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dimanche 13 mai 2012

Chapitre 33 : Départs et projets




C'était un petit matin d'été ardennais tout envahi de rosée et de fraîcheur et la forêt profonde résonnait de chants d'oiseaux qui retombaient en cascades jusqu'au pied des hêtres moussus de la forêt d'origine. Eudes négociait depuis quelque temps déjà avec le plus jeune de ses frères, Ascelin, lequel avait fait seller par La Belette trois robustes montures équipées de tout l'attirail dont ils avaient besoin pour mener une nouvelle expédition.


« Croix-moi, Eudes, disait Ascelin. La jeune femme à laquelle tu me proposes de lier mon nom et celui de notre famille ne manque pas d'attrait à mes yeux. Mais j'ai beaucoup réfléchi à tout cela et je ne pense pas être encore mur pour cette union. Des chemins nous attendent quelque part, La Belette et moi-même. Nous devons répondre à leur appel, tel est notre destin. »

_ Dommage, rétorqua Eudes, dubitatif. J'ai cru un instant que j'avais trouvé vraiment la personne qu'il te fallait. Te rends-tu compte au moins de ce que tout ton refus implique à long terme ?
_ Je sais, répondit Ascelin en prenant une mine boudeuse d'enfant têtu, comme par hasard étrangement semblable à celle que son futur écuyer savait si bien prendre, lui. La recherche presque impossible de quelques arpents de terre à cultiver et à protéger des brigands pour me constituer un petit domaine ou bien la vie errante du chevalier qui cherche aventure sur les routes. »
« Je vois que tu es conscient du problème. Jeune fou comme d'habitude, mais conscient quand même. Enfin, si tel est ton choix.... »

Leur conversation fut interrompue subitement par l'arrivée subite de Mordrain, lui aussi équipé pour faire la route, et flanqué du moine milanais qu'apparemment il avait décidé d'accompagner.


« Toi aussi Mordrain, tu as décidé de partir à l'aventure ? » demanda Eudes, à peine étonné. «  Je pensais que tu avais trouvé enfin la personne qui te retiendrait sur nos terres », faisant par -là allusion à Claire, laquelle s'était installée au couvent des moniales situé un peu en amont de Fiercastel, et qui avait été chargée de veiller sur le manuscrit et ses copies. »

« Claire m'a confiée la délicate mission de raccompagner le prêtre ici présent jusqu'à Milan, » s'expliqua Mordrain. « Je suis toujours son serviteur dévoué », ajouta-t-il en désignant le ruban mauve qui ornait toujours son bras droit. « Et sur le chemin du retour, j'irai déposer quelques copies au sein du réseau des frères illuminés... « Je sais tout cela, » coupa Eudes, qui pour tout dire était avec la Comtesse Mathie à l'origine de cette idée.  « Vous allez donc voyager de concert, Ascelin et toi ?
_Bien sur, Seigneur Eudes. Mordrain fit glisser la lame de son épée de son baudrier comme pour confirmer ses dires. Puis il la rangea de nouveau.


                  


samedi 12 mai 2012

Chapitre 32 : Le mariage


Colombe se tourna légèrement sur le côté, regardant une fois de plus son reflet dans le miroir de métal qui, aussi haut qu'elle, lui renvoyait une image approximative d'elle même, mais suffisante pour qu'elle se fasse une idée de son allure princière. La robe qu'elle avait revêtue pour le mariage mettait en valeur ses formes gracieuses, et son décolleté laissait voir juste ce qu'il fallait de sa superbe poitrine. Sa camérière avait fixé sur ses cheveux sombres un voile vert pâle d'une finesse extrême, retenu par quelques fleurs de fils d'or fin, et ces mêmes fleurs, comme si elle les avaient reçues en pluie, venaient parsemer son bliaut d'un vert plus soutenu jusque sur ses longues manches évasées. Ainsi habillée, elle n'était qu'un tourbillon de soies et de mousselines vertes et or. « Cela plaira surement à Hernaut », songea-t-elle. La servante l'aspergea de quelques gouttes de parfum sur le revers de ses poignets, le lobe de ses oreilles et la naissance de ses seins, touche finale à un tableau destiné à faire étalage de sa beauté et de sa haute naissance. La fragrance qui envahit soudain l'espace de la tente faisait penser à des contrées mystérieuses et lointaines. Rien d'étonnant à cela : les essences dont elle se paraît lui avaient été offertes par Eudes, qui les avait ramenées du lointain Orient. Elle n'avait qu'à se louer de la gentillesse et des attentions que les frères d'Hernaut avaient eu pour elle. Ils se ressemblaient tous tellement. Elle était consciente des efforts qu'ils faisaient pour lui faire oublier ses mésaventures des dernières semaines ainsi que son exil forcé. Mais, jusqu'à avant-hier, elle s'était sentie comme perdue au milieu de ce monde si nouveau pour elle, dans cette contrée où rien à priori ne lui rappelait sa chère ville de Milan, au milieu de tous ces visages dont la plupart lui étaient encore inconnus.

Et puis la Comtesse d'Aldobrandi avait eu l'heureuse idée de débarquer entre ces murs trop sombres à son goût, sous ce soleil dont l'éclat paraissait terni pour des yeux habitués à l'ardeur des étés méditerranéens. Elle avait amené avec elle une poignée de gens au service de l'immense maison des Lambardi. Et la langue italienne avait de nouveau résonné à ses oreilles, pour son plus grand plaisir, lui faisant retrouver les accents familiers, lui contant les derniers ragots qui avaient actuellement cours dans sa patrie. Le voyage de la Comtesse s'était fort bien déroulé. Elle avait obtenu de son époux, allez savoir comment, non seulement une escorte de quelques chevaliers lombards lourdement armés pour mener à bien son périple, mais également le pardon pour sa fille de la part de son père. Il s'était en quelque sorte rangé à l'idée de ce mariage, à condition que sa femme négocie en sa faveur auprès des Belombreuse un certain nombre d'avantages en nature. Dans ses bagages, la Comtesse avait bien sur ramené divers trésors de sa région d'origine : bijoux, étoffes précieuses, capiteux parfums, bref de quoi faire du mariage de sa fille une cérémonie somptueuse. Même quelques domestiques faisaient partie du lot, dont la camérière qui l'assistait présentement.

Colombe jeta un coup d'oeil au lourd manteau bordé d'hermine que lui tendait cette dernière. Fallait-il s'affubler d'un tel fardeau supplémentaire ? Après tout, elle se trouvait déjà suffisamment bien comme ça. Et puis, même s'il n'avait pas de manches, on était en été. Aucune comparaison avec les touffeurs du sud bien sur, mais la journée s'annonçait belle et ensoleillée. La jeune italienne qui la secondait insista devant son hésitation : elles en avaient déjà parlé auparavant. Ici, c'était la coutume. L'étalage de fourrures était une marque de puissance et de richesse. Elle se devait de passer cette pelisse par dessus ses superbes atours. Elle s'exécuta, se consolant en pensant à son futur mari qui, tout comme elle, devrait se plier à cet usage, et elle se l'imaginait déjà en train de suer à grosses gouttes durant la cérémonie : charmant tableau !

Et pour ce qui était d'Hernaut, elle était proche de la vérité. Celui-ci, quelques tentes plus loin, venait de mettre un point final à sa tenue en se coiffant d'un chapeau orné de plumes blanches, et il avait lui aussi endossé le manteau d'hermine sans se préoccuper du temps qu'il ferait. Canicule ou pas, il savait tenir son rang, et entendait bien se montrer comme l'un des héritiers d'un des comtés les plus en vue du royaume franc. D'ailleurs, il avait pour le moment d'autres préoccupations. Il s'était préparé pour la cérémonie en compagnie de son écuyer enfin retrouvé : en effet, Colin était miraculeusement réapparu, faisant partie de l'escorte de la Comtesse.

Pour dire la vérité, lorsque son maître lui avait ordonné de retourner au village afin de chercher de l'aide, le jeune homme n'avait réussi à convaincre personne, tellement les habitants de la région prenaient au sérieux les menaces qu'étaient censées représenter Anthèlme le Noir. Alors, il avait pris la décision de revenir seul sur ses pas, et de faire tout son possible pour tirer d'affaire son Seigneur et sa belle. Mais l'antre du Noir était déjà désertée depuis longtemps et, après être tombé sur le corps décapité du sorcier, il quitta les lieux, à la recherche de traces éventuelles. Ce fut à proximité de la grotte qu'il découvrit, au milieu d'un fouillis d'empreintes gravées dans le sol mou, l'indice du passage d'Hernaut, ou tout du moins de son cheval, dont il savait que l'un des antérieurs droits avait perdu la ferrure. Ce simple détail lui permit de suivre la piste de l'animal jusqu'au delà du Rhône. A partir de là, il en perdit la trace, et erra quelques jours durant dans une ville inconnue, hésitant à poursuivre son chemin en direction du nord. Puis il finit par opter pour un retour à Milan. Et ce fut sur ce chemin de retour, bien avant de rejoindre l'Italie, qu'il rencontra la Comtesse et son escorte. Cette dernière l'informa que sa fille était bien arrivée à destination, et que le mariage allait finalement avoir lieu. Aussi Colin se joignit-il à leur troupe, et c'est de cette manière qu'il retrouva Hernaut, et découvrit à son tour ces horizons aux limites du royaume.

Quelques secondes auparavant, dans la tente qui avait été dressée spécialement pour les préparatifs du mariage,car à cette époque peu d'églises avaient été encore bâties et les cérémonies nuptiales se déroulaient pour la plupart en plein air, les rires de toute cette jeunesse se faisaient entendre à travers la campagne.

vendredi 11 mai 2012

Chapitre 31 : Conseil de famille


La Comtesse Mathie lança à son fils Eudes un pâle sourire, ce qui le frappa aussitôt : c'était le premier, d'après son souvenir, qu'elle lui accordait depuis qu'il était rentré à Fiercastel. Il l'attribua à la présence de ses trois autres fils, lesquels, tout juste la veille, venaient de franchir de nouveau les remparts de la forteresse familiale. Après tout, elle avait bien le droit de se réjouir, puisqu'elle avait retrouvé indemnes tous ses garçons revenus vivants de la croisade. Mais Eudes, lui, se refusait à la suivre sur le chemin d'un bonheur aussi simple. C'était son caractère qui voulait cela : il était un battant, il lui fallait relever chaque fois de nouveaux défis, et l'échec de l'affaire des parchemins lui restait encore en travers de la gorge.

Quelques minutes auparavant, dans cette salle au plafond si haut de la tour des Soupirs qu'elle vous donnait une sensation d'écrasement, il avait partagé avec les membres présents de sa famille son sentiment en la matière. Mais maintenant, à quoi bon ? L'un des parchemins avait rejoint définitivement le Saint Siège, et il y resterait désormais à l'abri durant les siècles à venir. Ce n'était surement pas le Pape qui allait l'exhiber aux yeux de tout un chacun.

Mathie, une fois son fugace sourire disparu, lui jeta un regard de ses yeux bleus et froids et, se penchant légèrement depuis sa haute cathèdre ouvragée, lui murmura quelques mots à l'oreille : « Alors, Eudes, il est temps de t'occuper des affaires de famille...
_ Ah ! Oui. Bien sur. »

Les sujets qu'il allait aborder avaient été préalablement longuement disputés entre sa mère et lui depuis plusieurs jours déjà, et beaucoup de détails avaient été réglés par cette chef de clan qui, par longue habitude, se montrait prévoyante et ne se laissait que rarement prendre en défaut. Mais elle laissait à son fils aîné le soin de communiquer à sa place, ce qui donnait l'illusion que c'était lui commandait en tout. Eudes s'éclaircit la voix avant de commencer :

« Que ce que je vous ai dit à l'instant même ne gâche en aucun cas les réjouissances à venir. Nous allons bien sur célébrer les noces d'Hernaut et de Colombe. Une missive m'est arrivée pas plus tard qu'hier, m'annonçant que la mère de cette jeune fille, partie depuis quelque temps déjà sur les routes de France, est bien en route pour Fiercastel. Elle arrivera ici dans moins d'une semaine, je suppose. Cette femme, que je soupçonne être une femme de tête, a finalement réussi à convaincre son Comte de mari que c'était la meilleure des solutions pour sa fille. Et celui-ci a consenti à deux choses : à lui fournir une escorte armée pour se rendre jusqu'à nous, et à négocier un échange de terres biens. Sous réserve bien sur que la nature de ceux-ci soit approuvée par son époux.
_ La connaissant, fit remarquer Hernaut, dont la voix claire et agréable résonna dans l'immensité de la pièce, je me doutais qu'elle parviendrait à ce genre d'accord. » Eudes approuva d'un léger hochement de tête avant de reprendre à l'intention de l'intervenant : « Donc le jour de tes noces sera fixé définitivement dès que la Comtesse sera parmi nous. Comme celles-ci auront lieu sans tarder, nous commencerons les préparatifs dès aujourd'hui. »

Au dehors, l'été s'était installé, et un air bienfaisant pénétrait par les hautes fenêtres qui ajouraient la tour. Il venait soulever légèrement les tentures brunes et rouges. Un impressionnant silence venait de s'installer, pendant que Eudes en profitait pour se désaltérer dans une des coupes en étain emplies de vin coupé d'eau que les serviteurs avaient déposé sur une table à leur intention. Puis, il reprit : «  Mais nous allons ensuite en profiter pour prolonger la fête, puisque, et il se tourna alors vers Ascelin, sagement assis sur sa gauche, notre frère cadet a lui aussi désormais une promise. »

A ces mots, l'assistance se mit à proférer de toutes parts des mots de félicitations.
« Oui, Ascelin ici présent doit épouser une de nos cousines, Marie, l'une des trois filles du Comte de Flandre et de Hainaut, ce qui permettrait de ne pas morceler le domaine familial déjà plus que tronqué, puisqu'elle apporterait à Ascelin pas mal d'arpents de terre en limite de Belombreuse, en échange de quoi je verserai une partie du trésor de guerre que j'ai ramené avec moi. Nous pourrions célébrer leurs fiançailles quelques jours après l'union d'Hernaut et de Colombe. »

Là, sur un signe, Eudes leur fit comprendre à tous qu'il en avait fini pour aujourd'hui. Et tandis que toute la famille se levait pour entourer bruyamment les deux frères dont le destin marital était désormais scellé, lui se mit un peu à l'écart de toute cette liesse pour méditer un peu. Guilhem avait déjà récupéré une partie des terres à son profit, il faudrait décider avec leur mère quelle part reviendrait maintenant à Hernaut. Heureusement qu'il avait trouvé une autre solution pour Ascelin, car le domaine d'origine du Comte Haimon risquait de se réduire comme peau de chagrin. C'était le problème des familles dotées de plusieurs héritiers mâles qui surgissait là. Eudes savait que certains clans le résolvaient en envoyant leurs fils comme chevaliers errants à la recherche de la fortune ou d'un autre destin sur les routes du royaume, mais là, ce n'était pas le cas.

Eudes alla jusqu'aux lourdes portes de chêne qui scellaient la pièce et en poussa les battants. Il n'eut pas à attendre bien longtemps. Deux superbes jumeaux, garçon et fille, de moins de dix ans, rivèrent sur lui leurs yeux noirs et inquisiteurs avant de se précipiter dans ses bras en ayant déchiffré son humeur du moment. Eudes fit décoller la fillette du sol en leur confirmant à tous deux que la réunion était finie, tandis que la mère arrivait d'un pas lent, femme au regard charbonneux et à la charpente impressionnante. Elle était accompagnée d'une jeune beauté aux longues tresses châtaigne et au timide regard vert comme la mousse des bois. Celle-ci était l'épousée de Guilhem, vers lequel elle se dirigea sans attendre, se laissant alors enlacer tendrement par ce dernier.

Lorsque tous les participants se furent évanouis, Eudes ayant congédié sa femme et ses enfants, il se retrouva seul en présence de sa mère. Un conseil de famille restreint, avec pour seuls participants les quatre frères ainsi que leur mère devait se tenir céans. Celui-ci eut lieu dans l'immense tour des Soupirs, au milieu des vents de l'été naissant.

La Comtesse d'Aldobrando Lambardi avait été précédée du prêtre milanais auquel Arnaud avait confié l'un des exemplaires du rouleau de parchemin. Celui-ci venait justement de remettre à Eudes l'unique qu'il avait avec beaucoup de bon sens conservé pour l'acheminer jusqu'à Belombreuse dans le plus grand des secrets ; en échange de quoi le Pape, ô ironie du sort, n'avait eu qu'un parchemin traitant seulement d'un texte de Saint Augustin qui n'avait rien à voir avec ce que le pape attendait. Allez, avouons-le maintenant, le prêtre milanais avait des accointances certaines avec la branche anti-pape des Illuminés.

Et c'est avec cette bonne nouvelle que débutèrent les noces entre Blanche et Arnaud, et elles furent mémorables. Eudes estimait qu'ils avaient finalement gagné une bataille.

mercredi 8 février 2012

Chapitre 30 : Organisation secrète

« Et qu'est-ce que tu as bien pu leur raconter ? » La question d'Ascelin s'adressait à Hernaut. Il savait que son frère s'était entretenu avec les deux pages durant un bon moment au cours de leur chevauchée, mais il ignorait totalement ce qui s'était dit entre eux, tellement occupé, quelques pas en avant d'eux, à deviser avec l'Ours de choses et d'autres. Mais ce qu'il avait pu constater de lui-même, c'est que les deux adolescents s'étaient tenus cois depuis lors, et ça, c'était vraiment inhabituel. A la halte du soir, alors qu'ils bivouaquaient à l'orée d'un bois, il essayait de comprendre ce qui s'était réellement passé. « Bah ! Avait répliqué Hernaut. Tu ne trouves pas que c'est mieux ainsi ? Plutôt que d'entendre ces deux écervelés à longueur de journée se houspiller ou bien échanger des plaisanteries totalement puériles, n'est-il pas préférable de cheminer en silence et de pouvoir se parler calmement sans avoir sans cesse à les rappeler à l'ordre ? Après tout, nous ne sommes pas là pour folâtrer, mais pour tirer Colombe des pattes de ce fourbe de Célinan. » Ascelin avait soufflé sur les braises du feu qu'il s'était chargé d'alimenter pour la soirée avant de répondre :  « Je comprends que tu te fasses du souci pour elle, mais ce ne sont que des enfants, et permet-moi de te rappeler qu'il n'y a pas si longtemps, tu étais tout comme eux, peut-être même pire qu'eux. Il lui revenait à l'esprit en cet instant toutes les récriminations que leur commune nourrice, une généreuse femme du peuple, dénommée Grisegonelle, avait coutume de formuler au sujet de ce frère de cinq ans son aîné, et qui donnait à leur gouvernante et aux autres serviteurs du château bien plus de fil à retordre que les quatre autres frères réunis.
_ Ecoute, avait rétorqué Hernaut, je leur ai simplement dit que s'ils continuaient à mener grand tapage tout au long de la route, ils allaient attirer l'attention des moines soldats, et que ceux-ci finiraient par les attraper et leur feraient subir certains sorts peu enviables que je leur ai dépeint avec force détails. Tu me connais, je sais enjoliver les choses quand il le faut. Mais ne t'inquiète pas pour eux, ils s'en remettront. En attendant, profitons de cette trêve inespérée. »

Ascelin haussa les épaules : Hernaut, tout comme Eudes, n'était pas réputé pour sa patience. Les deux jeunes pages n'avaient eu que le tort de déborder de vie et d'énergie, et les exclamations et les rires dont ils avaient l'habitude d'émailler leur voyage avaient quelque peu dérangé la quiétude à laquelle son frère aspirait.
Et maintenant la Belette et Flavien se tenaient tranquilles dans leur coin, se parlant à voix basse, de peur de déranger les esprits malins qui ne manquaient pas, c'était sur, de rôder alentour.

Ils étaient à plusieurs lieues du cours du Rhône et, Ascelin le savait, venaient de passer dans la journée non loin du bois qui abritait Hingeburge et Ermengarde, ses deux bienfaitrices. Mais maintenant, sans le secours d'aucune drogue, il aurait été bien en peine de les retrouver. Le faucon qu'elles lui avaient confié s'était perché pour la nuit au plus haut d'un pin. Il semblait s'être entièrement attaché à lui, et, alors que chaque jour le voyait tournoyer dans les airs, jamais il ne s'éloignait de beaucoup du jeune seigneur, et celui-ci savait qu'il pouvait le rappeler à tout instant. Le petit rapace se serait immanquablement posé sur son poing tendu.

Hernaut, assis devant le feu, venait de se réfugier dans un mutisme qui ne lui ressemblait guère. Il revoyait sa bien aimée et il lui semblait entendre son rire résonner dans la nuit. Elle était bien trop jeune et insouciante pour subir pareille aventure. Il regrettait en ce moment même de l'avoir emmenée avec lui. Peut-être eut-il été préférable de la laisser dans sa famille, à Milan. Certes, il désirait plus que tout qu'elle devienne son épousée, mais pas dans de telles conditions. A peine quittée la grotte du Noir, ils avaient été prêts de les rattraper, si près qu'à un moment donné il avait pu percevoir le bruit des sabots sur la route. Et puis, Célinan avait brusquement disparu, usant de l'une de ces ruses qu'il maîtrisait si bien au besoin. Il avait trouvé le moyen de brouiller ses traces, ce qui lui avait permis de gagner une bonne heure sur ses poursuivants. Et, lorsque l'Ours, dont le regard exercé faisait merveille, était retombé sur leur piste, la nuit n'avait alors pas tardé à les surprendre, et il leur avait fallu suspendre leur course. Demain, dès que le soleil déploierait ses tous premiers rayons, ils reprendraient leur traque, mais pour Hernaut, c'était une nuit de trop passée sans sa belle.

Il en était à ruminer de pareilles pensées lorsqu'un mouvement dans des branchages proches le tira de ses réflexions. Ascelin, à ses côtés, avait depuis quelques secondes déjà dirigé son regard précisément vers l'endroit d'où provenait le bruit. Deux cavaliers arrivaient, comme attirés par la lueur instable des flammes qui vacillaient sous un souffle d'air. Ascelin entendit alors son nom prononcé par une voix qui lui était des plus familières : il reconnut sans peine la silhouette de Guilhem, tout en devinant celle encore enveloppée de ténèbres du chevalier qui l'accompagnait. Les retrouvailles des trois frères eurent lieu dans ces bois obscurs, troublant le silence relatif de la nuit. Hernaut constata d'abord à quel point Guilhem était amaigri avant de comprendre néanmoins, à la douceur de ses yeux et à la maîtrise de sa voix, qu'il avait repris en main le cours de sa vie.

Ascelin lui avait tout expliqué, depuis la détention de leur frère, son égarement qui en avait suivi, jusqu'à la blessure de Mordrain et le rôle qu'avaient joué les deux guérisseuses dans toute cette histoire. En croisant le regard de Guilhem, dans lequel brillait une étincelle de compréhension et de reconnaissance, le plus jeune des frères éprouva un immense soulagement, et peu à peu se relâcha la tension qu'il avait accumulée en lui ces derniers jours. Le poids des attentes de la part de son aîné Eudes, de ses chevaliers, de ses pages et, pour finir, des deux vieilles femmes, s'était fait si soudainement sentir qu'il avait failli douter de lui et de ses capacités. Mais il avait, sans vraiment réfléchir, puisé en lui toutes les ressources nécessaires, et le résultat en était désormais visible : Hernaut et Guilhem étaient de nouveau à ses côtés. Il ne restait plus qu'à reprendre la jeune fille que devait épouser son frère, et ils retourneraient tous ensemble dans les Ardennes, sains et saufs.

Même Mordrain, bien qu'un bandage qu'il fallait renouveler chaque jour lui enserrait le bras, avait, semble-t-il, retrouvé sa vigueur et son allant, comme l'attestait de nouveau l'éclat de ses yeux verts. Hingeburge et Ermengarde avaient bien oeuvré, une fois de plus. Il se révéla, qu'usant de leur savoir, elles avaient effacé de la mémoire de Guilhem tout ce qui s'était passé après son échauffourée avec les moines soldats lorsque, assisté de Mordrain et de l'Ours, il s'était retourné contre leurs poursuivants. Après, plus rien. C'était le trou noir. Et il ne s'était réveillé que dans la hutte des vieilles femmes, lesquelles, devant son étonnement de se retrouver en ces lieux, lui avaient expliqué ce qu'elles connaissaient du déroulement de son histoire. Quelque potion connue d'elles seules avaient suffi à oblitérer un pan entier de sa vie, celui durant lequel il était, impuissant, entre les mains des serviteurs du Pape. Les traitements qu'il avait subi durant ce temps lui étaient désormais inconnus et allaient rester également ignorés de tous.

Au même moment, à Rome, le Saint Père recevait en ses appartements le frère dévoué Raymond d'Asp, lequel venait de rentrer incessamment de voyage, s'étant rendu pour affaire en royaume franc. Dans ses bagages, il avait ramené un certain parchemin, celui-là même que Pascal II avait actuellement entre les mains, et dont il en avait rompu le sceau pour en lire le contenu. Frère d'Asp avait été convié à s'asseoir en face de sa Sainteté dans le petit bureau dont il connaissait maintenant chaque mobilier et chaque bibelot, tellement il y avait passé de moments à discuter des évènements en cours et des décisions à prendre. En cet instant, il s'armait de patience en attendant que le Pape ait fini sa lecture, excité toutefois à l'idée qu'il venait de lui remettre enfin l'objet de tant de convoitises, celui pour lequel il avait fallu mobiliser tant de bras et de matière grise. Mais enfin, il y était arrivé, et il lui semblait déjà entendre les commentaires élogieux de son vis-à-vis. Oh ! Il n'en espérait guère de récompense matérielle, étant si peu attaché à ce que le commun des mortels avait l'habitude de désirer ardemment, à savoir des terres et des objets de valeur. Non, ce qui était pour lui le moteur de ses agissements se résumait uniquement à de la reconnaissance et à l'obtention de pouvoirs supplémentaires. Peu lui importait l'or et les pierres précieuses dont le Pape savait si bien faire étalage, du moment qu'on lui donnait la possibilité d'être de plus en plus maître de ses actes, et qu'il devenait la personne incontournable en cas de problème d'ordre politique. Peut-être un titre supplémentaire serait-il le bienvenu ? Hugues d'Anjorran, le grand maître, celui qui avait toute la confiance et la sympathie du Saint Père, et qui était à la tête de tous ses frères armés, commençait à se faire vieux. Il se voyait très bien le remplacer... Pascal II émit un bruit de gorge, ce qui le fit brutalement revenir à la réalité. Sa Sainteté avait pris un air préoccupé, le noir de ses épais sourcils lui barrant le front plus intensément que d'habitude. Après tout, ce que contenait ces écrits était certainement digne de préoccupation.

Le regard sombre du Pape se détacha de sa lecture pour venir fouiller l'âme du moine qu'il avait en face de lui, tandis qu'il caressait machinalement sa courte barbe. «  C'est tout ce que vous avez à me présenter ? » Raymond d'Asp eut un léger soubresaut qui trahissait son étonnement bien plus qu'il ne l'aurait voulu : « Qu'attendiez-vous d'autre, votre Sainteté ? » Le Pape releva le menton un peu plus, laissant tomber le parchemin sur l'antique meuble de bois sculpté de motifs floraux qui lui tenait lieu de bureau, et il exhala un soupir. « Dans tout ce que je viens de lire, il n'apparaît pas l'ombre d'une dissidence envers l'Eglise. Je serais tenté de vous dire que toutes ces lignes sont d'un conformisme et d'une banalité affligeante. Tenez, lisez par vous même, et dites-moi si cela ne vous rappelle pas quelque chose. » Tout en disant cela, il reprit l'objet en question et le tendit à son lieutenant. Frère Raymond parcourut rapidement le grimoire. Il ne lui fallut que quelques lignes d'ailleurs, pas plus, pour se rendre compte de la bévue. « Par Jésus Christ ! Ne put-il s'empêcher de s'exclamer. Mais c'est un extrait du « De la Trinité » de Saint Augustin, tout du moins, je le présume.
_ Et vous présumez juste. Ce texte n'a absolument rien à voir avec ce que nous cherchons. » Le regard de Pascal II se durcit encore un peu plus alors qu'il ajoutait : « Vous vous êtes fait berner, mon fils. On vous a vendu n'importe quoi à la place du texte original. Et on s'est magistralement payé votre tête. Je peux vous préciser que ces lignes tirées de Saint Augustin proviennent du livre intitulé « Contre le mensonge ». Si l'auteur de cette substitution est bien l'un de ceux auxquels je pense, alors, étant donné qu'ils nous accusent habituellement de mentir au peuple, le message est plus que limpide. » Raymond d'Asp, dont la physionomie d'ordinaire ne trahissait pas grand chose, donnait cette fois-ci l'impression d'être atterré. « Je pense que malheureusement vous avez raison, Votre Sainteté. Tout cela ressemble bien trop aux agissements des Authentiques. »

Et voilà. Frère Raymond venait de lâcher le terme : les « Authentiques ». Cette organisation secrète, sorte d'Eglise dans l'Eglise, contre laquelle il luttait depuis des années, et dont la simple évocation lui révulsait l'estomac. Il déglutit. Certes, cela était plausible. Ces membres du clergé, une poignée peut-être, agissaient dans l'anonymat le plus complet, prônant des idées assez proches de celles de ce philosophe grec qui avait rédigé le parchemin original, prenant un malin plaisir à gripper, dès qu'ils en avaient l'occasion, les rouages bien huilés de l'Eglise officielle. Certains d'entre eux avaient été démasqués autrefois, puis arrêtés et soigneusement passés à la question. Mais rien n'avait pu filtrer malgré cela de la nature véritable de leur organisation. Anthèlme le Noir, lui, était insoupçonnable : il avait prouvé à plusieurs reprises son dévouement au Saint Père, et il était trop bien payé pour trahir. Ce ne pouvait venir de lui... Quant au jeune Belombreuse, il ne servait que de transporteur. La substitution avait du se faire en amont, peut-être en Italie. Serait-ce un coup de ses autres frères, seigneurs de Fiercastel, une ruse engendrée par l'un d'entre eux au moment de se séparer, une sorte de leurre créé pour dérouter leurs adversaires ? La pensée d'un tel stratagème effleura frère Raymond d'Asp l'espace d'une seconde. Et puis, il se ravisa : non, ce ne pouvait pas être le fait de l'un de ces sangs bleus : en plus d'être nés nobles, beaux et courageux, ils ne pouvaient tout de même pas être dotés d'une intelligence aussi subtile. Trop de perfection sur cette terre, Dieu ne l'aurait jamais permis. Le Saint Père avait surement raison, il fallait se rendre à l'évidence.

Le Pape se leva dans un bruit de soieries froissées, ce qui eut pour effet de tirer définitivement le moine de ses réflexions. Raymond d'Asp quitta précipitamment son siège à son tour. «  Je pense, lui déclara sa Sainteté, que vous êtes un peu surmené ces temps-ci. Toute cette course après ces écrits hérétiques, les nombreux déplacements que vous avez effectués ces derniers mois, tous les tracas que cela a induit, bref, je crois que vous avez droit à un repos bien mérité... » « Non ! Pas ça ! Pensa le moine. Non, Saint Père, je ne mérite pas ça ! » Mais son visage resta impassible. « Je vous suggère de vous retirer pour quelque temps dans notre belle abbaye de Saint Paul hors les murs. »
« Suggérer », frère Raymond ne l'ignorait point, signifiait « ordonner » en langage papal. Aussi, refoulant au plus profond de lui-même toutes les émotions négatives qui tendaient à le submerger, accepta-t-il la sentence en apposant ses lèvres sur la main tendue du Pape. Et il disparut à la vue du pontife sans que celui-ci ne put soupçonner un instant à quel point il avait blessé cet homme.

Pascal II traversa à son tour l'étroite pièce dans laquelle il venait d'avoir cette conversation pour pénétrer par une petite porte dans une chambre de vastes dimensions, aux murs couverts de tentures et disposant d'une alcôve imposante. Sur un perchoir de métal artistement travaillé, un étrange oiseau semblait l'attendre et le dévisageait de biais. Il tendit son bras droit vers lui et l'animal, sans se faire prier, s'installa dans un lourd battement d'ailes sur le poignet offert. C'était un cadeau de l'un des frères qui avaient revêtu l'armure pour aller guerroyer en Orient. Il était couvert de plumes grises et seul le revers de sa queue se paraît d'un rouge intense. A part cela, il était doté d'un bec épais et crochu. Mais surtout, c'était un oiseau parleur. « Ave Maria » : entonna la voix aigre, proche de celle d'un vieillard, du volatile d'exception. C'était tout ce que le Pape, en cet instant, désirait entendre. Et le perroquet déroula le reste de la prière dans un latin parfaitement maîtrisé : « gratia plena, Dominus tecum... » Quelle merveille ! Songea le souverain pontife. De plus, les prouesses de cet animal avaient le don de le tirer de ses préoccupations : « benedicta tu in mulieribus » poursuivit le perroquet. Pascal II caressa rêveusement le plumage soyeux. Ses espions lui avaient tous servi la même version : aucun des seigneurs de Belombreuse ne détenait actuellement d'exemplaire du parchemin. L'original et les copies avaient tous été détruits. Et la dernière reproduction de ce fameux texte s'était avérée être un faux. Pouvait-il considérer cela comme une victoire ? Pas vraiment, car un doute subsistait. Les Authentiques avaient joué un rôle dans toute cette histoire, il en était maintenant persuadé. Il avait reconnu leur signature sur le double qu'il venait d'avoir entre les mains. Que ces derniers se trouvent en possession du parchemin était ce qu'il redoutait le plus. La guerre contre les hérétiques était loin d'être terminée.

lundi 30 janvier 2012

Chapitre 29 : Dans la grotte

Ses yeux s'ouvrirent sur une paroi rocheuse en face de lui où dansaient des ombres indéfinies. Ses muscles endoloris se rappelèrent d'abord à lui avant qu'il ne réalise à quel point sa position était inconfortable. Il était suspendu par les poignets et la corde qui le liait, accrochée au plafond au moyen d'une esse de métal, était si bien ajustée que toute tentative de sa part pour s'en défaire n'aurait pu que le meurtrir cruellement. Dénudé jusqu'à la ceinture, il sentait à quel point l'atmosphère du lieu était chaude et moite. Où était-il ? Dans une grotte, vraisemblablement. Hernaut, en un bref éclair de mémoire, revit la clairière et l'anneau de serpents qui les avaient retenus prisonniers, Colombe et lui. Et puis, plus rien... Il avait beau chercher, c'était le trou noir. Colombe, à propos, où était-elle ? Il se sentit submergé par une vague d'angoisse et de rage mêlée, et tira d'un coup sec sur ses liens, touchant de la pointe de ses bottes le sol dont il éprouva la dureté tandis qu'une douleur intense envahissait ses poignets, l'obligeant à accepter de nouveau la posture dans laquelle il se trouvait. Se détendre. Se détendre. A cette heure, il rêvait pourtant d'en découdre avec le responsable de son infortune mais, ignorant totalement à quoi il ressemblait, il lui prenait l'envie d'en découdre avec le monde entier, et une armée de mercenaires lui faisant barrage ne l'aurait même pas fait hésiter l'espace d'une seconde. Il essaya de baisser les yeux vers le sol, entrevit ses pieds, eut la présence d'esprit de vérifier à l'emplacement de la ceinture qui retenait ses braies : c'était donc cela ! Il s'était fait dépouiller, bien sur, et le parchemin lui avait été enlevé. Encore un coup des sbires du Pape, ce ne pouvait être que ça. Mais cette fois, ils étaient arrivés à leurs fins, et les écrits dissidents pour lesquels ils avaient mis en oeuvre tant de moyens étaient enfin entre leurs mains. Fini son rêve au cours duquel il se voyait remettre le document à son frère Eudes en recueillant de sa part tous les éloges auxquels la réussite de sa mission aurait du logiquement aboutir. Fini son espoir d'obtenir des terres, d'offrir à son aimée une situation digne d'elle. Il en aurait pleuré de frustration.

Alors qu'il se morfondait, attaché comme une vulgaire pièce de venaison, et que la corde lui mordait de plus en plus rudement les chairs, un pas se fit entendre sur la pierre qui formait le plancher de sa prison rocheuse. Il tourna légèrement la tête, devinant un homme qui s'approchait de lui. Et lorsqu'il le vit bien en face, campé solidement sur ses jambes, en train de le dévisager, il le reconnut alors, et sa stupéfaction fut à son comble. « Célinan! S'écria-t-il. Que fais-tu ici? Je te pensais revenu à Fiercastel? » Son vassal esquissa l'ombre d'un sourire, celui qu'il lui connaissait si bien, et qu'il interpréta alors comme une marque de sympathie à son égard. Hernaut l'encouragea : « Allez, tranche-moi ces liens, et filons tous deux hors de cet endroit lugubre. Il me faut retrouver Colombe puisque désormais elle m'accompagne... » Il ne put en dire plus. Le rictus de Célinan venait de s'épanouir en un rire franc qui résonnait étrangement dans la grotte. « Hernaut, quand comprendras-tu enfin que tu n'as pas d'ordres à me donner ? Finit par dire ce dernier. Le temps de mon allégeance est révolu. Je ne te dois plus rien. » Son interlocuteur saisit d'un coup. « Tu es passé de l'autre côté, c'est ça? » Dit-il, amer. « Oui, bien sur, lui fut-il répondu. Comment voulais-tu que je continue à attendre, et à me nourrir de tes promesses, alors que tu ne pensais qu'à une chose : conquérir cette jeune femme? Tes belles paroles à mon égard, Hernaut, c'était du vent, rien que du vent. Tout comme celles de ta famille, celles de ta mère, la comtesse Mathie, et de ton frère Eudes. Du vent, te dis-je. » Hernaut s'indigna : « Mais comment as-tu pu me trahir ainsi? As-tu si peu le sens de l'honneur? » En entendant cela, les yeux noirs de Célinan brillèrent d'une flamme intense et son visage buriné prit une expression tourmentée. « Lors de mon voyage de retour en direction des Ardennes, reprit-il, quand il advint que je fus contacté par un certain Anthèlme, dit le Noir, à la solde du Pape, je n'avais pas l'intention de t'abandonner, crois-moi. Ce n'est que lorsque je me fus rendu à Fiercastel et que j'obtins un entretien avec ton frère aîné que j'ai finalement compris que je n'avais plus rien à attendre ni de toi, ni de ta famille. A partir de là, la proposition du Noir m'est revenue à l'esprit, et j'ai accepté de travailler pour lui, en échange d'une baronnie qui me serait cédée sur les terres de l'Eglise. Mais ne va pas penser que ma décision fut si facile à prendre. J'ai passé tant d'années auprès de toi que tu étais pour moi comme un frère...
_ Un frère! L'interrompit Hernaut, n'y tenant plus. Tu oses m'appeler frère! Quel frère digne de ce nom accepterait de vendre un membre de sa famille pour obtenir quelques arpents de terre? » Célinan se rapprocha de lui jusqu'à ce qu'il sente son souffle tiède lui effleurer la joue. « Pense ce que tu veux, Hernaut. Je voulais juste que tu saches qu'il y avait un temps où je t'ai aimé. Mais ce temps est révolu, maintenant. Le Pape, à l'heure qu'il est, doit se réjouir à la lecture du pamphlet que le Noir lui a fait expressément parvenir, et moi je ne vais pas tarder à me retirer sur mes terres. » Tout en disant cela, il caressa rêveusement la joue d'Hernaut, lequel ne put alors réprimer un frisson de dégoût à ce simple contact. Célinan fit mine de partir. Le prisonnier réalisa qu'il allait de nouveau se retrouver seul, face à ses doutes et à ses interrogations. « Ne pars pas tout de suite! S'empressa-t-il de dire. Dis-moi où est Colombe, et si elle va bien. » Célinan se retourna tout de go. «  Colombe? Oh, tu n'as pas à te soucier pour elle. Le Noir la traite comme une reine. Je crois qu'il va négocier avec son père avant de la lui rendre, afin d'obtenir quelque dédommagement, si tu vois ce que je veux dire... » Hernaut tira un peu plus sur ses liens : « Tu finiras brûlé en enfer, Célinan.
_ J'aurais fini de cette manière, figure-toi. Alors, autant en profiter sur cette terre pour faire ce qui me chante. Tiens, justement, puisque tu m'as parlé de Colombe, pourquoi ne lui rendrai-je pas visite dès maintenant ? Elle est si belle... et on la dit toujours vierge. Il me prend soudain l'envie d'aller vérifier par moi-même. » Cette fois-ci, Hernaut réagit si vivement que, ruant sauvagement, un de ses pieds heurta Célinan au ventre avec violence, tandis que ses poignets se mettaient à saigner. « Tu n'es qu'un fils de catin! S'écria-t-il. Touche à un seul de ses cheveux et je te jure que je trouve le moyen de sortir d'ici, et tu comprendras alors que l'enfer existe aussi sur la terre. » Célinan fit une grimace de douleur, mais s'efforça de minimiser son mal. « L'ennui, avec toi, Hernaut, c'est que tu n'as jamais eu le sens de l'humour. » Et, sans plus attendre, il se détourna et quitta les lieux.

Le captif se retrouva de nouveau seul, et malgré la haine qu'il venait de se découvrir envers Célinan, il regrettait presque que celui-ci l'ait quitté aussi vite. Il avait tant de questions restées sans réponses : qu'étaient devenus ses frères ? Et quel sort lui réservait-on ? Et qui était Anthèlme le Noir? Quelle était la nature de sa magie ? Mais il n'eut pas à attendre longtemps pour obtenir certaines explications. Il sentit sans voir quoi que ce soit une présence à ses côtés, une sorte de vibration qui d'instinct, le mettait sur ses gardes, comme si un danger imminent le guettait. Un homme qu'il voyait pour la première fois apparut à ses yeux. Il était entièrement revêtu de noir, de la tête aux pieds, et son regard aussi obscur que la nuit était comme un puits insondable. Mis à part cela, il était d'une stature au dessus de la moyenne et avait des cheveux si longs qu'ils lui arrivaient jusqu'à la taille, aussi ténébreux que le reste de sa personne. Son visage aux traits lisses et impénétrables lui conférait une beauté presque parfaite, mais inquiétante dans sa perfection même. Devant le spectacle d'Hernaut, impuissant, mais qui par son attitude et la force de son regard laissait transparaître son esprit de révolte, il esquissa un semblant de sourire qui découvrit des dents blanches et sans défaut. «Pourquoi te tourmenter ainsi, Hernaut de Belombreuse ? J'ai obtenu de toi tout ce que je désirais. Bientôt viendra le temps de te relâcher. » Sa voix était grave, mais d'une douceur envoutante. Hernaut respira à fond, s'efforçant de se calmer. Au lieu de quoi, leur conversation risquait de virer en affrontement verbal, et il supposait que de cette manière il n'en tirerait au final aucune réponse aux questions qui le taraudaient. « Qui êtes-vous en réalité ? » Demanda-t-il, tout en devinant d'avance la réponse qu'il allait obtenir.
_ Anthèlme le Noir, celui que les villageois alentour nomment également le « sorcier noir ».
_ Et qu'allez-vous faire de la fille du Comte d'Aldobrandi ? » C'était la première de ses préoccupations. Et il voulait vérifier par lui-même si Célinan lui avait bien dit la vérité. « La rendre à son père, bien sur. Comme tu as été bien présomptueux de croire que celle-ci pouvait être ta possession. » Hernaut se concentra sur son souffle. Il mourrait d'envie de lui dire ses quatre vérités, à ce magicien de pacotille. Au lieu de cela, il poursuivit son interrogatoire : « Et pour les serpents, comment avez-vous fait ? » Le Noir sourit de plus belle : « Oh ! Cà ? Simple astuce d'un observateur de la nature : une poudre de ma composition, sorte d'aphrodisiaque pour serpents pour résumer, et ces charmants reptiles se rejoignent les uns les autres, formant un gigantesque anneau dans leur désir de copuler. L'imagination des spectateurs fait le reste... » Hernaut faillit hurler de rire : une partouze géante de reptiles, il fallait y penser. Il n'y avait vraiment rien de magique dans tout ça. C'était même, de son propre point de vue, complètement loufoque. Cette dernière pensée d'ailleurs, il ne put s'empêcher de la partager avec son interlocuteur. Le sorcier parut prendre la remarque pour une insulte, tant son regard se mit à flamboyer de colère contenue. «  Tu ignores, jeune homme, mis à part certains artifices, le véritable pouvoir de ma magie. Hernaut changea de sujet, il n' avait pas vraiment envie d'en savoir plus là-dessus. « Ainsi, vous avez soudoyé mon vassal Célinan et vous êtes tous les deux au service du Pape ? » Le Noir lui jeta un regard aussi insondable et vertigineux que le fond d'un gouffre. « En fait je ne suis au service de personne. Moine autrefois je fus, mais j'ai vite compris à quel point le ministère de Dieu sur la terre est corrompu, quelles que soient les époques et quels que soient ses représentants. Aussi préféré-je servir mes propres intérêts plutôt que ceux d'une poignée de nantis situés au sommet de l'échelle.
_ Alors, laissez Colombe en dehors de tout ça, reprit Hernaut. Et accordez-moi de la libérer en même temps que moi. Si ce sont des biens que vous désirez, je m'engage à vous en fournir par l'intermédiaire de mes frères. Le Comté de Belombreuse est suffisamment riche pour cela.
_ Ah ! Que n'est-on pas prêts à dire et à faire par amour ? Je suis désolé de défaire un si beau couple, mais je dois t'avouer que les garanties du Pape me semblent considérablement plus solides que celles d'un jeune seigneur qui coure les routes sans une once d'or sur lui. »

Hernaut mesura soudain son impuissance. Après tout ce qu'il avait vécu, tout ce qu'il avait sacrifié pour conquérir Colombe, et alors même qu'il était parvenu à ses fins, voici que tout s'écroulait à nouveau. Si Anthèlme le Noir la remettait entre les mains de son père, il aurait passé des mois à se battre pour rien. « Mon frère Eudes paiera le prix qu'il faut. » Dit-il dans une dernière tentative désespérée. Le Noir le dévisagea un instant avant de répondre avec une indifférence glacée : « J'ai horreur de me répéter. Le soleil ne va pas tarder à se coucher. Il reste en moi suffisamment de commisération pour que je ne te livre pas aux dangers de la nuit en forêt. Aussi te relâcherai-je demain à l'aube, et tu auras même droit à une monture et à la restitution de tes armes. Mais que je ne te revois plus jamais après ça. Suis-je assez clair ? »

Hernaut s'apprêtait à protester quand il perçut une ombre qui, projetée par la lumière d'une torche posée sur un des murs contigus, apparaissait soudain dans le dos de son ravisseur. Il n'eut pas le temps de réfléchir à ce qui se passait qu'il entendit le sifflement de la lame dans l'air humide de la grotte, et vit nettement la tête du Noir se détacher de son corps tandis qu'il sentait un sang encore chaud lui asperger le visage. Son estomac se révulsa, tous les muscles de son corps se rétractèrent dans un mouvement de dégoût et de panique. Mais la morsure de la corde sur ses poignets se fit plus douloureuse encore. C'est alors qu'il vit celui qui avait manié l'épée. Ascelin lui apparut, tenant des deux mains Divine ensanglantée. Comme dans un rêve, son jeune frère, surgi d'on ne sait où, venait par miracle de mettre fin aux jours du pseudo-magicien. Ascelin trancha habilement les liens qui le retenaient, et les pieds du prisonnier heurtèrent le sol durement, tandis qu'il se débarrassait des lambeaux de corde d'un revers de la main. Hernaut serra son frère dans ses bras comme jamais il ne l'avait fait, le souillant à son tour du même sang dont il était couvert. « Par quel prodige es-tu ici, petit frère ? Questionna-t-il sans le lâcher. Et comment m'as-tu trouvé ? » Ascelin le repoussa doucement : « Ce n'est pas le temps pour les questions, Hernaut. Il nous faut sortir d'ici de toute urgence. Je t'expliquerai tout lorsque nous serons loin. » Hernaut acquiesça, et suivit son jeune frère sans rien ajouter de plus. Ils empruntèrent une sorte de boyau bas, qui les obligea à courber l'échine pour progresser. « Colombe ! » Ne put s'empêcher de s'exclamer Hernaut, rompant soudainement le silence. Ascelin, sans cesser d'avancer, le questionna : Colombe ? La jeune fille que tu as eu la bonne idée de kidnapper ? Avant même que son frère n'ait eu le temps de lui fournir des explications, les deux hommes accédèrent à une salle voûtée, plus haute de plafond, mais dont l'atmosphère était toujours aussi étouffante. Ils se redressèrent tous deux et Hernaut fit face à son frère, bien décidé à le rallier à sa cause. « Quand tu connaîtras Colombe, tu comprendras pourquoi j'ai agi de la sorte, et... » Ascelin l'interrompit : « Je sais. Célinan nous a expliqué tout ce qui s'était passé dans la ville italienne durant votre séjour. Elle est la fille du Comte d'Aldobrandi Lombardo, ça, je le sais aussi. J'ai retrouvé le village où vous aviez fait halte ton page et toi, et je suis tombé sur ce dernier qui ameutait toute la population pour venir se porter à ton aide. D'où ma présence en ces lieux. As-tu une idée de l'endroit où elle peut être retenue prisonnière ?
_ Seul le sorcier que tu viens de trucider devant moi aurait pu nous le dire. Mais maintenant il nous faut la retrouver par nous mêmes avant de partir d'ici. Quant à Célinan...  : lui aussi est actuellement présent dans l'enceinte de cette grotte, et ce n'est qu'un traitre. Il s'est mis au service des hommes du Pape, et c'est grâce à sa collaboration que j'ai été capturé et que l'on m'a dérobé le parchemin.
_ Tu veux dire que... tu ne l'as plus en ta possession ? » Là, Ascelin réalisait que tout ce qu'ils avaient échafaudé, ses frères et lui, venait subitement de tomber à l'eau. Hernaut avait représenté leur seul espoir depuis qu'ils étaient parti de Fiercastel. Et maintenant, il ne restait vraiment plus rien. « Il y a de fortes chances qu'à cette heure, ce soit le Pape lui-même qui l'ait entre les mains. » Tint à préciser Hernaut, l'air désolé. « Mais vas-tu m'aider pour le moment à délivrer Colombe ? » Ascelin, se reprenant, affermit de ses deux mains sa prise sur la garde de son épée avant de répondre : « Alors, ne perdons pas de temps, mon frère. »

Et ils reprirent leur cheminement dans les méandres de la grotte. Des salles et d'étroits couloirs se succédèrent les uns après les autres. Ascelin finit par reconnaître certains endroits par lesquels il était déjà passé. Une pièce dans laquelle gisait une multitude d'éclats de verre lui permit de faire comprendre à Hernaut qu'Anthèlme le Noir usait de divers subterfuges pour dérouter les intrus : ici, en l'occurrence, il s'agissait d'un jeu de miroirs qu'il avait lui-même brisés en arrivant, détruisant le charme artificiel qui aurait pu en dérouter plus d'un. Puis, dans une autre salle, ils virent tout une série de silhouettes découpées dans des planches en bois, qui reproduisaient des formes monstrueuses et diaboliques. Celles-ci, judicieusement placées devant quelque source de lumière, produisaient des ombres maléfiques destinées à effrayer les indésirables. Ascelin, à l'aller, avait su déjouer tous ces pièges, riche des enseignements que les deux guérisseuses lui avaient prodiguées avant qu'il ne les quitte.

Lorsqu'il leur parut évident qu'ils avaient passé au peigne fin les moindres recoins de la grotte et qu'il n'y avait nulle trace de la jeune fille ni de Célinan, malgré les réticences d'Hernaut, ils se virent bien obligés d'en conclure que ceux-ci s'étaient bel et bien envolés, et ils dirigèrent leurs pas vers la lumière du jour. Quand ils entrevirent enfin le soleil, celui-ci était en passe d'achever sa course. De nouveau à l'air libre, Hernaut prit une longue bouffée avant de s'adresser à son jeune frère :« Quelque chose m'intrigue néanmoins. Tu m'as affirmé tout à l'heure que tu avais retrouvé le village où nous avions séjourné la veille Colin et moi ? Est-ce pur hasard, ou bien quelque chose t'as-t'il mis sur la piste ? » Ascelin, au lieu de lui répondre, émit un bref sifflement. Celui-ci provoqua l'arrivée dans un vol gracieux et planant d'un faucon qui atterrit aussitôt sur la main gantée de cuir de son maître. «  C'est grâce à lui, consentit alors à répondre le jeune homme. Il m'a servi de guide pour retrouver l'antre du Noir.
_ Crois-tu vraiment que c'est le moment de te moquer de moi ? » Rétorqua Hernaut, qui ne comprenait pas un traitre mot de ce que lui racontait son frère cadet. Leur conversation fut interrompue par l'arrivée d'un petit groupe d'hommes et de chevaux. « Hernaut, eut encore le temps de dire Ascelin, je te promets que je t'expliquerai tout en détail dès que nous en aurons le loisir. » En face d'eux, Colin, l'Ours et les deux pages venaient à leur rencontre. Hernaut reconnut sans peine le chevalier qu'il avait eu comme compagnon d'armes durant son séjour en Orient. Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, et l'Ours, se défaisant de son manteau, en couvrit les épaules du jeune seigneur, tout juste reconnaissable car maculé de sang, de sueur et de poussière. Ascelin entreprit de raconter en quelques mots à l'Ours et aux trois adolescents ce qui c'était passé dans la grotte. Quand il mentionna les noms de Colombe et de Célinan, la Belette s'écria : « Messire, en arrivant ici je viens de voir un cavalier s'éloigner dans le bois en direction du couchant, et il m'a semblé qu'il y avait une femme avec lui. » Ascelin, entendant cela, sauta en selle. L'Ours fit de même, aussitôt après avoir remis les rênes de la monture de Mordrain entre les mains d'Hernaut. Quelques secondes plus tard, ils pistaient le fuyard et sa victime, tout en s'éloignant du bois des Anges Déchus et du repaire d'Anthèlme le Noir. Malgré la mort de ce dernier, des légendes continueraient à circuler à son sujet, et plus d'un voyageur détournerait son chemin, craignant des années encore les maléfices que la mémoire des hommes se complaisent à rapporter.
                                                    

lundi 23 janvier 2012

Chapitre 28 : Les bonnes fées d'Ascelin

    Ascelin maintenant en était sur : ils étaient déjà passés par ici. La vue du tronc tordu d'un vieux sorbier, à moitié dissimulé sous les attaques d'un lierre, l'avait confirmé dans son idée. Derrière lui, son frère, ses pages et les chevaliers suivaient en silence depuis des heures, respectant son besoin de concentration. Il ferait un bien piètre pisteur, il en était certain. Peut-être s'était-il fourvoyé à la dernière intersection ? Toutes ces pistes, tous ces croisements de chemins, tout avait tendance à s'embrouiller dans sa tête. Pourtant, il savait qu'elles n'étaient pas bien loin. Mais les deux guérisseuses s'étaient entourées de tellement de précautions en s'installant au cœur de cette forêt inextricable, que même en prenant pour repère les bords de la rivière, on était assuré de passer à côté de leur masure sans la voir. Il stoppa net sa monture. L'Ours arriva à sa hauteur, et il perçut le souffle rauque et difficile du chevalier Mordrain qui s'arrêta à son tour, le bras en écharpe et plus pâle qu'il ne l'avait jamais vu. « Et maintenant, que faisons-nous ? » Baldric posait la question à bon escient, car il n'était pas dupe de la situation présente. Ascelin ne répondit pas tout de suite, le regard perdu dans la profondeur des halliers qui s'étendaient devant lui. Puis il leva les yeux vers le ciel. Comme il s'y attendait, un faucon y tournoyait, et son cri parvint jusqu'à eux, aussi pur que l'air qui le portait. Il sortit de sa rêverie passagère. Sa décision était prise. Il ne pouvait plus rester plus longtemps avec ce frère qui n'était plus que l'ombre de ce qu'il avait été auparavant, et ce chevalier dont les souffrances allaient en croissant de jour en jour. « Attendez-moi ici. Je vais m'enfoncer un peu plus avant dans cette forêt. J'ai quelque chose à accomplir et, mis à part mon page, je n'ai besoin de personne d'autre. » L'Ours acquiesça d'un simple mouvement de tête. Ascelin appela la Belette, et tous les deux s'évanouirent dans les taillis, comme happés par la masse végétale.

                                                      Lorsqu'il fut certain qu'ils étaient hors de vue et hors de portée de voix, il expliqua à son page ce qu'il avait l'intention de faire. Ce dernier l'écouta attentivement mais ce qu'il entendait s'apparentait pour lui plus à un conte qu'à des paroles censées. Il voulut l'accaparer de questions, mais Ascelin le fit taire d'une dernière phrase qui ne souffrait aucune contradiction : « Je te demande juste, la Belette, de monter la garde à mes côtés une fois que tu me verras comme endormi, et de me réveiller si tu vois que je tarde à le faire de moi-même. C'est tout. Rien de plus simple. » Et, sortant une petite fiole qu'il avait attachée à sa ceinture, il en fit sauter le scellement et en avala le contenu tout d'un coup. L'adolescent, le dévisageant avec curiosité, attendit en silence. Son maître, ayant étendu son manteau au sol, ne tarda pas à s'allonger sur celui-ci, et après quelques instants seulement la Belette constata qu'il fermait les paupières et qu'ensuite son souffle était devenu perceptible et régulier, lui confirmant alors qu'il était plongé dans un profond sommeil. Il s'assit non loin, s'adossant à un tronc, tout en gardant un œil sur le jeune seigneur et, finalement persuadé que celui-ci lui avait dit la vérité, essayait de s'imaginer les visions dans lesquelles la potion qu'il avait ingurgitée venait de le plonger.

                                                       Ascelin refit son voyage d'oiseau de proie, retrouvant les longues rémiges que le vent agitait, les nuées éparses et humides, le bleu du ciel et la vision panoramique de la région dans laquelle il se trouvait. Il lui fallut peu de temps à cette hauteur pour repérer les toits sommaires de chaume et de branchages qui l'avaient hébergé plusieurs jours durant lorsqu'il était blessé. Il aperçut un groupe de cavaliers démontés qui attendaient auprès de leurs chevaux sur une piste à peine tracée, et il comprit qu'il s'agissait de ses compagnons de voyage. Lui-même, il devait être aux côtés de la Belette à quelques pas de là, dissimulé sous le couvert épais des arbres. Etrange sensation tout de même que de savoir son corps allongé quelque part alors qu'il était en train de parcourir le ciel à grands coups d'ailes. Il prit le temps d'établir des repères surs pour être en mesure de se diriger sans erreur jusqu'aux huttes. Lorsque ce fut fait, il songea à revenir de nouveau dans son corps mais, les guérisseuses ne lui ayant pas expliqué comment faire, il fut quelque peu perturbé par cette idée pendant quelques instants, et puis il retrouva sa sérénité, persuadé que la Belette finirait bien par le réveiller. Alors, tout rentrerait dans l'ordre. Il lui fallait seulement patienter un peu. Pourquoi n'en profiterait-il pas pour explorer le monde qui s'étendait sous lui ? Après tout, c'était sans doute la dernière fois qu'il lui était permis de vivre cela. S'appuyant sur un souffle de vent, il vira de bord et se dirigea vers une plaine qu'il apercevait au-delà de la rivière, et il ne tarda pas à reconnaître les toits d'un village. Voir ses compatriotes de là-haut, voilà qui pouvait se révéler intéressant. Arrivé à l'aplomb des toits, il se mit à décrire des cercles concentriques, jouant avec le vent aussi simplement que s'il s'agissait d'un instrument  dont il aurait appris à se servir. Il se délecta de ce nouveau jeu quelques secondes durant, appréciant la vue magnifique sur cette campagne que les hommes, en bas, avait marquée de leurs labeurs incessants. Jusqu'à ce qu'une flèche frôle son corps d'oiseau, sifflant dans l'air et le faisant sursauter, dérangeant l'orbe parfaite qu'il était en train d'exécuter. Un rapide coup d'oeil au sol lui permit de voir son agresseur : sans doute un enfant, muni d'un arc qui, à l'orée d'un bosquet, s'amusait à tirer sur tout ce qui bouge. Ascelin paniqua. En tant qu'humain, il aurait trouvé la solution tout de suite, et se serait sorti rapidement de ce mauvais pas. Mais là, il n'avait rien pour se protéger et se défendre. Plus de bras, plus de jambes, plus d'armes. Certes, un bec et des serres plus qu'acérées, mais à cette distance-là, comment répliquer ? Et surtout, pas un seul endroit pour se dissimuler. Son vol se ressentit nettement de ses émotions. Perdant de l'altitude, il se mit à battre follement des ailes, cherchant à rétablir l'équilibre qu'il venait de perdre. Et puis, tout alla très vite. Une seconde flèche traversa l'espace qui le séparait du sol. Il la vit nettement s'approcher à toute vitesse et, lorsqu'il crut que sa dernière heure était arrivée, c'est alors qu'il se sentit secoué à toutes forces et qu'il bascula de nouveau d'un monde dans l'autre. Son regard bleu de ciel s'ouvrit sur la face anxieuse de son page qui tentait de le réveiller depuis  un bon moment déjà en le bousculant et en lui criant dans les oreilles du plus fort qu'il le pouvait. Il poussa un grand soupir de soulagement et se redressa lentement. Comme la fois précédente, la tête lui tournait. Mais cela lui importait peu, après ce qu'il venait de vivre. Brusquement, il prit dans ses bras l'adolescent, qui, n'y comprenant rien, le laissa faire, et le serra contre lui presque à l'étouffer. « Ah, Belette, tu viens de me sauver la vie. Je te raconterai cela plus tard. Maintenant, il me faut mener Guilhem et Mordrain sans attendre chez les guérisseuses. » Et, disant cela, il se remit sur ses pieds, tandis que le page le regardait d'un air hébété.

                                                             Quelques secondes plus tard, tout en soutenant le chevalier blessé, et tandis que son frère aîné s'appliquait à mettre ses pas dans les siens, il marchait dans les fourrés, dans une direction connue de lui seul. Lorsqu'ils débouchèrent sur la clairière au centre de laquelle s'érigeaient les huttes de branchage, ce fut pour se rendre compte qu'il était attendu. Ingeburge et Ermengarde, un sourire aux lèvres, le laissèrent venir à elles. « Tu vois, Ermengarde, fit la plus âgée, je t'avais bien dit que nous le reverrions. » Ascelin s'arrêta à deux pas d'elles et avoua : « Je suis revenu auprès de vous, Mesdames, car je sais qu'il n'y a que vous qui puissiez nous aider. Voici mon frère Guilhem, et un chevalier, vassal de mon aîné, dénommé Mordrain. » A la vue de ce dernier, les deux vieilles femmes se rapprochèrent, et une conversation des plus étonnantes débuta alors entre elles tandis qu'elles examinaient Mordrain: « Regarde, Ingeburge, comme il est beau, celui-là.
_ Tu as raison, Ermengarde. As-tu remarqué la couleur de ses yeux ?
_ Oui, verts comme des émeraudes. Et la finesse de ses traits », enchaîna Ingeburge, enthousiasmée comme une jouvencelle à la vue d'un joyau de grande valeur. Mordrain leva un regard éloquent vers Ascelin, cherchant en celui-ci autant un soutien que l'ombre d'une explication. « Elles s'y connaissent dans l'art de guérir, tu peux leur faire confiance » le rassura le jeune seigneur en appuyant ses dires d'un hochement de tête. L'excentricité de ces deux femmes prenait parfois un tour des plus surprenants pour qui les rencontrait pour la première fois. « Bon! Fini de plaisanter! » s'exclama la plus âgée, changeant brusquement de ton, aussi versatile que le vent qui soufflait alentour sur les frondaisons et faisait battre leurs guenilles sur leurs jambes maigres. Obligeant le chevalier à s'asseoir à même le sol de terre battue qui environnait les huttes, elle entreprit de défaire ses bandages avec douceur. Durant ce temps, Ermengarde se renseignait sur l'état de santé de Guilhem, posant nombre de questions, auxquelles Ascelin répondait avec le plus de précision possible.

                                                     Alors qu'il venait de lui décrire l'ensemble des symptômes dont son frère était atteint, voici que la guérisseuse se mit soudain à le fixer de manière étrange : « Qu'est ceci, jeune sang bleu? » interrogea-t-elle en désignant la pierre azurée enchâssée d'or qu'il portait à son cou. Et, sans même attendre sa réponse, elle se saisit du bijou pour l'examiner de plus près, tout en le questionnant de nouveau :  « Où t'es-tu procuré ça? » Ascelin vit bien à la grimace de contrariété qui sculptait les traits de son interlocutrice que quelque chose n'allait pas.  « C'est un cadeau de l'un de mes frères. Quel est le problème? » Eut-il le temps de lui répondre. « Ingeburge! S'écria alors celle-ci. Laisse tomber ton chevalier pour venir examiner ça. » La vieille, se tournant à regret, demanda de quoi il s'agissait. « Je crois que notre petit aristocrate véhicule un espion sur lui. » L'aïeule se retrouva sur ses pieds à peine le temps d'un battement de cils. Repoussant sa comparse sans ménagement, elle se saisit à son tour de l'objet. « Un « regard gemme », plus exactement, Ermengarde. Et dis-moi, mon garçon, qui t'as donné cela? Ton frère lui-même? »
_ Non, c'est un de ses vassaux qui me l'a remis de sa part.
_ Et bien, j'espère que celui-ci ainsi que son suzerain ignorent le véritable usage de cet objet, sinon... cela signifierait que dans ton entourage, jeune homme, tu as sans le savoir des adeptes de la magie...
_ Oui, enchaîna Ermengarde, de la mauvaise magie, la noire, celle qui est la pire de toutes. » La plus vieille des deux femmes jeta alors à Ascelin un regard déterminé et ordonna : « Assez parlé, noblaillon. Donne-moi ce pendentif, qu'on en finisse une fois pour toutes. » Ascelin eut l'ombre d'une hésitation, balançant entre la confiance qu'il accordait à son frère et celle, plus récente, qu'il concédait désormais à ces deux femmes. «  Allez! Vite! » Ingeburge lui fit savoir au ton de sa voix que c'était moins que jamais le moment d'hésiter. Il ouvrit le fermoir et se défit du joyau, le lui remettant sans plus attendre. L'aïeule l'examina avec une attention redoublée, puis son regard parut flamboyer l'espace d'un instant entre les mèches de sa chevelure de neige. Elle se dirigea vers la hutte en hâtant le pas, en ouvrit la portière de peaux de bêtes et y pénétra sans un mot. Ascelin la vit nettement par l'ouverture se rendre auprès du feu de l'âtre et balancer d'un geste vif le sautoir et sa pierre au beau milieu des flammes. Celles-ci crépitèrent furieusement, comme affolées, et une myriade de braises se mit à voler dans la cabane, avant de retomber en gerbe sur le foyer incandescent. Ingeburge se retourna et, franchissant de nouveau le seuil de son petit domaine, réapparut à la lumière du jour. « Voilà qui est fait, déclara-t-elle. Mais dès lors nous nous devons de changer de lieu de vie. Ce que je craignais s'est bel et bien produit : l'emplacement de notre refuge est désormais connu de quelqu'un, et de celui-ci j'eusse préféré ne plus jamais en entendre parler.
_ Et qui est? » Demanda Ermengarde, pour qui la découverte de l'identité de leur espion semblait prendre l'apparence d'un simple jeu de plus.
« Anthèlme le Noir. » L'annonce de ce nom jeta un froid qu'Ascelin ressentit jusque dans la moëlle de ses os. Ermengarde écarquilla les yeux, juste avant de s'exclamer : « Le serviteur du Pape! »
_ Oui, ma fille, lui en personne. Pas la peine de m'appesantir pour t'expliquer à quel point il y a péril en la demeure. » Puis, s'agitant subitement, comme aiguillonnée par un invisible insecte : « Allez! Agissons! » Et, secouant Ascelin, qui avait écouté jusque-là sans trop comprendre :  « Et toi, sang de la noblesse, ne reste pas planté là, et viens nous prêter main forte. Nous nous occuperons plus tard de tes malades. »

                                                     Ayant parlé, elle retourna dans la hutte, suivie de son inséparable compagne. Ascelin se décida alors à y entrer à son tour et, durant les minutes qui suivirent, se déroula un ballet effréné, sous la conduite de la plus âgée, qui choisissait les objets à emporter d'urgence, et leur faisait mettre ceux-ci dans des sacs de toile. Ainsi, fioles soigneusement bouchées, pierres rares, racines desséchées, outils des plus insolites, et toutes sortes de choses sur lesquelles Ascelin aurait été bien incapable de mettre un nom, furent soigneusement emballées et mises de côté à une vitesse surprenante.

                                                     Lorsque Ingeburge estima que cela suffisait, elle leur fit porter les sacs au dehors, puis harnacher un couple de mules qui, paissant dans la clairière à deux pas des masures, leur permettrait de transporter tout cet attirail vers un lieu connu d'elles seules. A l'intérieur ne subsistaient qu'herbes sèches et potions de peu d'importance, qu'elles seraient capables de concocter de nouveau au fur et à mesure de leurs besoins. Au moyen de torches alimentées avec les braises du foyer résiduel, elles mirent le feu à tout cela, effaçant définitivement leur demeure et les traces de leurs activités de cette partie de la forêt. Tandis que les flammes s'élevaient en tourbillonnant vers le ciel, envahissant l'endroit d'une chaleur à peine supportable, Ermengarde alla chercher une dernière monture, solide roussin récupéré comme d'habitude d'on ne sait où, et qu'elle destina à Mordrain, l'aidant alors à l'enfourcher. Ascelin, lorsque tous les préparatifs furent achevés, s'adressa aux deux femmes, quelque peu confus : « Vous avez ma parole que j'ignorais totalement quel était la vraie nature du présent de mon frère. Si j'avais su à quel point cela vous mettrait dans l'embarras, soyez sures que jamais je ne l'aurai accepté, même venant de lui. » Ingeburge l'arrêta aussitôt, une lueur de malice au fond de ses yeux délavés : « N'est-il pas mignon, notre petit protégé? » Puis son regard redevint insondable, presque inquiétant. Mais tu vas devoir nous laisser, Ascelin. Et, dès lors que tu auras repris la route avec le reste de tes compagnons, je te conseille de garder pour toi ta part de compassion et tes manières de noble. Il te faudra puiser en toi tout ce que tu as de guerrier et de sauvage, car je veux que tu accomplisses quelque chose pour nous, que seul un homme de ta trempe peut être en mesure de réaliser. » Le jeune seigneur était tout oreille pour cette voix qui l'ensorcelait presque. L'aïeule poursuivit : « Tu devras pour cela te rendre chez Anthèlme le Noir. Aussi vais-je t'expliquer de quelle manière tu pourras arriver jusqu'à lui.

                                                       Lorsqu'Ascelin eut reçu de la part d'Ingeburge tous les conseils nécessaires à sa future entreprise, ce fut au tour d'Ermengarde de venir le trouver. En le voyant jeter des regards inquiets à l'égard de son frère et du chevalier, elle crut bon de le rassurer. « Ne t'en fais pas, rejeton de la noblesse. Ils sont entre de bonnes mains. Certes, la blessure du chevalier n'est pas jolie jolie de prime abord. Tu as un peu trop tardé pour nous l'amener mais, avec un peu de chance, nous te le rendrons entier et aussi vigoureux qu'avant.
_ Et comment vous retrouverai-je ? » S'informa Ascelin, qui n'avait dès lors plus la moindre goutte de potion à sa disposition. « Ne te tracasse pas pour cela, répondit la vieille femme. Ce sont eux qui te retrouveront le moment venu. »

                                                       Quand le jeune homme revint en solitaire sur ses traces en direction de la rivière, il se retourna une dernière fois pour les apercevoir s'éloignant à pas lents de la clairière en flamme. Ce qu'il venait d'apprendre suscitait en lui nombre d'interrogations et de doutes qu'il lui faudrait s'efforcer de dissiper dans les jours à venir. Hernaut dans son esprit et son cœur était bien sur hors de cause. Mais quant à Célinan... en y repensant son comportement au cours de leur voyage avait maintenant pour lui quelque chose de suspect. D'abord ce présent provenant soi-disant de son frère et qui en fait était un moyen d'espionner ses faits et gestes tout au long de son périple. Puis sa cheville foulée : simulation destinée à les retarder ou involontaire accident ? Et sa disparition subite? Avait-il réellement été victime des moines soldats ou s'était-il éclipsé sciemment? Maintenant, il lui semblait tout à fait légitime d'en douter.

lundi 16 janvier 2012

Chapitre 27 : Le rapt

  Dans les couloirs du palais, Hernaut et son mercenaire avançaient d'un pas sur, en direction des appartements de Colombe. Leurs bottes résonnaient sur le marbre lisse et, tout en marchant, ils gardaient chacun une main sur la poignée de leurs épées. Il ne manquait pas d'hommes prêts à louer leurs services en échange de quelques pièces ou de quelque objet de valeur, aussi avait-il été facile, en payant une partie d'avance, de recruter une lame pour cette occasion. Arrivés dans le corridor bien connu d'Hernaut, entre deux statues qui se dressaient de part et d'autre d'une porte, un petit groupe de serviteurs armés échangeait quelques plaisanteries entre eux, histoire de passer le temps si fastidieux de leur faction. « A toi de jouer », chuchota Hernaut avant de se glisser derrière la masse de l'une des sculptures, se dissimulant entièrement à la vue des sentinelles. Son homme de main le quitta alors, avançant droit vers la porte. Devant les regards médusés de ceux qui étaient chargés de garder l'endroit, il dégaina sans prévenir. Son geste provoqua une riposte immédiate : à peine eurent-ils commencé à croiser le fer que le mercenaire fit mine de battre en retraite, les entraînant à quelques pas de là, suffisamment loin pour permettre à Hernaut d'avoir le champ libre. Celui-ci avança jusqu'à la porte, y faisant courir ses doigts en y toquant discrètement. Le battant s'ouvrit, et le charmant minois de sa belle apparut. Elle était vêtue pour le voyage, et un voile d'un mauve pâle la recouvrait presque entièrement. Sans prendre le temps de s'extasier sur sa beauté de fleur à peine éclose, comme il l'aurait volontiers fait à d'autres moments, Hernaut lui prit la main, et l'entraîna à travers le couloir, l'obligeant à courir. Il la mena jusqu'aux jardins, tout en priant au fond de lui-même pour qu'aucune rencontre inopportune n'ait lieu durant le temps où ils étaient encore dans l'enceinte du palais. Il faut croire que quelqu'un l'entendit, car ses prières furent exaucées, et ils arrivèrent sans encombre au mur de clôture, à un endroit qu'il avait lui-même choisi, car un talus herbeux y avait réduit la hauteur à franchir. Il aida Colombe à passer de l'autre côté, là où Colin les attendaient, accompagné de trois chevaux frais. L'écuyer réceptionna la demoiselle sans encombre et, lorsque Hernaut eut franchi à son tour l'obstacle, ils se mirent tous trois en selle et partirent à travers la cité, laissant derrière eux le palais et sa luxuriance.

                                                         La veille, Hernaut avait fait un saut dans la petite église du centre ville pour y reprendre le parchemin des mains du prêtre. Celui-ci, lorsqu'il lui eut annoncé son départ imminent, sembla s'inquiéter quelque peu des conditions de son voyage. « Vous avez prévu une escorte, j'espère, lui proféra-t-il. Parce qu'être chargé d'un objet si précieux exige de prendre certaines précautions. » Hernaut l'avait alors regardé comme s'il lui avait débité la messe en ottoman. « Non, avait-il répondu. La présence de mon seul écuyer suffira largement. » Le curé avait alors eu une expression bizarre et, suite à ça, s'était empressé d'aller chercher l'objet qu'il avait dissimulé tout ce temps dans la sacristie.

                                                         Et c'est avec le parchemin sur lui, qu'il avait alors caché sous sa chemise, coincé dans sa ceinture, qu'il parcourait maintenant les routes en compagnie de Colin et de l'amour de sa vie, s'éloignant foulée après foulée de la ville italienne. Il le sentait contre sa peau et cela le rassurait. Après tout, il pouvait se vanter d'avoir réussi doublement son coup, et de revenir à Fiercastel non seulement avec l'objet qui prouverait à son frère qu'il avait accompli sa mission, mais aussi avec une femme à épouser. Et quelle femme ! Durant leur chevauchée, il n'avait d'yeux que pour elle. Malgré son jeune âge, elle était déjà si déterminée, si sure d'elle. Elle avait conscience de tout ce qu'elle perdait en le suivant, mais c'est lui qu'elle voulait, et personne d'autre. Ce rapt, elle l'avait souhaité, bien sur. Mais il n'aurait jamais eu lieu si la Comtesse n'avait pas deviné ce qu'elle désirait vraiment.

                                                          Ils traversèrent le nord de l'Italie pour rejoindre la Provence, évitant ainsi la barrière des Alpes. La plupart du temps, ils passaient les nuits dans des auberges. Hernaut, après la visite de la mère de Colombe, lorsqu'il avait prévenu Colin de ses intentions, lui avait fait savoir qu'il était libre de choisir sa voie une fois qu'il aurait réussi à quitter Milan avec sa belle. Soit il les suivait sur la route des Ardennes, et alors il ferait partie de la maison Belombreuse pour des années encore, jusqu'à ce qu'il obtienne le titre de chevalier. Soit il retournait auprès de son père, et était aussitôt délié de toute obligation à son égard. Colin avait choisi sans hésiter la première de ces deux alternatives. Et c'est ainsi qu'il s'était retrouvé à chevaucher à leurs côtés.

                                                         A l'aube du douzième jour de leur périple, Colin ouvrit les yeux au beau milieu d'un champ. La veille, ils s'étaient laissés surprendre par la nuit, et il avait été trop tard pour se mettre en quête d'une auberge, ou même d'un village qui aurait pu leur être hospitalier. La première chose qu'il vit fut les nuées cotonneuses qui passaient dans le ciel au-dessus de sa tête. Il se mit sur son séant et s'étira comme un chat. Un coup d'oeil alentour lui fit réaliser qu'il était seul. Se débarrassant de la couverture de laine qui l'avait maintenu au chaud durant la nuit, il bondit sur ses pieds. Il venait subitement de se souvenir de la conversation qu'il avait eu avec la Comtesse, rencontrée au hasard des couloirs du palais, et qui, l'ayant reconnu, lui avait soutiré la promesse de tout faire pour aider Hernaut à respecter ses engagements envers elle. Les dits engagements étaient au nombre de deux : à savoir , mener sa fille saine et sauve jusqu'à Fiercastel, où, une fois arrivés, il l'épouserait, et, plus difficile à tenir de l'avis de Colin, ne pas la toucher jusqu'au jour de leurs noces. «  Par tous les feux de l'enfer ! » Le juron lui échappa, parfait miroir de sa déconvenue. Hier il s'était endormi si lourdement, les reins tellement surmenés par toutes ces heures de chevauchée qu'il en avait oublié de s'assurer que les deux tourtereaux n'avaient pas fait couche commune. Il se mit à arpenter la zone, marchant à grands pas. De toutes façons, si la chose avait eu lieu, que pourrait-il faire de plus ? Restait à espérer que son maître aurait un tant soi peu de bon sens pour réfréner ses instincts, faute de quoi il faudrait qu'ils s'accordent tous les trois à mentir à la Comtesse, chose qui lui répugnait plus que tout. Après cinq bonnes minutes, il les repéra à la lisière du champ. « Trop tard ! » Pensa-t-il, et c'est en se morigénant qu'il s'approcha d'eux. Lorsqu'ils furent bien visibles à ses yeux, il s'aperçut qu'ils étaient encore assoupis, mais ce qui le frappa immédiatement, ce fut la présence de Flambante, déposée à même le sol entre eux deux, et qui semblait avoir été mise là à titre symbolique. Hernaut cligna des paupières, le bleu de son regard filtra à travers celles-ci, et il aperçut les longues jambes de Colin non loin de lui. « Déjà debout ? » Fit-il paresseusement. Puis il comprit que son écuyer s'attardait sur la présence de son arme, couchée le long du corps encore endormi de la fille. Se redressant, il la ramassa avec précaution. « Je l'ai mise là pour me rappeler à tout instant de ce que j'ai juré à sa mère de ne pas faire. » Tout en disant cela, il se leva et, s'appuyant de deux mains sur la garde de l'épée qu'il venait de redresser, rendit à Colin son regard  inquisiteur. « Qu'as-tu donc à me dévisager de la sorte ? Lui demanda-t-il sans détour. «  Si tu t'imagines que je suis homme à me parjurer une seconde fois, et bien tu te trompes. Je te rappelle que la première fois j'étais sous l'emprise de l'alcool. Depuis des jours, je suis aussi sobre qu'un chameau de Bactriane. Alors cesse de me regarder comme si j'avais commis le pire. » Colin se détourna, mais un sourire aux lèvres. Il comprenait maintenant qu'il s'était trompé sur le compte de son maître, et cela le rendait simplement heureux. Se méprenant à son tour sur ce qu'il prit pour une raillerie de sa part, Hernaut crut alors bon d'ajouter : «  Hé, quoi ! Colombe et moi nous avions simplement envie de bavarder un peu tous les deux seul à seul hier soir. Je vois bien que tu ne me crois toujours pas. Alors tu lui demanderas toi même. » Colin se détourna en haussant les épaules. Pas besoin d'embêter Colombe pour cela. Il savait désormais ce qu'il voulait savoir.

                                                          Le soir de la même journée, alors qu'ils étaient parvenus à l'extrême limite de la Provence, ils tombèrent sur une auberge des plus accueillantes, et purent alors s'offrir jusqu'au luxe d'un bain bien chaud. Tandis que  Hernaut se délassait dans le baquet d'eau encore presque brûlante, et que son écuyer s'échinait à l'étriller, ils échafaudaient tous deux des plans pour parvenir à bon port, de préférence en écourtant la route au maximum. « D'ici, disait Hernaut, deux possibilités s'offrent à nous si nous voulons rejoindre Lyon. Soit nous prenons la voie principale, celle par laquelle transitent la plupart des marchands et des pélerins, et qui traverse les villages et les champs. Soit nous coupons par un bois dont m'a parlé l'aubergiste... » Eprouvant tout à coup la rudesse de la brosse sur un endroit de son corps plus sensible, il s'interrompit alors brusquement : « Bon sang, Colin ! Calme-toi un peu ! Je ne suis pas ton canasson. Aies juste un peu de délicatesse à mon égard.
_ Vous disiez que nous pouvions traverser un bois », formula l'écuyer tout en se forçant à avoir la main plus légère. « Oui, reprit Hernaut, un bois qui soit disant a mauvaise réputation, mais qui peut nous faire gagner plusieurs heures, ce qui est loin d'être négligeable.
_ Et que signifie « mauvaise réputation », dans ce cas ? S'inquiéta Colin. Quelques brigands de grand chemin, je suppose.
_ A vrai dire, répondit Hernaut, il ne s'agit pas de brigands. D'après le patron de l'auberge, ce serait plutôt des maléfices... » L'adolescent éclata de rire. «  Des maléfices ? Mais, mon maître, vous n'allez pas me dire que vous y croyez, vous ! 
_ Evidemment que je n'y crois pas. Me prends-tu pour l'un de ces incultes qui ignore jusqu'à la manière d'écrire son nom ? Tout ça, se sont des balivernes que les gens du commun se complaisent à conter pour éveiller parmi leur auditoire des sensations fortes. Le bois des Anges Déchus, tel est son nom, n'est qu'un bois comme les autres, ni plus ni moins. Demain, nous y passerons, et tu verras alors à quel point j'ai raison.
_Vous savez, je n'y crois pas plus que vous.
_ A la bonne heure, donc !  Mais n'oublie-pas d'affuter nos lames ce soir. Après tout, ce que les gens d'ici prennent pour sorcellerie pourrait très bien se révéler être effectivement le fait de vulgaires brigands. » Hernaut s'extirpa du bain, tandis que Colin commençait à le frictionner avec un linge. Son maître allait lui céder la place dans la cuve en bois, et il avait hâte de se plonger dans cette eau même souillée, avant qu'elle ne devienne trop tiède à son goût.

                                                      Le lendemain les vit traverser le fameux bois, sur une piste qui semblait plus avoir été tracée par des bêtes plutôt que par des hommes. Etonnamment, aucun chant d'oiseau ne se faisait entendre et entre les futs des chênes régnait une ombre épaisse. C'était une ambiance qu'aucun d'entre eux ne connaissait, Colombe encore moins que ses deux compagnons, elle qui n'était jamais sortie des murs de sa ville natale. A voir par endroits les vieux troncs écroulés qui parsemaient leur chemin, les obligeant parfois à mettre pied à terre afin de les contourner, ils devinaient que ces lieux étaient depuis longtemps abandonnés des hommes. Hernaut ressentait un malaise qui croissait au fur et à mesure de leur progression. Il ne pouvait s'empêcher de regarder de tous côtés. S'il avait perçu le moindre bruit, il aurait aussitôt sorti Flambante de son fourreau. Colin, d'abord insouciant, commençait peu à peu à être gagné lui aussi par la nervosité. Jusqu'aux chevaux, sensibles au danger par nature, étaient touchés par ce sentiment d'insécurité, et piaffaient à tout bout de champ.

                                                      Le hongre bai de Colin se cabra soudainement. Surpris, ce dernier, vidant les étriers, glissa de sa monture, et se réceptionna avec souplesse sur la couverture d'humus. Hernaut se retourna pour vérifier qu'il n'avait rien, et voulut prononcer quelques mots, quand l'écuyer poussa un cri. A ses pieds des anneaux de serpents s'entremêlaient, glissant les uns sur les autres, formant une barrière de leurs corps écailleux, l'empêchant de progresser plus avant. Ils étaient des centaines. Hernaut jeta un coup d'oeil à Colombe. Ses traits révélaient qu'elle était terrifiée et incapable pour l'instant de proférer un son. Les serpents s'étaient rejoints, formant un cercle qui, excluant Colin, les entourait désormais tous les deux. « Sorcellerie ! Sorcellerie ! »S'écria Hernaut et, ayant mis pied à terre, il s'était mis à frapper les reptiles de son épée, en tranchant quelques uns au passage, aussitôt remplacés par d'autres de leurs congénères. Il semblait en venir de partout. « Ce sont des aspics, il n'y a rien de pire. » Réussit à formuler le seigneur, le souffle court. « Colin ! Retourne en arrière et va chercher de l'aide au village. Fais vite ! » L'écuyer commença par hésiter, mais il comprit qu'il n'avait pas d'autre solution. Alors, remontant en selle d'un bond, il fit demi-tour et enfonça ses talons avec force dans les flancs de son cheval. Tandis qu'il disparaissait à leur vue, Hernaut aida Colombe à descendre à son tour de sa monture qui, affolée, devenait de plus en plus incontrôlable. Il la serra dans ses bras, essayant de lui apporter un peu de réconfort. « Nous allons nous tirer de ce mauvais pas », lui murmura-t-il à l'oreille. Mais de cela, il n'en était pas lui-même persuadé. Le cercle de serpents semblait se rétrécir au fil du temps qui passait. Ils reculèrent jusqu'en son centre, et des secondes d'angoisse s'égrenèrent lourdement, leur ôtant peu à peu tout espoir.