant à tous deux que la réunion était finie, tandis que la mère arrivait d'un pas lent, femme au regard charbonneux et à la charpente impressionnante. Elle était accompagnée d'une jeune beauté aux longues tresses châtaigne et au timide regard vert comme la mousse des bois. Celle-ci était l'épousée de Guilhem, vers lequel elle se dirigea sans attendre, se laissant alors enlacer tendrement par ce dernier.

Lorsque tous les participants se furent évanouis, Eudes ayant congédié sa femme et ses enfants, il se retrouva seul en présence de sa mère. Un conseil de famille restreint, avec pour seuls participants les quatre frères ainsi que leur mère devait se tenir céans. Celui-ci eut lieu dans l'immense tour des Soupirs, au milieu des vents de l'été naissant.

La Comtesse d'Aldobrando Lambardi avait été précédée du prêtre milanais auquel Arnaud avait confié l'un des exemplaires du rouleau de parchemin. Celui-ci venait justement de remettre à Eudes l'unique qu'il avait avec beaucoup de bon sens conservé pour l'acheminer jusqu'à Belombreuse dans le plus grand des secrets ; en échange de quoi le Pape, ô ironie du sort, n'avait eu qu'un parchemin traitant seulement d'un texte de Saint Augustin qui n'avait rien à voir avec ce que le pape attendait. Allez, avouons-le maintenant, le prêtre milanais avait des accointances certaines avec la branche anti-pape des Illuminés.

Et c'est avec cette bonne nouvelle que débutèrent les noces entre Blanche et Arnaud, et elles furent mémorables. Eudes estimait qu'ils avaient finalement gagné une bataille.

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