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mercredi 8 février 2012

Chapitre 30 : Organisation secrète

« Et qu'est-ce que tu as bien pu leur raconter ? » La question d'Ascelin s'adressait à Hernaut. Il savait que son frère s'était entretenu avec les deux pages durant un bon moment au cours de leur chevauchée, mais il ignorait totalement ce qui s'était dit entre eux, tellement occupé, quelques pas en avant d'eux, à deviser avec l'Ours de choses et d'autres. Mais ce qu'il avait pu constater de lui-même, c'est que les deux adolescents s'étaient tenus cois depuis lors, et ça, c'était vraiment inhabituel. A la halte du soir, alors qu'ils bivouaquaient à l'orée d'un bois, il essayait de comprendre ce qui s'était réellement passé. « Bah ! Avait répliqué Hernaut. Tu ne trouves pas que c'est mieux ainsi ? Plutôt que d'entendre ces deux écervelés à longueur de journée se houspiller ou bien échanger des plaisanteries totalement puériles, n'est-il pas préférable de cheminer en silence et de pouvoir se parler calmement sans avoir sans cesse à les rappeler à l'ordre ? Après tout, nous ne sommes pas là pour folâtrer, mais pour tirer Colombe des pattes de ce fourbe de Célinan. » Ascelin avait soufflé sur les braises du feu qu'il s'était chargé d'alimenter pour la soirée avant de répondre :  « Je comprends que tu te fasses du souci pour elle, mais ce ne sont que des enfants, et permet-moi de te rappeler qu'il n'y a pas si longtemps, tu étais tout comme eux, peut-être même pire qu'eux. Il lui revenait à l'esprit en cet instant toutes les récriminations que leur commune nourrice, une généreuse femme du peuple, dénommée Grisegonelle, avait coutume de formuler au sujet de ce frère de cinq ans son aîné, et qui donnait à leur gouvernante et aux autres serviteurs du château bien plus de fil à retordre que les quatre autres frères réunis.
_ Ecoute, avait rétorqué Hernaut, je leur ai simplement dit que s'ils continuaient à mener grand tapage tout au long de la route, ils allaient attirer l'attention des moines soldats, et que ceux-ci finiraient par les attraper et leur feraient subir certains sorts peu enviables que je leur ai dépeint avec force détails. Tu me connais, je sais enjoliver les choses quand il le faut. Mais ne t'inquiète pas pour eux, ils s'en remettront. En attendant, profitons de cette trêve inespérée. »

Ascelin haussa les épaules : Hernaut, tout comme Eudes, n'était pas réputé pour sa patience. Les deux jeunes pages n'avaient eu que le tort de déborder de vie et d'énergie, et les exclamations et les rires dont ils avaient l'habitude d'émailler leur voyage avaient quelque peu dérangé la quiétude à laquelle son frère aspirait.
Et maintenant la Belette et Flavien se tenaient tranquilles dans leur coin, se parlant à voix basse, de peur de déranger les esprits malins qui ne manquaient pas, c'était sur, de rôder alentour.

Ils étaient à plusieurs lieues du cours du Rhône et, Ascelin le savait, venaient de passer dans la journée non loin du bois qui abritait Hingeburge et Ermengarde, ses deux bienfaitrices. Mais maintenant, sans le secours d'aucune drogue, il aurait été bien en peine de les retrouver. Le faucon qu'elles lui avaient confié s'était perché pour la nuit au plus haut d'un pin. Il semblait s'être entièrement attaché à lui, et, alors que chaque jour le voyait tournoyer dans les airs, jamais il ne s'éloignait de beaucoup du jeune seigneur, et celui-ci savait qu'il pouvait le rappeler à tout instant. Le petit rapace se serait immanquablement posé sur son poing tendu.

Hernaut, assis devant le feu, venait de se réfugier dans un mutisme qui ne lui ressemblait guère. Il revoyait sa bien aimée et il lui semblait entendre son rire résonner dans la nuit. Elle était bien trop jeune et insouciante pour subir pareille aventure. Il regrettait en ce moment même de l'avoir emmenée avec lui. Peut-être eut-il été préférable de la laisser dans sa famille, à Milan. Certes, il désirait plus que tout qu'elle devienne son épousée, mais pas dans de telles conditions. A peine quittée la grotte du Noir, ils avaient été prêts de les rattraper, si près qu'à un moment donné il avait pu percevoir le bruit des sabots sur la route. Et puis, Célinan avait brusquement disparu, usant de l'une de ces ruses qu'il maîtrisait si bien au besoin. Il avait trouvé le moyen de brouiller ses traces, ce qui lui avait permis de gagner une bonne heure sur ses poursuivants. Et, lorsque l'Ours, dont le regard exercé faisait merveille, était retombé sur leur piste, la nuit n'avait alors pas tardé à les surprendre, et il leur avait fallu suspendre leur course. Demain, dès que le soleil déploierait ses tous premiers rayons, ils reprendraient leur traque, mais pour Hernaut, c'était une nuit de trop passée sans sa belle.

Il en était à ruminer de pareilles pensées lorsqu'un mouvement dans des branchages proches le tira de ses réflexions. Ascelin, à ses côtés, avait depuis quelques secondes déjà dirigé son regard précisément vers l'endroit d'où provenait le bruit. Deux cavaliers arrivaient, comme attirés par la lueur instable des flammes qui vacillaient sous un souffle d'air. Ascelin entendit alors son nom prononcé par une voix qui lui était des plus familières : il reconnut sans peine la silhouette de Guilhem, tout en devinant celle encore enveloppée de ténèbres du chevalier qui l'accompagnait. Les retrouvailles des trois frères eurent lieu dans ces bois obscurs, troublant le silence relatif de la nuit. Hernaut constata d'abord à quel point Guilhem était amaigri avant de comprendre néanmoins, à la douceur de ses yeux et à la maîtrise de sa voix, qu'il avait repris en main le cours de sa vie.

Ascelin lui avait tout expliqué, depuis la détention de leur frère, son égarement qui en avait suivi, jusqu'à la blessure de Mordrain et le rôle qu'avaient joué les deux guérisseuses dans toute cette histoire. En croisant le regard de Guilhem, dans lequel brillait une étincelle de compréhension et de reconnaissance, le plus jeune des frères éprouva un immense soulagement, et peu à peu se relâcha la tension qu'il avait accumulée en lui ces derniers jours. Le poids des attentes de la part de son aîné Eudes, de ses chevaliers, de ses pages et, pour finir, des deux vieilles femmes, s'était fait si soudainement sentir qu'il avait failli douter de lui et de ses capacités. Mais il avait, sans vraiment réfléchir, puisé en lui toutes les ressources nécessaires, et le résultat en était désormais visible : Hernaut et Guilhem étaient de nouveau à ses côtés. Il ne restait plus qu'à reprendre la jeune fille que devait épouser son frère, et ils retourneraient tous ensemble dans les Ardennes, sains et saufs.

Même Mordrain, bien qu'un bandage qu'il fallait renouveler chaque jour lui enserrait le bras, avait, semble-t-il, retrouvé sa vigueur et son allant, comme l'attestait de nouveau l'éclat de ses yeux verts. Hingeburge et Ermengarde avaient bien oeuvré, une fois de plus. Il se révéla, qu'usant de leur savoir, elles avaient effacé de la mémoire de Guilhem tout ce qui s'était passé après son échauffourée avec les moines soldats lorsque, assisté de Mordrain et de l'Ours, il s'était retourné contre leurs poursuivants. Après, plus rien. C'était le trou noir. Et il ne s'était réveillé que dans la hutte des vieilles femmes, lesquelles, devant son étonnement de se retrouver en ces lieux, lui avaient expliqué ce qu'elles connaissaient du déroulement de son histoire. Quelque potion connue d'elles seules avaient suffi à oblitérer un pan entier de sa vie, celui durant lequel il était, impuissant, entre les mains des serviteurs du Pape. Les traitements qu'il avait subi durant ce temps lui étaient désormais inconnus et allaient rester également ignorés de tous.

Au même moment, à Rome, le Saint Père recevait en ses appartements le frère dévoué Raymond d'Asp, lequel venait de rentrer incessamment de voyage, s'étant rendu pour affaire en royaume franc. Dans ses bagages, il avait ramené un certain parchemin, celui-là même que Pascal II avait actuellement entre les mains, et dont il en avait rompu le sceau pour en lire le contenu. Frère d'Asp avait été convié à s'asseoir en face de sa Sainteté dans le petit bureau dont il connaissait maintenant chaque mobilier et chaque bibelot, tellement il y avait passé de moments à discuter des évènements en cours et des décisions à prendre. En cet instant, il s'armait de patience en attendant que le Pape ait fini sa lecture, excité toutefois à l'idée qu'il venait de lui remettre enfin l'objet de tant de convoitises, celui pour lequel il avait fallu mobiliser tant de bras et de matière grise. Mais enfin, il y était arrivé, et il lui semblait déjà entendre les commentaires élogieux de son vis-à-vis. Oh ! Il n'en espérait guère de récompense matérielle, étant si peu attaché à ce que le commun des mortels avait l'habitude de désirer ardemment, à savoir des terres et des objets de valeur. Non, ce qui était pour lui le moteur de ses agissements se résumait uniquement à de la reconnaissance et à l'obtention de pouvoirs supplémentaires. Peu lui importait l'or et les pierres précieuses dont le Pape savait si bien faire étalage, du moment qu'on lui donnait la possibilité d'être de plus en plus maître de ses actes, et qu'il devenait la personne incontournable en cas de problème d'ordre politique. Peut-être un titre supplémentaire serait-il le bienvenu ? Hugues d'Anjorran, le grand maître, celui qui avait toute la confiance et la sympathie du Saint Père, et qui était à la tête de tous ses frères armés, commençait à se faire vieux. Il se voyait très bien le remplacer... Pascal II émit un bruit de gorge, ce qui le fit brutalement revenir à la réalité. Sa Sainteté avait pris un air préoccupé, le noir de ses épais sourcils lui barrant le front plus intensément que d'habitude. Après tout, ce que contenait ces écrits était certainement digne de préoccupation.

Le regard sombre du Pape se détacha de sa lecture pour venir fouiller l'âme du moine qu'il avait en face de lui, tandis qu'il caressait machinalement sa courte barbe. «  C'est tout ce que vous avez à me présenter ? » Raymond d'Asp eut un léger soubresaut qui trahissait son étonnement bien plus qu'il ne l'aurait voulu : « Qu'attendiez-vous d'autre, votre Sainteté ? » Le Pape releva le menton un peu plus, laissant tomber le parchemin sur l'antique meuble de bois sculpté de motifs floraux qui lui tenait lieu de bureau, et il exhala un soupir. « Dans tout ce que je viens de lire, il n'apparaît pas l'ombre d'une dissidence envers l'Eglise. Je serais tenté de vous dire que toutes ces lignes sont d'un conformisme et d'une banalité affligeante. Tenez, lisez par vous même, et dites-moi si cela ne vous rappelle pas quelque chose. » Tout en disant cela, il reprit l'objet en question et le tendit à son lieutenant. Frère Raymond parcourut rapidement le grimoire. Il ne lui fallut que quelques lignes d'ailleurs, pas plus, pour se rendre compte de la bévue. « Par Jésus Christ ! Ne put-il s'empêcher de s'exclamer. Mais c'est un extrait du « De la Trinité » de Saint Augustin, tout du moins, je le présume.
_ Et vous présumez juste. Ce texte n'a absolument rien à voir avec ce que nous cherchons. » Le regard de Pascal II se durcit encore un peu plus alors qu'il ajoutait : « Vous vous êtes fait berner, mon fils. On vous a vendu n'importe quoi à la place du texte original. Et on s'est magistralement payé votre tête. Je peux vous préciser que ces lignes tirées de Saint Augustin proviennent du livre intitulé « Contre le mensonge ». Si l'auteur de cette substitution est bien l'un de ceux auxquels je pense, alors, étant donné qu'ils nous accusent habituellement de mentir au peuple, le message est plus que limpide. » Raymond d'Asp, dont la physionomie d'ordinaire ne trahissait pas grand chose, donnait cette fois-ci l'impression d'être atterré. « Je pense que malheureusement vous avez raison, Votre Sainteté. Tout cela ressemble bien trop aux agissements des Authentiques. »

Et voilà. Frère Raymond venait de lâcher le terme : les « Authentiques ». Cette organisation secrète, sorte d'Eglise dans l'Eglise, contre laquelle il luttait depuis des années, et dont la simple évocation lui révulsait l'estomac. Il déglutit. Certes, cela était plausible. Ces membres du clergé, une poignée peut-être, agissaient dans l'anonymat le plus complet, prônant des idées assez proches de celles de ce philosophe grec qui avait rédigé le parchemin original, prenant un malin plaisir à gripper, dès qu'ils en avaient l'occasion, les rouages bien huilés de l'Eglise officielle. Certains d'entre eux avaient été démasqués autrefois, puis arrêtés et soigneusement passés à la question. Mais rien n'avait pu filtrer malgré cela de la nature véritable de leur organisation. Anthèlme le Noir, lui, était insoupçonnable : il avait prouvé à plusieurs reprises son dévouement au Saint Père, et il était trop bien payé pour trahir. Ce ne pouvait venir de lui... Quant au jeune Belombreuse, il ne servait que de transporteur. La substitution avait du se faire en amont, peut-être en Italie. Serait-ce un coup de ses autres frères, seigneurs de Fiercastel, une ruse engendrée par l'un d'entre eux au moment de se séparer, une sorte de leurre créé pour dérouter leurs adversaires ? La pensée d'un tel stratagème effleura frère Raymond d'Asp l'espace d'une seconde. Et puis, il se ravisa : non, ce ne pouvait pas être le fait de l'un de ces sangs bleus : en plus d'être nés nobles, beaux et courageux, ils ne pouvaient tout de même pas être dotés d'une intelligence aussi subtile. Trop de perfection sur cette terre, Dieu ne l'aurait jamais permis. Le Saint Père avait surement raison, il fallait se rendre à l'évidence.

Le Pape se leva dans un bruit de soieries froissées, ce qui eut pour effet de tirer définitivement le moine de ses réflexions. Raymond d'Asp quitta précipitamment son siège à son tour. «  Je pense, lui déclara sa Sainteté, que vous êtes un peu surmené ces temps-ci. Toute cette course après ces écrits hérétiques, les nombreux déplacements que vous avez effectués ces derniers mois, tous les tracas que cela a induit, bref, je crois que vous avez droit à un repos bien mérité... » « Non ! Pas ça ! Pensa le moine. Non, Saint Père, je ne mérite pas ça ! » Mais son visage resta impassible. « Je vous suggère de vous retirer pour quelque temps dans notre belle abbaye de Saint Paul hors les murs. »
« Suggérer », frère Raymond ne l'ignorait point, signifiait « ordonner » en langage papal. Aussi, refoulant au plus profond de lui-même toutes les émotions négatives qui tendaient à le submerger, accepta-t-il la sentence en apposant ses lèvres sur la main tendue du Pape. Et il disparut à la vue du pontife sans que celui-ci ne put soupçonner un instant à quel point il avait blessé cet homme.

Pascal II traversa à son tour l'étroite pièce dans laquelle il venait d'avoir cette conversation pour pénétrer par une petite porte dans une chambre de vastes dimensions, aux murs couverts de tentures et disposant d'une alcôve imposante. Sur un perchoir de métal artistement travaillé, un étrange oiseau semblait l'attendre et le dévisageait de biais. Il tendit son bras droit vers lui et l'animal, sans se faire prier, s'installa dans un lourd battement d'ailes sur le poignet offert. C'était un cadeau de l'un des frères qui avaient revêtu l'armure pour aller guerroyer en Orient. Il était couvert de plumes grises et seul le revers de sa queue se paraît d'un rouge intense. A part cela, il était doté d'un bec épais et crochu. Mais surtout, c'était un oiseau parleur. « Ave Maria » : entonna la voix aigre, proche de celle d'un vieillard, du volatile d'exception. C'était tout ce que le Pape, en cet instant, désirait entendre. Et le perroquet déroula le reste de la prière dans un latin parfaitement maîtrisé : « gratia plena, Dominus tecum... » Quelle merveille ! Songea le souverain pontife. De plus, les prouesses de cet animal avaient le don de le tirer de ses préoccupations : « benedicta tu in mulieribus » poursuivit le perroquet. Pascal II caressa rêveusement le plumage soyeux. Ses espions lui avaient tous servi la même version : aucun des seigneurs de Belombreuse ne détenait actuellement d'exemplaire du parchemin. L'original et les copies avaient tous été détruits. Et la dernière reproduction de ce fameux texte s'était avérée être un faux. Pouvait-il considérer cela comme une victoire ? Pas vraiment, car un doute subsistait. Les Authentiques avaient joué un rôle dans toute cette histoire, il en était maintenant persuadé. Il avait reconnu leur signature sur le double qu'il venait d'avoir entre les mains. Que ces derniers se trouvent en possession du parchemin était ce qu'il redoutait le plus. La guerre contre les hérétiques était loin d'être terminée.

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