La
Comtesse Mathie lança à son fils Eudes un pâle sourire, ce qui le
frappa aussitôt : c'était le premier, d'après son souvenir,
qu'elle lui accordait depuis qu'il était rentré à Fiercastel. Il
l'attribua à la présence de ses trois autres fils, lesquels, tout
juste la veille, venaient de franchir de nouveau les remparts de la
forteresse familiale. Après tout, elle avait bien le droit de se
réjouir, puisqu'elle avait retrouvé indemnes tous ses garçons
revenus vivants de la croisade. Mais Eudes, lui, se refusait à la
suivre sur le chemin d'un bonheur aussi simple. C'était son
caractère qui voulait cela : il était un battant, il lui
fallait relever chaque fois de nouveaux défis, et l'échec de
l'affaire des parchemins lui restait encore en travers de la gorge.
Quelques
minutes auparavant, dans cette salle au plafond si haut de la tour
des Soupirs qu'elle vous donnait une sensation d'écrasement, il
avait partagé avec les membres présents de sa famille son sentiment
en la matière. Mais maintenant, à quoi bon ? L'un des
parchemins avait rejoint définitivement le Saint Siège, et il y
resterait désormais à l'abri durant les siècles à venir. Ce
n'était surement pas le Pape qui allait l'exhiber aux yeux de tout
un chacun.
Mathie,
une fois son fugace sourire disparu, lui jeta un regard de ses yeux
bleus et froids et, se penchant légèrement depuis sa haute cathèdre
ouvragée, lui murmura quelques mots à l'oreille : « Alors,
Eudes, il est temps de t'occuper des affaires de famille...
_
Ah ! Oui. Bien sur. »
Les
sujets qu'il allait aborder avaient été préalablement longuement
disputés entre sa mère et lui depuis plusieurs jours déjà, et
beaucoup de détails avaient été réglés par cette chef de clan
qui, par longue habitude, se montrait prévoyante et ne se laissait
que rarement prendre en défaut. Mais elle laissait à son fils aîné
le soin de communiquer à sa place, ce qui donnait l'illusion que
c'était lui commandait en tout. Eudes s'éclaircit la voix avant de
commencer :
« Que
ce que je vous ai dit à l'instant même ne gâche en aucun cas les
réjouissances à venir. Nous allons bien sur célébrer les noces
d'Hernaut et de Colombe. Une missive m'est arrivée pas plus tard
qu'hier, m'annonçant que la mère de cette jeune fille, partie
depuis quelque temps déjà sur les routes de France, est bien en
route pour Fiercastel. Elle arrivera ici dans moins d'une semaine, je
suppose. Cette femme, que je soupçonne être une femme de tête, a
finalement réussi à convaincre son Comte de mari que c'était la
meilleure des solutions pour sa fille. Et celui-ci a consenti à deux
choses : à lui fournir une escorte armée pour se rendre
jusqu'à nous, et à négocier un échange de terres biens. Sous
réserve bien sur que la nature de ceux-ci soit approuvée par son
époux.
_ La
connaissant, fit remarquer Hernaut, dont la voix claire et agréable
résonna dans l'immensité de la pièce, je me doutais qu'elle
parviendrait à ce genre d'accord. » Eudes approuva d'un léger
hochement de tête avant de reprendre à l'intention de
l'intervenant : « Donc le jour de tes noces sera fixé
définitivement dès que la Comtesse sera parmi nous. Comme celles-ci
auront lieu sans tarder, nous commencerons les préparatifs dès
aujourd'hui. »
Au
dehors, l'été s'était installé, et un air bienfaisant pénétrait
par les hautes fenêtres qui ajouraient la tour. Il venait soulever
légèrement les tentures brunes et rouges. Un impressionnant silence
venait de s'installer, pendant que Eudes en profitait pour se
désaltérer dans une des coupes en étain emplies de vin coupé
d'eau que les serviteurs avaient déposé sur une table à leur
intention. Puis, il reprit : « Mais nous allons ensuite
en profiter pour prolonger la fête, puisque, et il se tourna alors
vers Ascelin, sagement assis sur sa gauche, notre frère cadet a lui
aussi désormais une promise. »
A
ces mots, l'assistance se mit à proférer de toutes parts des mots
de félicitations.
« Oui,
Ascelin ici présent doit épouser une de nos cousines, Marie, l'une
des trois filles du Comte de Flandre et de Hainaut, ce qui
permettrait de ne pas morceler le domaine familial déjà plus que
tronqué, puisqu'elle apporterait à Ascelin pas mal d'arpents de
terre en limite de Belombreuse, en échange de quoi je verserai une
partie du trésor de guerre que j'ai ramené avec moi. Nous pourrions
célébrer leurs fiançailles quelques jours après l'union d'Hernaut
et de Colombe. »
Là,
sur un signe, Eudes leur fit comprendre à tous qu'il en avait fini
pour aujourd'hui. Et tandis que toute la famille se levait pour
entourer bruyamment les deux frères dont le destin marital était
désormais scellé, lui se mit un peu à l'écart de toute cette
liesse pour méditer un peu. Guilhem avait déjà récupéré une
partie des terres à son profit, il faudrait décider avec leur mère
quelle part reviendrait maintenant à Hernaut. Heureusement qu'il
avait trouvé une autre solution pour Ascelin, car le domaine
d'origine du Comte Haimon risquait de se réduire comme peau de
chagrin. C'était le problème des familles dotées de plusieurs
héritiers mâles qui surgissait là. Eudes savait que certains clans
le résolvaient en envoyant leurs fils comme chevaliers errants à la
recherche de la fortune ou d'un autre destin sur les routes du
royaume, mais là, ce n'était pas le cas.
Eudes
alla jusqu'aux lourdes portes de chêne qui scellaient la pièce et
en poussa les battants. Il n'eut pas à attendre bien longtemps. Deux
superbes jumeaux, garçon et fille, de moins de dix ans, rivèrent
sur lui leurs yeux noirs et inquisiteurs avant de se précipiter dans
ses bras en ayant déchiffré son humeur du moment. Eudes fit
décoller la fillette du sol en leur confirmant à tous deux que la
réunion était finie, tandis que la mère arrivait d'un pas lent,
femme au regard charbonneux et à la charpente impressionnante. Elle
était accompagnée d'une jeune beauté aux longues tresses châtaigne
et au timide regard vert comme la mousse des bois. Celle-ci était
l'épousée de Guilhem, vers lequel elle se dirigea sans attendre, se
laissant alors enlacer tendrement par ce dernier.
Lorsque
tous les participants se furent évanouis, Eudes ayant congédié sa
femme et ses enfants, il se retrouva seul en présence de sa mère.
Un conseil de famille restreint, avec pour seuls participants les
quatre frères ainsi que leur mère devait se tenir céans. Celui-ci
eut lieu dans l'immense tour des Soupirs, au milieu des vents de
l'été naissant.
La
Comtesse d'Aldobrando Lambardi avait été précédée du prêtre
milanais auquel Arnaud avait confié l'un des exemplaires du rouleau
de parchemin. Celui-ci venait justement de remettre à Eudes l'unique
qu'il avait avec beaucoup de bon sens conservé pour l'acheminer
jusqu'à Belombreuse dans le plus grand des secrets ; en
échange de quoi le Pape, ô ironie du sort, n'avait eu qu'un
parchemin traitant seulement d'un texte de Saint Augustin qui n'avait
rien à voir avec ce que le pape attendait. Allez, avouons-le
maintenant, le prêtre milanais avait des accointances certaines avec
la branche anti-pape des Illuminés.
Et
c'est avec cette bonne nouvelle que débutèrent les noces entre
Blanche et Arnaud, et elles furent mémorables. Eudes estimait qu'ils
avaient finalement gagné une bataille.
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